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Full text of "Revue britannique : revue internationale reproduisant les articles de meilleurs écrits periodiques de l'étranger, compl`etés par des articles originaux, 1835"

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¥:M\. 


REVUE 


BRITANNIQUE. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witin  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/1835revuebritann13saul 


aa^ia 


CHOIX  D'ARTICLES 

TRADUITS  [DES   MEILLEURS  ECRITS    PERIODIQUES 


SUR  LA  LITTERATURE  ,  LES  BEAUX-ARTS  ,  LES  ARTS  INDUSTRIELS  , 
l'agriculture  ,  LA  GÉOGRAPHIE  ,  LE  COMMERCE  ,  l'ÉCONOMIE 
POLITIQUE  ,    LES    FINANCES  ,    LA  LEGISLATION  ,   ETC.  ,   ETC. 

Par  MM.  Saulsier  ,  Directeur  de  la  Revue  Britannique;  3.  M.  Bbrto», 
avocat  à  la  cour  de  cassation;  Ph.  Ch&sles;  L.  Galibert  ;  Lesuurd  ; 
Am.  Sédillot  ;  Genest  ;  West,  Doctenr  en  Médecine  (^pour  les  articles 
relatifs  aux  sciences  médicales)  ,  etc. 


TROISIÈME   SÉRIE. 


Êome    'Œ)ï>e'vueiiie/. 


Paviâ. 


AU  BUREAU  DU  JOURNAL,  Rue  des  Bons-Enfans,  N»  21; 
ET  CHEZ  M»»  Y'  DONDEY-DUPRÉ,  IMP.-LIB., 

RlE  YlVlENME,  N»  2,  AU  COIN  DE  LA  RUE  NeuVE-DES-PeTITS-GhAMPS, 

On  rue  Saint-Louis ,  K"  46,  au  Marais. 

1835. 


IMFAIUEniE  OS  M.^*  'V*  VO»DLX'J>\lnà, 


JANVIER  1035. 

«M«M«M44«4«»M*4M4WM*4M«M««M««4M«««t*MM«M4«*44««««4M*9*«M«»4M««M4M«MM*M«44»4«*M 

REVUE 

LES  ÉTATS*VNZa  ET  SS  JfKÉSlDmT  JAOSSON  | 

EN  1834. 


On  a  beaucoup  parlé  de  la  constitution  de  l'Union  amé- 
ricaine 5  je  doute  que  les  publicistes  d'Europe  l'aient  étu- 
diée à  fond.  Les  préoccupations  de  leur  vieux  monde  les 
aveuglent-,  les  habitudes  monarchiques  les  ont,  pour 
ainsi  dire,  saturés.  Les  Américains  eux-mêmes  n'ont  peut- 
être  pas  soumis  à  une  analyse  très-exacte  le  régime  qui 
les  gouverae ,  ses  conséquences  et  ses  dangers  ultérieurs  : 
on  observe  difficilement  un  système  qui  tous  les  jours 
poursuit  son  opération  ,  se  forme  ,  se  modifie ,  se  régé- 
nère ou  s'altère.  Pour  eux  comme  pour  nous,  ce  n'est  pas 
un  fait  encore  accompli  5  c'est  un  essai ,  une  expérience. 
Jamais ,  dans  l'histoire ,  démocratie  n'a  été  assise  sur  de 
pareilles  bases,  jamais ,  en  politique ,  on  n'a  osé  faire  une 


6  LES  ÉTATS-UNIS 

si  étrange  tentative.  Les  républicains  de  l'Union  sont  na- 
turellement portés  à  chercher  des  exemples  au  dehors , 
ou,  comme  le  disent  les  Anglais,  des  antécédens  :  anté- 
cédens  qui  portent  toujours  à  faux,  comme  il  me  sera  fa- 
cile de  le  prouver. 

Plusieurs  corps  politiques,  isolés  d'ailleurs  et  maîtres 
de  leur  individualité ,  se  sont  réunis  volontairement  sans 
vouloir  perdre  cette  individualité  propre,  sans  vouloir  se 
confondre,  mais  en  déléguant  à  des  représentans  la  sur- 
veillance des  intérêts  communs  à  l'Union  entière.  Il  a  été 
stipulé  d'avance  que  toutes  les  fractions  de  l'association 
seraient  constituées  en  république  5  mais  voyez  combien 
ces  républiques  diffèrent  !  La  représentation  de  New-York 
est  basée  sur  le  suffrage  universel  5  la  propriété  foncière 
entre  en  ligne  de  compte  dans  le  gouvernement  de  la  Vir- 
ginie. Rhode-Island  n'a  pas  de  constitution  civile,  et  les 
habitans  s'en  passent  à  merveille-,  dans  l'état  de  Vermont, 
il  n'y  a  qu'une  seule  chambre ,  et  elle  est  réélue  tous  les 
ans ,  ainsi  que  le  gouverneur  ,  le  conseil  et  les  juges.  Dans 
les  états  du  Maine  et  de  Connecticut,  le  gouverneur  et 
les  chambres  subissent  chaque  année  l'élection  ,  mais  la 
magistrature  est  à  vie.  Il  est  libre  à  chaque  état  de  modi- 
fier, selon  son  bon  plaisir,  sa  représentation  intérieure ,  et 
de  se  transformer  ainsi,  soit  en  oligarchie,  soit  en  aris- 
tocratie pure.  Personne  n'a  le  droit  de  l'en  empêcher. 
Tous  les  hommes  politiques  ont  vu  le  danger  possible  de 
cette  altération.  Pour  que  l'Union  se  maintienne,  il  faut 
que  l'esprit  démocratique  plane  également  sur  toutes  ses 
parties;  aussi  l'existence  de  l'esclavage  dans  les  états  du 
Sud  constitue-t-elle  une  espèce  d'aristocratie  blanche  que 
les  états  du  Nord  ne  voient  pas  sans  effroi. 

On  sent  bien  que  l'antagonisme  de  deux  principes  op- 
posés ne  pourrait  subsister  long-tems  sans  exposer  la  pa- 


ET  LE  PRÉSIDENT  JACKSON.  7 

trie  à  des  déchii'emens  terribles  ;  mais  on  sait  aussi  quel 
péril  ce  serait  de  centraliser  le  pouvoir,  et  de  donner  au 
gouvernement  de  l'Union  le  droit  d'entraver  la  libre  vo- 
lonté de  chaque  état.  Voilà  donc  une  machine  très-com- 
pliquée et  très-délicate  dans  ses  ressorts  5  rien  de  moins 
simple  en  réalité  que  ce  gouvernement  si  simple  en  appa- 
rence 5  et  quoique  la  vaste  étendue  du  territoire  et  la 
nouveauté ,  ou  ,  si  nous  pouvons  le  dire  ,  la  virginité  des 
institutions  aient  maintenu  jusqu'ici  leur  solidité,  leur 
fraîcheur  et  leur  énergie ,  des  troubles  récens  ont  prouvé 
que  l'utopie  politique  était  un  rêve  au-delà  comme  en- 
deçà  de  l'Atlantique. 

On  a  beaucoup  reproché  en  Amérique  ,  au  colonel  Ha- 
milton  ,  à  mistriss  Trollope  et  au  capitaine  Basil  Hall , 
d'avoir  calomnié  l'Amérique  ;  ce  reproche  est  assez  mal 
fondé.  Chaque  voyageur  apporte  avec  lui  son  caractère 
propre,  ses  vues  antérieures,  ses  prc^ugés  :  personne  n'a 
blâmé  les  voyageurs  en  Italie  ou  en  Espagne  ,  quand  ils 
ont  peint  de  couleurs  trop  noires  ou  trop  amères  la  dis- 
solution des  mœurs  ou  l'intolérance  fanatique.  Amou- 
reux de  la  liberté  pour  eux-mêmes,  les  Américains  doi- 
vent tolérer  la  liberté  du  jugement  chez  autrui.  Ils  ont 
assez  de  grandes  qualités  j  ils  ont  donné  assez  de  preuves 
de  force  intellectuelle  ou  morale;  ils  ont  improvisé  une 
assez  merveilleuse  industrie  ,  pour  n'avoir  plus  recours  à 
l'indulgence,  pour  ne  plus  se  présenter  comme  un  peu- 
ple enfant ,  pour  marcher  de  pair  avec  toutes  les  nations 
humaines,  et  dire  comme  elles  :  Jugez-moi l 

Mais  une  susceptibilité  puérile  semble  s'être  emparée 
de  quelques  Américains.  M.  Fenimore  Cooper,  après  un 
long  séjour  en  Europe  ,  a  remporté  dans  son  pays  l'idée 
très-fausse  que  tous  les  gouvernemens  européens  sont  li- 
gués pour  noircir  aux  yeux  du  monde  la  politique  et  les 


8  LES  ÉTATS-UNIS 

mœurs  de  l'Un  ion- Américaine  :  par  une  illusion  d'amour- 
propre  que  l'on  était  loin  d'attendre  d'un  écrivain  aussi 
remarquable  et  surtout  d'un  sage  Américain  ,  il  a  paru 
croire  que  le  peu  de  succès  de  ses  derniers  romans  était 
dû  à  la  conjuration  des  monarchies  et  des  aristocraties 
contre  ses  opinions  républicaines.  On  aurait  peine  à 
croire  ce  fait  singulier  ,  si  M.  Cooper  n'avait  publié  à 
New-York  une  Lettre  à  ses  compatriotes ,  qui  ,  sauf 
l'éclat  du  style  et  la  vigueur  du  raisonnement ,  rappelle 
l'irritabilité  morbide  et  l'orgueilleuse  fièvre  de  J.-J.  Rous- 
seau. A  l'en  croire,  il  est  traqué  par  les  gouverneraens 
européens.  Si  ses  compatriotes  ont  des  préjugés  contre 
lui,  c'est  de  l'Europe  féodale  que  ces  préjugés  leur  vien- 
nent. Un  article  de  critique  sévère  sur  le  Brm>o  (faible 
roman  de  M.  Cooper)  a  paru  dans  un  journal  de  New- 
York.  Évidemment  c'est  le  ministère  français  qui  a  fait 
rédiger  cet  article  à  Paris  pour  nuire  à  M.  Cooper  ,  ou 
plutôt  pour  détruire  la  renommée  du  représentant  des 
États-Unis. 

Ces  erreurs  d'un  homme  de  grand  talent,  de  celui 
de  tous  les  écrivains  américains  qui  seul  a  eu  le  mé- 
rite de  l'originalité  ,  inspirent  une  certaine  compassion. 
Malheureusement  cet  excès  de  sensibilité  pour  le  blâme 
est  partagé  par  un  grand  nombre  de  ses  compatriotes. 
Ils  ressemblent  trop  à  ces  jeunes  gens  qui ,  souvent 
pleins  d'esprit,  mais  novices  dans  le  monde,  ne  savent 
ni  supporter  une  raillerie,  ni  la  rendre.  Les  Améri- 
cains avaient  beau  jeu  ,  quand  mislriss  Trollope ,  femme 
spirituelle  assurément,  et  qui  écrit  de  fort  piquantes  ca- 
ricatures en  prose,  sortit  des  salons  de  Londres,  tout  ac- 
coutumée à  une  civilisation  frivole  ,  et  alla  se  poster  sur 
les  confins  de  la  vie  sauvage,  au  milieu  d'une  population 
de  fermiers  et  de  défricheurs,  pour  y  bâtir  un  pavillon  chi- 


ET  LE  PhliSIBENT  JACKSOX.  ^ 

nois.  ACiiuiiinali ,  cette  daine  ouvrit  une  salle  de  bal, 
des  bains,  un  restaurant,  vit  son  entreprise  tomber  ,  et, 
irritée  du  mauvais  succès  d'une  telle  spéculation,  jeta  feu 
et  flamme  contre  la  civilisation  américaine.  Est-il  rien  de 
plus  absurde  qu'une  telle  conduite  ?  Et  les  Américains  , 
raillés  par  mistriss  Trollope,  n'avaient- ils  pas  une  belle 
occasion  de  prendre  leur  revanche  !  Ils  ont  mieux  aimé 
prendre  une  physionomie  grave  et  se  fôcher  sérieusement 
contre  la  voyageuse.  À  leur  place  ,  je  me  serais  contenté 
de  faire  graver  et  de  faire  répandre  en  Einope  le  pavil- 
lon chinois  de  mistriss  Trollope  ,  l'invention  la  plus  gro- 
tesque qui  soit  jamais  sortie  du  cerveau  d'un  architecte 
fou;  des  colonnades  grecques  sous  des  chapiteaux  mau- 
resques, un  édifice  en  pyramide  renversée  :  quelque  chose 
de  gothique  ,  de  chinois ,  d'indou  ,  d'italien  et  de  grec  à 
la  fois  ,  qui  produit  l'effet  le  plus  extravagant  du  monde. 
Il  y  a  là-dedans  des  bazars,  des  salons,  des  salles  de  bal , 
des  salles  de  concert,  une  profusion  extraordinaire  de  gla- 
ces ,  et  beaucoup  de  jolis  petits  boudoirs  pour  les  dames. 
Oh  !  comme  toute  celte  magnificence  s'accordait  mal 
avec  la  population  laborieuse,  sage  et  frugale  de  Cincinnati 
qui  ne  danse  et  ne  se  réunit  que  deux  fois  par  an  !  Mis- 
triss Trollope  s'est  beaucoup  moquée  des  Gincinnatiens , 
qui  pouvaient  bien  le  lui  rendre. 

Si  nous  n'imitons  pas  l'ironie  caustique  et  d'ailleurs 
assez  facile  de  mistriss  Trollope  ,  nous  ne  nous  laisserons 
pas  effrayer  par  la  gravité  magistrale  de  M.  Fenimore 
Cooper  qui,  dans  son  dernier  pamphlet,  traite  de  juges  par- 
tiaux et  iniques,  d'esprits  envieux  et  pétris  de  haine,  tous 
les  écrivains  anglais  et  français  qui  s'occupent  des  Etats- 
Unis  (1).  Faudra-t-il  admirer  exclusivement  tout  ce  qui  se 

(1)  Note  du  Tr.  Ou  conçoit  que  dans  ce  pamphlet ,  la  Revue  Bri- 
tannique et  M.  Harris ,  qui  avait  fourni  à  M.  Saulnicr  des  armes  si 


10  LES  ÉTATS-DNIS 

fait  là-bas,  tout  ce  que  l'on  y  dit,  tout  ce  que  l'on  y  pense  ; 
et  tandis  que  les  mœurs  de  l'Europe  sont  pour  les  Amé- 
ricains un  sujet  perpétuel  de  blâme  et  de  critique  amère  , 
toute  discussion  sur  les  mœurs  de  l'Amérique  ,  sur  sa  si- 
tuation politique  et  sur  son  avenir,  nous-sera-t-elle  défen- 
due ?  Une  intolérance  si  peu  libérale  convient  mal  à  un 
pays  fondé  sur  la  démocratie  pure.  Tout  ce  que  nos  an- 
ciens frères  transatlantiques  peuvent  exiger  de  nous,  c'est 
une  impartialité  de  jugement ,  c'est  une  équité  ,  assez  ra- 
res d'ailleurs,  je  l'avoue  ,  dans  toutes  les  querelles  de  na- 
tion à  nation  ,  ou  d'homme  à  homme. 

Il  est  souverainement  condamnable  de  flétrir  a  priori 
toute  une  nation  ,  tout  un  système,  ou  comme  monar- 
chie ou  comme  république.  Examinons  avec  froideur  le 
jeu  et  les  ressorts  de  la  machine  politique;  voyons  com- 
ment elle  fonctionne  ;  si  quelque  embarras  qui  se  fait 
sentir  n'est  pas  un  embarras  purement  passager  5  si  tel 
rouage,  qui  aujourd'hui  remplit  son  office,  ne  menace  pas 
ruine  dans  un  tems  donné.  Nous  avons  vu  que  la  diver- 
sité des  constitutions  était  un  germe  fatal.  M.  Fenimore 
Cooper  l'avoue  lui-même;  il  ne  se  dissimule  pas  que  la 
Virginie  tend  à  la  constitution  aristocratique ,  et  que  les 
Etats  du  Nord  penchent  vers  la  démagogie.  Il  convient 
aussi  qu'il  est  bien  difficile  d'établir  la  limite  exacte  qui 
sépare  les  pouvoirs  attribués  au  gouvernement  central  des 
pouvoirs  que  chaque  état  se  réserve  d'exercer.  Dès  que 
le  gouvernement  central  voudra  envahir  la  plus  petite 
portion  des  droits  d'un  état,  le  lien  sera  détruit;  la  même 
chose  arrivera  si  un  état  regarde  comme  nuisibles  à  ses 

puissantes ,  n'ont  pas  été  ménagés.  Les  suffrages  que  nos  travaux  et 
ceux  de  cet  honorable  Américain  ont  obtenus  de  la  part  des  hommes 
les  plus  distingués  de  l'Uniou  nous  dispensent  de  toute  espèce  de 
réfutation. 


ET  LE  PRÉSIDENT  JACKSON.  11 

intérêts  les  décisions  du  gouvernement  central  et  lui  re- 
fuse son  obéissance.  La  facilité  de  mouvement  dont  jouis- 
sent les  Etats  séparés  ,  le  pouvoir  qu'ils  ont  de  se  réor- 
ganiser eux-mêmes ,  et  d'établir  par  là  un  conflit  entre 
eux  et  les  autres  fractions  de  l'Union,  augmentent  immen- 
sément le  péril.  Ces  élémens  de  dissension,  ces  principes 
contraires,  qui  les  empécliera  de  se  beurter?  Pour  re- 
médier à  ce  danger ,  on  a  limité  les  pouvoirs  de  chacun  5 
mais  celte  limite  est-elle  bien  définie  ?  offre-t-elle  quel- 
que chose  de  très-exact?  Les  récens  démêlés  du  président 
Jackson  avec  la  banque  ont  démontré  que  cette  limite 
était  peu  précise  ^  chacun  accusait  son  adversaire  d'avoir 
outrepassé  ses  pouvoirs. 

Un  autre  obstacle  plus  fatal ,  c'est  le  conflit  des  au- 
torités constituées  ,  le  combat  possible  des  différentes 
branches  du  pouvoir,  la  lutte  du  sénat  contre  la  chambre 
des  représenlans.  Tous  ces  défauts  politiques  naissent  du 
manque  de  concentration  ,  de  l'éparpillement  et  du  mor- 
cellement de  l'autorité.  Ne  faut-il  pas  subir  les  charges 
quand  on  recueille  les  avantages  ?  Les  Américains  paient 
de  ce  prix  leur  indépendance  et  leur  organisation  poli- 
tique. Chez  eux,  le  despotisme  est  difficile,  mais  la  dis- 
solution facile.  Heureusement  leur  situation  ne  les  expose 
pas  à  repousser  des  agressions  fréquentes  et  hostiles  :  ils 
n'ont  pas  besoin  d'une  organisation  très-forte.  Tout  oc- 
cupés de  leur  civilisation  intérieure ,  les  États  n'ont  au- 
cun intérêt  jusqu'ici  à  empiéter  les  uns  sur  les  autres. 

Le  point  de  départ  de  la  politique  américaine  diffère 
donc  absolument  de  celui  des  états  européens.  Ces  der- 
niers placent  la  source  du  pouvoir  dans  le  roi,  et  chacune 
des  libertés  acquis-es  par  le  peuple  passe  pour  une  conces- 
sion faite  par  le  monarque.  Le  système  américain  place, 
au  contraire,  la  source  du  pouvoir  dans  le  peuple  qui  dé- 


12  LES  1{TATS-UNIS 

lègue  ce  pouvoir  à  ses  représentans ,  et  qui  leur  fait  une 
concession  temporaire  de  ses  droits.  Selon  la  théorie  eu- 
ropéenne, le  roi  est  supposé  ne  jamais  mal  faire.  La  théo- 
rie américaine  suppose  que  les  membres  du  peuple  sou- 
verain seront  toujours  d'accord  5  fictions  également  im- 
possibles. Quand  le  roi  se  trompe  ,  on  paraît  croire  que 
ses  ministres  se  sont  trompés  5  quand  les  électeurs  sont 
mécontens  ,  on  paraît  croire  qu'ils  sont  très  -  satisfaits  5 
mais  ces  deux  systèmes  peuvent  également  trouver  leur 
moment  de  crise.  Que  le  roi ,  malgré  le  cri  populaire , 
s'obstine,  comme  Charles  X,  à  conserver  ses  ministres,  et 
par  conséquent  la  théorie  qu'ils  représentent;  le  peuple, 
accoutumé  à  croire  qu'il  lui  est  libre  de  déplacer  le  mi- 
nistère ,  se  soulève  et  brise  le  trône.  Que  les  dissensions 
des  Etats  prennent  un  caractère  grave,  qu'ils  refusent  de 
reconnaître  l'arbitrage  du  pouvoir  central  5  la  guerre  ci- 
vile s'établit.  Dans  ce  cas,  les  représentations  du  sénat 
n'empêcheront  jamais  les  citoyens  de  courir  aux  armes  : 
les  passions  sont  toujours  plus  fortes  que  les  principes. 
Les  dangers  qui  peuvent  menacer  une  république  fé- 
dérale ne  sont  pas  les  mêmes  que  ceux  qui  menacent  une 
monarchie  représentative  ;  ils  partent  d'un  principe  op- 
posé :  ici ,  abus  de  la  force  royale  j  là  ,  abus  du  principe 
démocratique.  Si  malheureusement  on  se  trompe  en 
Amérique  et  que  l'on  calcule  sur  les  bases  européennes , 
on  met  l'état  en  péril  -,  de  même  qu'un  médecin  expose- 
rait beaucoup  son  malade ,  s'il  appliquait  à  une  maladie 
les  remèdes  qui  conviennent  à  une  autre.  Essayez  donc  , 
si  vous  le  pouvez  ,  de  fédéraliser  ces  contrées  de  l'Eu- 
rope où  la  population  se  presse ,  et  où  les  subsistances 
manquent  aux  travailleurs  :  les  intérêts  de  l'Irlande ,  de 
l'Ecosse  et  de  l'Angleterre ,  ou  même  de  l'Angleterre  mé- 
ridionale et  septentrionale,  ne  tarderont  pas  à  s'entrecho- 


ET  LE  RÉSIDENT  JACKSON.  13 

quer,  et  nulle  puissance  souveraine ,  nul  conseil  amphic- 
tyonique  ne  préviendront  de  sanglans  démêlés. 

A  peine  entrevoit-on  aujourd'hui  en  Amérique  le  pre- 
mier germe  de  ces  mésintelligences  :  le  sol  est  vaste ,  la 
terre  est  neuve ,  la  population  éparse.  Laissez  les  rangs 
s'épaissir  et  se  serrer ,  les  villes  presser  les  villes  ,  les  in- 
dustries se  gêner  mutuellement  ,  la  civilisation  élégante 
naitre  du  sein  de  la  civilisation  matérielle  ^  les  passions 
devenir  plus  actives ,  les  ambitions  plus  âpres ,  les  besoins 
plus  difficiles  à  satisfaire  ;  vous  verrez  alors  s'il  n'y  aura 
pas  des  collisions  journalières,  et  s'il  sera  très- facile  de 
maintenir  l'barmonie  entre  ces  élémens  disparates.  Les 
petits  ménages  se  querellent  bien  plus  souvent  que  ces 
ménages  de  grands  seigneurs  où  le  mari  et  la  femme  vi- 
vent dans  un  isolement  presque  continuel.  Une  popula- 
tion entassée  sur  un  territoire  borné  doit  être  exposée  à 
des  dissensions  bien  plus  fréquentes  que  celle  qui  se 
trouve  répandue  sur  un  vaste  espace.  Aujourd'hui  ce  sont 
les  ouvriers  qui  font  la  loi  à  Philadelphie  :  si  cela  conti- 
nue ,  l'ultra -démocratie  fera  la  loi  aux  états  septentrio- 
naux j  ils  seront  gouvernés  par  les  travailleurs  ;  fabricans , 
hommes  riches  subiront  le  joug  de  l'artisan.  Au  con- 
traire, les  états  du  sud  se  trouveront  bientôt  forcés  de 
soumettre  leurs  esclaves  à  un  régime  plus  sévère  et  de  mar- 
cher à  une  dure  aristocratie  :  sans  cela ,  que  feront-ils  de 
toute  cette  population  noire ,  méprisée  ,  avilie  et  néces- 
saire ?  Appesantir  le  joug  est  une  condition  terrible  à  la- 
quelle ils  ne  peuvent  échapper.  Le  sud  et  le  nord  mar- 
chent donc  dans  deux  voies  opposées  ;  le  sillon  est  tracé  , 
il  n'y  a  nul  espoir  de  sortir  de  la  rainure  ^  il  faut  aller 
toujours  en  avant,  donner  une  force  toujours  nouvelle 
et  croissante  au  principe  vital  qui  est  devenu  la  consti- 
tution organique  et  secrète  de  l'un  et  de  l'autre  état , 


14  LES  ÉTATS-UNIS 

c'est-à-dire  arriver  à  des  résultats  diamétralement  con- 
traires. 

Se  passera -t- il  beaucoup  de  tems  avant  que  l'on  ait 
atteint  le  développement  suprême  de  ces  deux  princi- 
pes ?  Je  ne  le  sais  pas  :  mais  assurément  le  principe  ultra- 
démocratique,  le  plus  remuant ,  le  plus  violent,  le  plus 
dangereux  des  deux  ,  a  déjà  fait  explosion  d'une  manière 
assez  fâcheuse.  Il  compte  déjà  ses  cadavres ,  ses  maisons 
brûlées  et  ses  émeutes  meurtrières.  L'excès  du  principe 
aristocratique  outrage  la  nature  et  la  raison ,  sous  un  au- 
tre rapport ,  et  suit  une  marche  moins  bruyante.  Mais  il 
entraîne  aussi  ses  malheurs.  «  Craignez  la  révolte  de  vos 
esclaves ,  disent  les  Américains  du  nord  à  ceux  du  midi  ; 
quand  leur  population  débordera  la  votre,  que  deviendrez- 
vous  ?  Il  faudra  que  vous  nous  appeliez  à  votre  secours  , 
nous  démocrates,  et  si  nous  sommes  contens  devons, 
nous  vous  aiderons.  »  Les  Américains  du  sud  répondent: 
«  Ne  vous  embarrassez  pas  de  nos  esclaves  ;  nous  les  con- 
tiendrons sans  peine  •,  ils  sont  habitués  au  servage ,  ils  ne 
se  soulèveront  pas  comme  vos  ouvriers ,  qui ,  persuadés 
qu'ils  sont  rois  et  qu'ils  valent  autant  que  vous,  s'arment 
de  leur  nombre  pour  vous  épouvanter  et  vous  subjuguer. 
Si  nous  avons  quelque  danger  à  craindre ,  c'est  unique- 
ment de  votre  côté.  Dans  le  fait ,  vos  ouvriers  sont  vos 
maîtres ,  vous  n'oseriez  faire  un  pas  qui  leur  déplaise.  Et 
vous ,  si  fiers  de  votre  liberté  ,  vous  êtes  à  moitié  sous  le 
joug.  Pourquoi  nous  appeler  tyrans  ?  Nous  aimons  encore 
mieux  tyranniser  nos  prolétaires  que  de  subir  leur  auto- 
rité comme  vous  le  faites.  Dieu  veuille  que  les  déclama- 
tions de  vos  hommes  du  travail  (^worhies)  contre  les  oi- 
sifs, c'est-à-dire  contre  les  capitalistes,  ne  provoquent 
pas  les  noirs  à  l'insurrection  -,  alors  regorgement  devien- 
drait général  et  vous  y  péririez  comme  nous.  » 


ET  LE  PRÉSIDENT  JACKSON.  15 

Ce  sont  là  des  dangers  que  tous  les  Américains  sages 
comprennent.  L'opposition  des  deux  principes  ,  régnant, 
l'un  au  nord ,  l'autre  au  midi,  s'affaiblira  ou  se  dévelop- 
pera-t-il  ?  Dans  le  cas  d'un  développement  continu  et  pro- 
gressif des  deux  principes,  le  lien  central  de  la  fédération 
est  évidemment  menacé  de  se  rompre. 

J'ai  visité  le  sud  et  le  nord  de  ce  pays  si  curieux ,  si 
nouveau,  si  intéressant,  qui  a  recueilli  toute  l'expérience 
des  siècles  ,  et  sur  lequel  tous  les  regards  sont  arrêtés. 
J'ai  vu  New-York  et  son  havre  magnifique ,  et  ses  mille 
vaisseaux  ,  et  les  pavillons  de  toutes  les  nations  flottans 
sous  le  soleil.  J'ai  vu  la  Virginie  aristocratique  ,  et  Bos- 
ton ,  et  l'esclavage  et  les  planteurs.  J'ai  cherché  à  saisir 
les  points  morbides  de  chaque  constitution ,  les  dangers 
de  chaque  organisme.  Il  est  très-vrai  que  la  démocratie 
a  jeté  des  racines  profondes  à  New-York;  très-vrai  que 
les  démocrates  sont  déjà  en  guerre  secrète  avec  ceux 
qui  habitent  de  belles  maisons  ,  qui  boivent  du  vin  de 
Malaga,  qui  lisent  les  romans  et  les  revues  :  la  guerre 
n'est  pas  prête  à  finir  de  si  tôt.  Chaque  année,  lors  de 
l'anniversaire  de  l'évacuation  de  New- York  par  les  ar- 
mées anglaises  (le  25  novembre),  cet  ascendant  de  la 
démocratie  fait  de  nouveaux  progrès  et  se  manifeste  d'une 
manière  plus  intense.  Durant  cette  fête  patriotique,  une 
longue  procession  de  tous  les  corps  d'état  sillonne  les  rues 
de  la  ville ,   et  par   ses  cris ,  par  ses  discours ,  par  ses 
chants,  témoigne  assez  quel  est  le  but  de  toutes  ces  dé- 
monstrations. Vous  y  voyez  des  bouchers  à  cheval,  ornés 
de  guirlandes  de  saucisses  pendues  en  festons  ;  des  tail- 
leurs avec  de  belles  cocardes ,   surchargés  d'échantillons 
de  drap  ;  des  serruriers  ,  portant  en  cadence  et  en  triom- 
phe leur  soufflet ,  leur  enclume  et  leur  marteau  5  des  sa- 
vetiers ,  élevés  sur  des  échoppes  mobiles ,  tous  exprimant 


gj  LES  ÉTATS-UNIS 

par  leurs  gestes  et  leurs  vociférations  des  espérances  ou 
des  menaces.  Cette  fête  solennellement  comique  n  en  est 
pas  moins  un  succès  et  une  victoire  remportée  par  les  in- 
dustriels sur  les  riches.  Ces  derniers  n'y  assistent  guère 
que  par  convenance  et  par  crainte  -,  ils  n'ignorent  pas  que 
la  conséquence  naturelle  des  doctrines  de  1793  adoptées 
par  le  peuple  serait  la  destruction  de  leurs  propriétés  et  la 
ruine  de  leurs  familles.  Cependant  cette  manifestation  d'un 
esprit  qui  sacrifie  toutes  les  occupations  intellectuelles  aux 
occupations  manuelles  est  dépourvue  de  noblesse  et  de 
dignité.  Tout  le  monde  sent  bien  l'utilité  des  arts  mécani- 
ques :  mais  qui  ne  comprend  aussi  que  la  pensée  est  seule 
divine  5  qu'à  elle  seule  appartient  l'apothéose-,  et  que  si 
un  cordonnier  est  très-estimable  dans  sa  boutique ,    il 
est  tout-à-fait  grotesque  métamorphosé  en  triomphateur. 
Malgré  cela,  il  n'y  a  pas  de  ville  au  monde  où  l'a- 
ristocratie de   la  richesse  pèse  plus  lourdement  sur  la 
société  qu'à  New-York.  Pendant  que  les  ■workies  exécu- 
tent leur  comédie  processionnelle  ,  les  hommes  opulens 
ne  cherchent  qu'à  se  distinguer  par  le  nombre  de  dollars 
qu'ils  accumulent  :  «  Monsieur  a  récemment  gagné  deux 
mille  dollars  dans  les  cuirs.»  Ou  bien  :  «  Monsieur  est  un 
des  hommes  les  plus  distingués  de  la  ville  5  sa  dernière 
spéculation  lui  a  valu  cinquante  mille  dollars.  »  Telles 
sont  les  phrases  que  vous  entendez  sans  cesse  répéter  dans 
toutes  les  réunions.  Ici  le  mot  dollar  occupe  une  grande 
place  dans  les  moindres  entretiens ,  et  une  grande  in- 
fluence sur  tous  les  esprits.  Eh  bien  ,  le  croirait-on,  dans 
cette  société ,  dominée  par  les  idées  les  plus  matérielles 
et  les  plus  vulgaires ,  l'être  qu'on  appelle  dandy  n'a  pas 
craint  cependant  d'apparaître.  C'est  une  parodie  fort  cu- 
rieuse ,  et  qui  ressemble  beaucoup  à  nos  provinciaux  ri- 
dicules. Ordmairement  le  jeune  Américain  qui  aspire  à  ce 


KT  Lt  PRÉSIDENT  JACKSON.  17 

rôle  a  voyagé  en  Europe  ,  et ,  de  relour  dans  sa  patrie  ,  il 
consacre  une  année  à  cette  existence  de  papillon.  Il  parle 
à  pleine  bouche  de  ducs,  de  comtes,  d'armoiries,  de  tout 
ce  qu'il  a  vu  ou  de  ce  qu'il  n'a  pas  vu  en  Europe.  Il  ap- 
prend les  quadrilles  français  aux  femmes ,  il  corrige  les 
révérences  des  hommes,  et  devient  l'oracle  des  salons  qu'il 
fréquente.  L'ère  du  dandysme  une  fois  passée  ,  mon 
homme  retourne  à  son  comptoir,  redevient  américain  ou 
chrysalide ,  ne  s'occupe  que  de  son  commerce ,  et  oublie 
tout-à-fait  les  traditions  de  l'Europe. 

Les  Etats  du  nord  ont  fait,  depuis  l'époque  de  Washing- 
ton ,  d'immenses  progrès  vers  l'esprit  démocratique.  Le 
peuple  se  plaint  hautement  à  New-York  de  ce  que  l'in- 
struction n'étant  pas  égale  pour  tous,  tous  les  citoyens  ne 
sont  pas  également  aptes  aux  emplois  publics.  Il  y  en  a 
même  qui  réclament  la  loi  agraire  ,  dans  le  même  sens 
que  nos  radicaux.  Déjà  l'influence  de  ces  idées  se  fait  sen- 
tir dans  les  élections ,  où  les  hommes  favorables  au  suf- 
frage universel  l'emportent  toujours.  C'est  le  nombre  qui 
décide  de  toutes  les  questions  ^  et  comme  la  population 
double  tous  les  vingt -quatre  ans,  ce  nombre  deviendra 
bientôt  formidable.  Le  prix  du  travail  diminuera  néces- 
sairement quand  l'immensité  de  ces  terrains  fertiles  sera 
couverte  d'habitans.  Si  la  misère  se  fait  une  fois  sentir  , 
si  l'on  ne  trouve  plus  comme  aujourd'hui  des  terres  neu- 
ves à  exploiter,  si  les  législateurs  nommés  par  le  peuple 
veulent  satisfaire  aux  besoins  de  la  majorité  souffrante  , 
incontestablement  la  propriété  sera  frappée  d'un  coup 
mortel  en  Amérique.  Il  est  vrai  qu'alors  le  génie  manu- 
facturier s'éveillera  et  viendra  au  secours  de  la  nation. 
Des  villes  manufacturières  s'élèveront  de  toutes  parts  5 
mais  on  sait  à  quelles  variations  fatales  les  populations 
manufacturières  sont  soumises,  suivant  que  les  demandes 

XIII.  2 


18  LES  ÉTATS-UNIS 

augmentent  ou  diminuent.  On  sait  combien  il  est  hasar- 
deux de  demander  des  lumières  bien  étendues  et  une 
haute  sagesse  à  ces  masses  d'hommes  entassées  sur  le 
même  point.  On  sait  enfin  que  jamais  grande  capitale 
opulente  n'a  subsisté  sans  luxe  et  sans  misère ,  sans  am- 
bitions et  sans  vices.  Ce  grand  conflit  amènera- 1- il  une 
spoliation  légale ,  ainsi  que  quelques  Américains  le  crai- 
gnent ?  une  providence  spéciale  garan tira- t-elle  les  Etats- 
Unis  des  dangers  communs  à  toutes  les  nations.^  Aujour- 
d'hui la  majorité  américaine  se  composant  de  proprié- 
taires, une  révolution  n'est  pas  à  craindre,  et  l'on  ne 
peut  s'attendre  qu'à  des  troubles  passagers  5  mais  l'aug- 
mentation progressive  et  rapide  de  la  masse  sans  pro- 
priété, et  la  propagation  des  doctrines  qui  flétrissent  la 
richesse,  l'oisiveté,  l'inégalité  des  rangs  et  des  fortunes, 
sont  assurément  une  terrible  menace.  Quand  on  verra  , 
d'une  part ,  le  bon  droit ,  la  richesse  et  le  petit  nombre; 
et  d'une  autre,  la  faim  ,  la  soif  et  le  grand  nombre,  que 
deviendra  une  république  fondée  sur  le  seul  principe  de 
la  majorité  souveraine  ? 

Le  lien  fédéral ,  dont  nous  avons  démontré  plus  haut 
la  fragilité,  suffira -t- il  pour  contenir  ces  émotions.? 
Cela  est  difficile  à  croire  :  la  plupart  des  hommes  po- 
litiques qui  figurent  aujourd'hui  au  premier  rang  dans 
les  affaires  américaines  ne  s'accordent  même  pas  entre 
eux  sur  la  nature  du  lien  fédéral  et  sur  l'étendue  de  ses 
droits.  Selon  Jackson,  le  lien  fédéral  consolide  les  intérêts 
de  tous  les  États  :  à  ce  titre ,  le  gouvernement  central  a 
le  droit  de  faire  exécuter  ses  décrets.  Selon  M.  Calhoun  , 
au  contraire ,  les  délibérations  générales  du  corps  souve- 
rain doivent  être  réglées  et  dirigées  par  les  délibérations 
spéciales  de  chaque  état.  MM.  Clay  et  Webster  vont  plus 
loin  que  Jackson  ,  et  affirment  que  le  gouvernement  fé- 


ET  LE  PRÉSIDENT  JACKSOX.  19 

déral  a  le  droit  de  taxation  sur  tout  le  commerce  du  pavs, 
et  même  celui  d'appliquer  à  sou  gré  les  impôts  à  des  ob- 
jets d'intérêt  public.  Quant  au  général  Hayne  ,  il  sou- 
tient que  toutes  ces  opinions  sont  fondées  sur  des  inter- 
prétations fausses  de  la  loi.  Les  mêmes  dissidences  se  font 
sentir  dans  les  divers  Etals.  Les  uns  pencbent ,  comme 
nous  l'avons  dit ,  vers  la  démocratie  ,  les  autres  vers  l'a- 
ristocratie :  et  que  sera-ce  quand  les  intérêts,  déjà  di- 
vergens,  prendront  un  accroissement  nouveau.  Comment 
fera -t- on  coïncider  les  opinions  politiques  et  les  vues 
gouvernementales  de  la  Floride,  qui  produit  du  sucre, 
et  du  Maine ,  qui  peut  à  peine  donner  une  récolte  de 
maïs?  Quel  rapport  y  a-t-il  entre  ces  hommes  que  plus  de 
six  cents  lieues  séparent  les  uns  des  autres  ?  S'il  est  vrai 
que  chaque  Etat  ait  le  droit  de  contrôler  pour  son  compte 
les  actes  du  gouvernement  et  de  les  annuler  (  ce  que  les 
Américains,  dans  leur  langage,  appellent  nullifîcation) ^ 
ne  résultera-t-il  pas  de  là  les  dangers  les  plus  graves  ?  Le 
fait  récent  de  la  Caroline  ,  à  propos  du  tarif  des  douanes, 
en  offre  un  exemple  bien  remarquable.  Trois  États , 
rOhio,  New-York  et  la  Pennsylvanie,  prennent  une  exten- 
sion surprenante ,  et  semblent  destinés  à  primer  les  vingt- 
et-une  autres  subdivisions  de  l'Union.  Ce  seront  néces- 
sairement ces  États  qui  choisiront  le  président,  et  qui 
l'emporteront  sur  tous  leurs  frères.  De  là,  une  foule  de 
jalousies  ,  que  des  déchiremens  suivront  sans  doute ,  et 
contre  lesquelles  il  n'est  pas  impossible  que  le  lien  de 
l'Union  ne  vienne  en  définitive  se  briser. 

Les  partisans  enthousiastes  de  la  constitution  améri- 
caine, ceux  qui  considèrent  cet  acte  comme  l'une  des 
plus  belles  créations  de  l'esprit  humain,  pensent  au  con- 
traire que  c'est  précisément  dans  ses  anomalies  ,  dans  ses 
défauts  ,  que  git  sa  toute-puissance.  Rien  ne  les  effraie, 


20  LES  ÉTATS-UNIS 

ni  la  divergence  des  intérèls,  ni  la  diversité  des  climals, 
ni  les  dislances  immenses  qui  séparent  chaque  Elat.  Tout, 
selon  eux  ,  a  été  prévu  par  la  constitution  ,  et  le  lien  fé- 
déral, éminemment  flexible  de  sa  nature,  est  prêt  à  s'as- 
souplir à  toutes  les  exi^'jences.  La  Caroline  et  la  Virginie 
ne  produisent  que  du  sucre  ;  eh  bien  ,  tous  les  consom- 
mateurs de  l'Union  s'adresseront  à  elles  ,  tandis  que  les 
États  du  Nord  inonderont  de  leurs  produits  les  vingt  au- 
tres républiques  5  quant  aux  distances  ,  au  lieu  de  nuire 
au  lien  fédéral ,  elles  le  garantissent  contre  des  atteintes 
trop  violentes.  Argument  ou  sophisme,  ils  ont  une  réponse 
toujours  prête  à  vous  opposer  :  bienheureux  optimistes , 
qui  assignent  à  l'homme  une  marche  régulière  et  inva- 
riable, qui  le  considèrent  comme  un  engrenage  ou  un  ba- 
lancier, sans  s'embarrasser  de  ses  caprices,  de  son  égoisme 
et  de  ses  passions.  Les  orages  récens  provoqués  par  la  ré- 
vision des  tarifs  et  les  empiétemens  de  la  Banque  ne  suf- 
fisent pas  encore  pour  les  éclairer.  Tous  ces  mouvemens 
ne  sont  à  leurs  yeux  que  des  effervescences  passagères, 
et  non  les  signes  précurseurs  d'une  conflagration  plus  ou 
moins  prochaine.  Politiques  myopes,  qui  en  présence  de 
l'orage  qui  gronde  ne  voient  que  des  droits  de  douane  à 
abaisser ,  qu'une  administration  financière  à  réformer. 
En  attendant,  le  flot  populaire  s'élève,  grandit,  et  devient 
chaque  jour  plus  menaçant. 

Ce  développement  de  l'esprit  démocratique ,  ce  respect 
voué  aux  majorités  populaires,  ont  été  spécialement  pro- 
tégés et  propagés  par  le  célèbre  Jefferson  ,  élève  de  Con- 
dorcet,  qui  a  réalisé  toute  la  doctrine  de  ce  philoso- 
phe. Doué  de  fermeté,  d'une  ame  froide  et  implacable, 
sachant  haïr,  mais  haïr  long-tems,  il  a  prêché  toute  sa  vie 
la  liberté ,  et  il  a  prouvé  par  sa  conduite  que  la  ferveur 
philosophique  uifluait  peu  sur  le  caractère  personnel  et  sur 


r.r  LE  pr.ùsîDENT  jaoksox.  21 

la  vie  privée.  Cet  homme,  qui  avait  des  qualités  comme 
homme  de  pouvoir,  mais  dont  une  âpreté  et  une  dureté 
presqvie  féroce  caractérisaient  tous  les  actes,  eut  pour  suc- 
cesseur Madison  qui,  avec  moins  d'énergie,  maisaussiavec 
moins  de  rudesse,  suivit  une  roule  semblable.  Le  sillon  de  la 
démocratie  alla  toujours  en  se  creusant;  Monroë  vint  en- 
suite et  voulut  se  frayer  un  chemin  qui  lui  fut  propre;  en 
composant  son  cabinet  de  nuances  différentes,  il  mécon- 
tenta tout  le  monde.  John  Quincy  Adams  ,  élu  président 
par  des  manœuvres  que  tout  le  monde  réprouva  ,  ne  sut 
imprimer  à  son  administration  aucun  caractère  fixe  ,  et 
ne  fut  pas  réélu.  Enfin  le  général  Jackson  ,  démocrate 
très-prononcé,  succéda  à  Quincy  Adams  (1).  Arrêtons  nos 
regards  sur  cet  homme  d'état ,  qui ,  dans  les  circonstan- 
ces présentes  ,  attire  sur  lui  l'attention  de  l'Europe. 

C'est  peut-être,  de  tous  les  présidens  de  l'Union,  celui 
qui  jusqu'ici  a  joué  le  rôle  le  plus  actif  et  le  plus  difficile. 
Né  le  15  mars  1767  dans  une  terre  du  canton  de  Vaxsaw, 
terre  qui  appartenait  à  son  père^  irlandais  de  naissance,  il 
se  destinait  à  l'état  ecclésiastique  ,  lorsqu'à  peine  âgé  de 
quinze  ans,  les  circonstances  difficiles  où  se  trouvait  l'U- 
nion le  portèrent  à  s'enrôler  avec  son  jeune  frère  sous  le 
drapeau  de  l'indépendance.  Les  Anglais  venaient  de  faire 
des  incursions  dans  la  Caroline  :  personne  ne  pouvait 

(1)  Note  dv  Tr.  Chafjue  président  est  élu  pour  quatre  ans  ;  mais 
aux  termes  de  la  constitution ,  U  peut  êti-e  réélu  une  seconde  fois 
scïdement.  Jusqu'ici  ,  tous  les  présidens ,  à  l'exception  de  John 
Quincy  Adams ,  ont  obtenu  cette  double  élection.  Voici  dans  quel 
ordre  ils  se  sont  succédé.  Georges  Washington ,  de  1789  à  1797  ; 
John  Adams,  de  1797  à  1801  ;  Thomas  Jefferson,  de  1801  à  1809  ; 
James  Madison  de  1809  à  1817;  James  Monroë,  de  1817  à  1825  ; 
John  Quincy  Adams  ,  fils  de  John  Adams,  de  1825  à  1829,  et  enfin 
Andi-ew  Jackson,  président  actuel  élu  en  1829  jusqu'à  1833  et  réélu 
en  1833  jusqtT'en  1837. 


22  LES  ÉTATS-UNIS 

rester  neutre.  Il  combattit  vaillamment,  vit  son  frère 
tomber  près  de  lui  sur  le  champ  de  bataille,  reprit  ses 
études  après  le  départ  des  Anglais  et  le  triomphe  de  la  li- 
berté, et  essaya  la  carrière  du  barreau.  En  1788,  il  alla 
s'établir  dans  le  Tennessee,  à  Nashville  où  iloccupabientot 
le  poste  important  d'avocat-général.  Les  Indiens  faisaient 
souvent  des  incursions  dans  la  province  ;  Jackson  reprit  les 
armes  et  fut  un  des  premiers  à  les  repousser.  Elu  membrede 
la  convention  qui  rédigea  la  constitution  du  Tennessee  lors- 
que cet  État  fui  admis  dans  l'Union  fédérale,  il  fut  d'abord 
membre  du  congrès  ,  comme  représentant  de  ce  nouvel 
État,  qui  le  chargea  bientôt  après  de  défendre  ses  intérêts 
au  sénat  de  Washington.  Après  quelques  années  passées 
dans  la  solitude  de  la  vie  privée ,  lorsque  la  guerre  éclata 
de  nouveau  entre  l'Amérique  et  l'Angleterre  ,  il  fut 
nommé  major-général  des  milices. 

Il  lui  arriva  de  désobéir  au  congrès  dans  une  cir- 
constance assez  importante.  Chargé  de  conduire  à  Nat- 
chez  deux  mille  cinq  cents  volontaires ,  il  attendait 
des  ordres  supérieurs.  Après  une  longue  et  pénible  mar- 
che ,  les  deux  tiers  de  sa  petite  armée  accal>lée  de  fati- 
gue se  trouvaient  en  proie  à  des  maladies  dangereuses. 
A  peine  arrivés,  Jackson  reçut  l'ordre  de  les  licencier. 
Les  malades  auraient  péri  dans  ce  territoire  presque  dé- 
sert, et  le  reste,  faute  d'argent  pour  retourner  dans  ses 
foyers,  aurait  été  forcé  de  s'enrôler.  Jackson  ne  tint  aucun 
compte  de  l'ordre  qui  lui  était  intimé  :  il  ramena  ses  trou- 
pes à  Nashville,  abandonnant  son  cheval  même  aux  ma- 
lades ,  faisant  route  à  pied  comme  le  dernier  des  volon- 
taires :  puis  il  adressa  au  président  Texplication  de  sa 
conduite.  L'année  suivante ,  il  déploya  encore  la  même 
fermeté  :  on  l'avait  envoyé  avec  trois  mille  cinq  cents 
hommes  contre  les  Indiens  Creeks,  qui,  armés  et  sou- 


ET  LE  PRÉSIDENT  JACKSON.  23 

tenus  par  les  Espagnols  de  Pensacola,  avaient  attaqué 
les  garnisons  des  frontières  américaines.  Parvenue  au 
centre  du  territoire  indien  et  soumise  à  des  privations  de 
tout  genre,  l'armée  se  révolta  ^  Jackson  fut  obligé  de  pa- 
raître devant  les  rangs  le  pistolet  au  poing  et  menaça 
de  mort  quiconque  oserait  désobéir.  Les  Indiens  furent 
battus,  mais  les  Espagnols  soutenaient  les  Indiens  aux- 
quels trois  cents  Anglais  étaient  venus  se  joindre. 

Le  gouvernement  fédéral  ne  donnant  pas,  au  gré  de 
Jackson,  des  ordres  assez  rapides  et  assez  positifs  pour  re- 
pousser ou  suspendre  ces  hostilités ,  le  major-général  prit 
tout  sur  lui,  marcha  sans  ordres,  s'empara  de  Pensacola 
et  chassa  les  Indiens.  Chargé  en  1814  comme  major-gé- 
néral de  défendre  la  Nouvelle-Orléans  contre  les  Anglais, 
il  déploya  la  même  sévérité  suivie  du  même  succès  ;  au 
milieu  d'une  population  hostile  ou  indifférente ,  placé 
loin  du  centre  du  gouvernement,  il  eut  encore  besoin  de 
s'emparer  de  l'autorité  et  de  dépasser  fréquemment  la  li- 
mite de  ses  pouvoirs.  On  comprend  que,  dans  une  répu- 
blique très-jalouse  du  privilège  individuel  des  états  et  des 
hommes,  le  pouvoir  exécutif  craigne  de  se  compromettre 
et  de  paraître  usurper  la  tyrannie  5  de  là  ,  une  apathie  , 
une  lenteur  de  mouvemens  et  une  incertitude  fâcheuses  : 
Jackson  n'hésita  pas  5  il  suspendit  Vhabeas  corpus  ,  et 
proclama  la  loi  martiale.  L'habile  emploi  qu'il  lit  du  peu 
de  troupes  qu'il  avait  sous  ses  ordres  tint  les  Anglais  en 
échec,  et  sa  fermeté  remplit  de  terreur  les  habitans  qui 
eussent  volontiers  évité  la  guerre  et  qui  se  fussent  jetés 
entre  les  bras  des  Anglais.  Le  8  janvier  1815,  trois  mille 
sept  cents  hommes  de  milice  inexpérimentés  ,  mais  com- 
mandés par  Jackson  et  d'anciens  officiers  français ,  sou- 
tinrent le  choc  de  dix  mille  vieux  soldats  qui  avaient  fait 
toutes  les  campagnes  de  Wellington  ;  Jackson  remporta 


24  LES  ETATS-UNIS 

la  victoire.  Les  liabilans  ,  contre  lesquels  il  avait  été  forcé 
de  sévir  ,  le  proclamèrent  leur  libérateur  ,  et  le  congrès 
dont  il  avait,  ou  prévenu,  ou  négligé  les  ordres ,  lui  dé- 
cerna une  médaille  d'or  emblématique.  3Iais  un  inci- 
dent singulier  se  rattache  à  cette  victoire  et  mérite  d'être 
rapporté.  Un  juge  de  la  Nouvelle-Orléans,  qui  s'opposait 
aux  mesures  militaires  prises  pour  la  défense  de  la  ville 
et  qui  avait  été  exilé  par  l'ordre  arbitraire  de  Jackson ,  le 
cita  devant  son  tribunal,  et  tout  en  le  nommant  sauveur 
de  la  patrie ,  le  condamna  à  mille  dollars  d'amende  :  une 
souscription  fut  ouverte  ^  mais  Jackson  la  refusa,  et  le  li- 
bérateur de  la  Nouvelle -Orléans  paya  de  ses  propres 
deniers  une  amende  de  1,000  dollars  pour  avoir  pris  les 
seules  mesures  qui  pouvaient  sauver  la  ville. 

Le  caractère  de  Jackson  se  dessine  fortement  dans  les 
événemens  que  nous  avons  rapportés;  il  y  a  dans  cet  Amé- 
ricain moderne  quelque  chose  du  patricien  romain.  Quand 
il  fut  proposé  en  1825  par  la  législature  du  Tennessee 
comme  candidat  à  la  présidence  des  Etats-Unis ,  on  fit 
valoir  contre  lui  l'audace  et  la  rigidité  de  son  caractère. 
Son  concurrent  Adams  l'emporta  sur  un  homme  que  l'on 
affectait  d'appeler  chef  militaii'e ,  pour  le  déconsidérer 
aux  yeux  d'un  peuple  pacifique.  Lorsque  M.  Adams,  son 
incapacité  et  sa  nullité,  eurent  quitté  la  présidence,  Jack- 
son ,  porté  de  nouveau  par  ses  concitoyens  à  la  candida- 
ture, fut  élu  à  une  majorité  de  178  voix  contre  84.  Dès 
son  avènement  au  pouvoir,  il  refusa  obstinément  d'ap- 
pliquer les  deniers  publics  à  des  améliorations  intérieures 
sous  la  direction  du  gouvernement  fédéral  5  et  tout  en 
soutenant  ostensiblement  les  principes  de  Jefferson  ,  il 
s'éloigna  par  degrés,  comme  nous  l'avons  dit,  de  la  dé- 
magogie ardente  et  tyrannique,  puisée  à  l'école  de  Robes- 
pierre et  de  Mavat,  Cependant,  homme  d'action ,  d'éner- 


LT  1.K  PRKSIDEXT  JACKSON.  25 

f;io  et  do  sa^acilé ,  Jackson  csl  loujoiiis  resté  l'hommo  du 
peuple ,  et  le  plus  beau  gage  d'attachement  qu'il  ait  donné 
à  cette  cause,  c'est  la  lutte  récente  qu'il  a  soutenue  avec 
tant  d'opiniâtreté  contre  les  empiétemens  de  la  Banque. 
A  sa  place,  un  ambitieux  eût  fait  cause  commune  a\'ec 
cette  corporation  ,  qui  plus  tard  lui  aurait  servi  de  mar- 
chepied pour  arriver  à  la  dictature  5  mais  il  a  compris 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  dangers  pour  la  liberté  américaine 
dans  cette  institution,  et  il  a  mieux  aimé  la  dénoncer  à 
l'opinion  publique  plutôt  que  de  la  voir  servir  un  jour 
d'instrument  de  despotisme  à  des  dépositaires  du  pouvoir 
moins  intègres  que  lui.  La  cause  réelle  de  ces  dissenti- 
mens  n'est  pas  très-connue  en  Europe  5  nous  allons  la 
développer. 

Le  fond  véritable  de  la  question  ,  c'est  la  lutte  secrète 
de  deux  pouvoirs  qui  subsistent  au  sein  de  l'état,  ou  plu- 
tôt de  la  nation  ,  et  qui  se  développent  sur  deux  lignes 
parallèles  et  hostiles  :  l'ascendant  de  la  richesse  d'une 
part  ;  l'égalité  démocratique  de  l'autre.  Ici ,  comme  tou- 
jours ,  le  fait  matériel  recouvre  une  idée  plus  profonde  , 
une  passion  plus  enracinée  qu'on  ne  le  croit  :  ici  comme 
toujours,  il  y  a,  des  deux  côtés,  des  droits  réels,  des  griefs 
véritables,  et  des  torts  mutuels.  L'orgueil  de  la  supréma- 
tie financière  s'est  laissé  entraîner  beaucoup  trop  loin  , 
la  susceptibilité  populaire  a  oublié  les  services  rendus. 
Quoique  la  Banque  ait  été  fort  utile  au  commerce  de  la 
Pennsylvanie  et  de  l'Europe,  quoique  la  Pennsylvanie  sur- 
tout doive  à  la  Banque  ses  quatre  cents  lieues  de  canaux 
et  de  chemins  de  fer  ,  ses  ponts  de  bois  et  ses  routes ,  l'o- 
pinion de  ses  masses  s'est  soulevée  avec  une  excessive  vio- 
lence contre  l'aristocratie  de  l'argent.  Le  peuple,  avec  son 
instinct  grossier,  s'aperçoit  très-bien  qu'il  n'v  a  pour  lui 
de  despotisme  à  craindre  que  de  ce  côté  :  aussi  le  cri  de 


26  LES  ÉTATS-WNIS 

ralliement  du  parti  populaire  est-il  :  No  banh,  down  wiih 
tJie  banh ,  710  rag-nionej ,  «  plus  de  banque  ,  cà  bas  la 
banque  !  plus  de  papier-monnaie  !  » 

Sans  contredit,  la  liberté  publique  aurait  couru  de 
grands  périls  si  Jackson  se  fût  allié  au  nouveau  pouvoir, 
qui  ,  dans  un  pays  commercial  et  industriel ,  doit  né- 
cessairement avoir  tant  de  poids  (1).  La  Banque  ,  unie  au 
président,  le  pouvoir  exécutif  allié  à  la  force  des  écus,  au- 
rait pu  faire  pencher  la  balance  d'une  manière  formida- 
ble et  enlever  d'assaut  presque  toutes  les  positions.  Jack- 
son, avec  une  énergie  généreuse,  a  mieux  aimé  se  déclarer 
contre  la  Banque.  Il  est  vrai  que  si,  d'une  part,  il  entrait 
en  lutte  et  affaiblissait  son  pouvoir,  d'une  autre  ,  il  aug- 
mentait sa  popularité  et  rattachait  à  sa  cause  toute  la 
masse  de  la  démocratie  flottante.  Le  combat  a  commencé 
par  des  taquineries.  La  chambre  des  représentans  ayant 
nommé  un  comité  d'investigation  pour  examiner  les  livres 
de  la  Banque,  celte  dernière  s'est  refusée  à  les  montrer 
autrement  qu'en  présence  de  ses  propres  officiers.  Grande 
maladresse  5  le  peuple  n'a  pas  manqué  de  dire  que  le  mons- 
tre refusait  de  laisser  pénétrer  les  regards  de  l'autorité 
dans  les  mystères  de  sa  caverne. 

Par  suite  du  même  système  d'hostilité  ,  le  président 
doinie  au  secrétaire  de  la  Trésorerie  l'ordre  de  faire  en- 
lever de  la  Banque  les  capitaux  qui  appartiennent  à  l'é- 
tat. La  Banque  s'y  refuse  ,  l'administrateur  qui  a  trans- 
mis ce  refus  est  chassé  et  remplacé  par  un  autre  qui  obéit 
à  Jai  kson.  L'officier  nomnii'  par  le  président  adresse  au 
Congrès  un  exposé  des  motifs  qui  justifient  sa  conduite. 

(1)  Note  du  Tr.  En  parcourant  le  tableau  ci-joint,  on  se  fera  une 
luste  idée  de  l'influence  politique  cpic  peuvent  exercer  les  bantjues 
dans  un  pavs  où  le  numéraii'c  ('tant  très-rare,  il  leur  est  si  facile  ,  à 
cause  de  leur  grand  nombre ,  d'éteudre  ou  de  restreindre  à  leur  gré 


ET  LE  PRÉSIDENT  JACKSON.  â7 

Cppendanl  la  Banque  ne  resle  pas  en  arrière  :  elle  s'était 
portée  acquéreur  delà  créance  conlraclée  envers  l'admi- 
nistralion  américaine  par  le  gouvernement  français  : 
créance  qui  n'a  pas  été  payée.  Des  dommages-intérêts  lui 

la  circulation.  Voj  ez  eu  outre  notre  article  sur  l'histoire  dos  Banques 
et  du  Papier-^Ionnaie  aux  Etats-Unis,  publié  dans  notre  18''  Numéro 
(juin  1834). 

TABLEAU  présentant  le  nombre  des  banques  existant  dans  l'Union  j 
et  leur  situation  respective  en  ISSjJ. 


DESIGNATION 

DES   États. 


Ija^qit.  de  l'Union, 

Massaclmsscts 

Nf\v-Yoik . 

Rhorlo-Island 

Pennsylvanie  ...... 

Maine 

Ncw-Jeiscy 

New-Hampsliii'c. .  .  . 

Connccticut 

Marvlantl 

Oliio 

Verniont 

Gcoigia .  . 

Louisiane 

Colombie 

Caroline  du  Sud. . . 

Delaware 

Floride 

Alai)ania 

Michigan 

Virginie 

Mishibsipi 

Tennessee 

Kentucky 

Caroline  du  Nord.  . 

Illinois 

Indiana 


TOTAVX. 


NOMBRE 

Je 


p.-.r 
Ftnt. 


1 

102 

72 

.51 

41 

29 

2G 

22 

21 

20 

20 

17 

1-3 

10 

S 

7 

7 

G 

5 

5 

4 

3 

.3 

O 
'J 

-3 
1 
1 


CAPITAL 
des 


doll.irs. 

•35,000,000 

28,2:}(i,250 

27,7.5.5,264 

7,48,S,748 

17,061,904 

2,7!6,S05 

2, .500,000 

2,27t,:500 

.5,708,015 

9,270,092 

5,986,625 

912,000 

6,334,691 

23,664,755 

3,337,305 

3,156,318 

2,000,000 

1,000,000 

4.308,208 

500,000 

5,694,500 

3,666,805 

2,24.3,827 

1,875,418 

1,835,725 

200.000 

150,000 


BILLETS 

(JC'CLLES    ONT 

un  ciicnlatjon. 


liSPECKS 
existant 

EN      CAISSE 


506  !  204,873,645 

1,08.5,830,318  '. 


aoii-Ts. 

10,298,577 

7,889,111 

17,820,403 

1,268,813 

10,366,233 

1,5.56,130 

1,448,000 

1,238,644 

2,557,227 

2,441,698 

1,945,917 

1,468,394 

3,055,003 

4,793,730 

1,109,390 

3,724,442 

504,000 

600,000. 

2,051,471 

300,000 

6,598,392 

2,100,426 

2,110,881 

838,091 

981,144 

100,000 

75,000 


88,2i4,127 
407,693,873  fr. 


,l.)ll.ns. 

13,863,898 
922,310 

2,6.57,503 
401,282 

2,909,106 
115,909 
227,000 
464,172 
228,470 

1,0  50,506 
558,773 
692,633 

1,273,874 

2,218,298 

432,078 

440,742 

222, .500 

60,000 

477,992 

30,000 

937.752 

156,220 

129,456 

211,806 

242,(48 

20,000 

15,000 


.30,949,428 

164,031,908  fr 


28  LES  liTATS-UNIS 

('laienl  dus  (  à  ce  qu'elle  pixUeudait)  ,  à  cause  de  ce  nou- 
paiement  5  et  elle  n'hésita  pas  à  retenir  les  dividendes  qui 
revenaient  au  {gouvernement  fédéral  en  sa  qualité  d'ac- 
tionnaire de  la  Banque.  Une  fois  les  passions  ainsi  allu- 
mées, il  ne  manquait  plus  au  combat  que  l'intervention 
du  sénat.  Ce  dernier  se  décida  aussitôt  en  faveur  de  la 
finance ,  comme  la  chamlire  des  représentans  avait  pris 
parti  contre  elle.  Le  sénat  déclara  donc  que  la  con- 
duite du  président  en  cette  circonstance  avait  été  in- 
constitutionnelle. Le  président  à  son  tour  protesta  contre 
la  déclaration  du  sénat  qui ,  disait-il,  se  constituait  tri- 
bunal sans  en  avoir  le  droit,  et  rendait  une  sentence  flé- 
trissante sans  avoir  entendu  l'accusé.  Voilà  deux  masses 
d'intérêts  qui  se  posent  en  contrastes  bien  tranchés  :  d'un 
côté,  le  pouvoir  exécutif,  la  chambre  des  représentans  et  la 
masse  populaire-,  d'un  autre,  la  haute  finance,  la  banque  et 
le  sénat.  Dans  un  pays  on  la  souveraineté  du  peuple  n'est  pas 
mise  en  question,  la  force  et  l'avenir  appartiennent  évidem- 
ment au  plus  grand  nombre.  Il  reste  à  savoir  si  la  puissance 
financière  trouvera  moyen  de  rétablir  l'équilibre  en  sa  fa- 
veur et  de  battre  l'intérêt  démocratique.  Que  le  commerce 
représenté  par  la  haute  Banque  ait  été  vaincu  chez  la  nation 
la  plus  commerciale  du  monde  ,  c'est  un  de  ces  phéno- 
mènes historiques  que  les  philosophes  ne  se  donnent  pas 
la  peine  d'expliquer.  Ici  l'explication  se  trouve  tout  en- 
tière au  fond  même  des  idées  américaines. 

Ce  n'est  pas  le  président,  c'est  le  sénat  qui  a  dépassé 
les  limiles  du  pouvoir  constitutionnel.  Pourquoi  le  sé- 
nat donne- 1- il  son  opinion  sur  un  fait  .i^  qu'importe 
cette  opinion?  Quand  on  entrave  d'une  manière  aussi 
violente  la  marche  du  gouvernement ,  ne  faut-il  pas  avoir 
un  motif  bien  grave?  La  constitution  autorise-t-elle  le 
sénat  à  se  coustituer  tribunal?  un  tribunal,  dont  les  for- 


ET  LE  l'UÉSIDENÏ  JACKSON.  29 

mes  de  la  loi  ne  consacrent  pas  ses  sentences  !  Non ,  le 
président  peut  être  jugé  et  condamné,  mais  seulement 
selon  les  formes  conslilutionncUes;  il  ne  doit  pas  èlre  in- 
constilulionnellement  flétri.  De  l'illé^jalilé  de  cette  con- 
duite du  sénat  est  résultée  rillégalité  de  la  marclie  suivie 
par  la  chambre  des  représentans.  Aussi  ardente  à  soute- 
nir et  à  défendre  le  pouvoir  exécutif  contre  la  Banque 
que  le  sénat  était  ardent  à  soutenir  la  Banque  conlie  le 
pouvoir  exécutif,  la  chambre  des  représentans  s'est  mise 
en  lutte  avec  les  directeurs  :  elle  a  lancé  un  mandat  d'ar- 
rêt contre  eux,  comme  avant  résisté  au  pouvoir  et  refusé 
de  montrer  leurs  comptes  et  leurs  registres  au  comité 
d'examen  nommé  à  cet  effet.  Cette  démarche  n'est  point 
légale  ,  la  constitution  ne  l'autorise  pas.  Je  sais  que  le 
Parlement  d'Angleterre  a  souvent  usurpé  les  privilèges 
qui  ne  lui  appartenaient  nullement ,  pour  se  venger  des 
usurpations  arbitraires  que  la  couronne  exerçait  de  son 
côté.  Mais,  je  l'ai  déjà  dit,  rien  de  plus  dangereux  pour 
un  nouvel  état  que  de  se  gouverner  d'après  les  principes 
d'un  état  ancien. 

On  voit  quels  résultats  ont  eus  ,  même  à  une  époque  où 
l'Amérique  semble  avoir  peu  d'obstacles  à  rencontrer  sur 
sa  route ,  les  deux  causes  morbides  que  j'ai  déjà  signa- 
lées plus  haut  :  la  collision  des  pouvoirs  et  la  nouveauté 
d'institutions  mal  comprises.  Cependant ,  il  faut  le  dire , 
grâce  à  la  fermeté  du  président ,  toutes  ces  causes  de  dis- 
sension ont  été  aussitôt  comprimées  que  conçues  ;  le  gé- 
néral Jackson  a  toujours  tenu  tète  à  l'orage ,  il  a  constam- 
ment déployé  la  même  énergie  de  caractère,  la  même  spon- 
tanéité d'action.  Aussi  tous  les  esprits  sages  de  l'Union  se 
plaisent  à  reconnaître  les  éminens  services  que  cette  ame 
si  bien  trempée  a  rendus  à  sa  patrie  dans  ces  momens 


30  LES  ÉTATS-UNIS 

difficiles  ;  tous  ont  applaudi  au  courage  du  président ,  et 
lorsqu'il  a  réduit  à  leur  juste  valeur  les  réclamations  des 
Etats  du  sud,  et  lorsqu'il  a  mis  un  frein  aux  empiétemeus 
de  la  Banque  ;  mais  tous  n'ont  pas  approuvé  les  formes 
acerbes  dont  il  a  fait  usage.  Dans  toute  son  existence 
politique,  le  général  Jackson  ne  s'est  pas  démenti  un 
seul  instant;  soit  qu'à  la  tête  des  miliciens  de  la  Caroline, 
il  chasse  du  territoire  del'Union  les  Indiens  de  Pensacola, 
soit  qu'il  force  les  Anglais  à  lever  le  siège  de  la  Nouvelle- 
Orléans,  soit  qu'il  revendique  les  suffrages  de  ses  com- 
mettans  du  Tennessee  ,  soit  qu'il  résolve  les  difficultés  qui 
entravent  la  marche  de  son  administration ,  c'est  toujours 
le  même  homme,  rogue,  ferme,  opiniâtre,  mais  toujours 
dominé  par  une  pensée  juste ,  toujours  guidé  par  un  coup- 
d'œil  sûr;  et  ce  sont  ses  antécédens,  ses  succès  obtenus 
dans  cette  voie  qui  ont  poussé  sa  fermeté  jusqu'aux  limites 
de  la  dureté  dans  sa  conduite  récente  envers  la  France. 
Le  cabinet  de  Washington ,  oubliant  les  services  que  la 
France  avait  rendus  en  1775  aux  Etats-Unis,  oubliant 
les  pertes  considérables  que  cette  puissance  eut  alors  à 
supporter,  en  hommes  ,  en  vaisseaux,  en  armes,  en  nu- 
méraire ,  pour  les  aider  à  conquérir  leur  indépendance  ; 
oubliant  aussi  les  avantages  que  leur  procura  la  cession 
de  la  Louisiane  ;  oubliant  tout  enfin  ,  pour  ne  se  rappe- 
ler que  les  con(is<;ations  un  peu  brutales  de  Napoléon 
dans  les  ports  d'Anvers ,  de  Hollande ,  d'Espagne  et  de 
Naples ,  a  toujours  mis  une  ténacité  à  être  indemnisé  de 
ces  prises.  Jonathan  est  très-opiniâtre  de  sa  nature ,  et 
soit  pour  lui  complaire  ,  soit  pour  ne  pas  laisser  périmer 
cette  réclamation  ,  chaque  nouveau  président  s'est  fait  un 
devoir  de  la  renouveler ,  en  attendant  le  moment  favora- 
ble pour  la  faire  accueillir.  Les  triomphes  et  les  revers  de 


ET  LE  PRÉSIDENT  JACKSON.  31 

Napoléon  ne  lui  laissèrent  pas  le  loisir  d'examiner  la  vali- 
dité de  cette  répétition  ;  Louis  XVIII  et  Charles  X  avaient 
d'autres  comptes  à  refiler  avec  la  Sainte-Alliance ,  pour 
songer  à  une  pareille  affaire.  Ainsi ,  quoique  toujours  re- 
butés ,  les  États-Unis  ne  se  décourageaient  pas  ;  ils  se  con- 
tentaient ,  en  attendant  mieux  ,  de{>rever  par  leurs  tarifs 
les  marchandises  irancaises.  Enfin  le  moment  arriva,  la 
révolution  de  juillet  éclate;  un  gouvernement  nouveau, 
sans  engagemens  avec  le  passé,  vient  régir  la  France;  les 
Etats-Unis  jugèrent  l'occasion  favorable  et  devinrent  plus 
pressans  que  jamais.  La  commerce  de  la  France  était  lan- 
guissant alors  ;  ils  offrirent  une  réduction  de  droits  sur 
les  vins,  les  soieries  et  en  général  sur  toutes  les  prove- 
nances françaises  :  avantages  dont  ils  retiraient  leur  bonne 
part ,  mais  qui ,  en  définitive  ,  étaient  très-favorables  à  la 
France  (1).  Malheureusement  ce  traité  ne  fut  pas  ratifié 

(1)  ÎNoTE  DU  Th.  Il  ne  sera  pas  saus  intérêt  de  connaître  dans  la 
situation  présente  quelle  a  été  la  marche  progressive  du  commerce 
spécial  de  la  France  avec  les  Etats-Unis,  durant  ces  dernières  années  : 

Valeur  des  importations  Valeur    des    marcban- 

des  Etats-Unis  dises  françaises 

pour  la  consommation  exportées  aux.  Élats- 

de  la  France.  Unis.                 ' 

1825 41,320,009  93,603,000 

1826 5/1,971,000  45,626,000 

1827 53,236,000  76,213,000 

1828 49,20/1,000  66.277,000 

1829 ; 58,133.000  65,320,000 

1830 63,324,000  69,014,000 

1831 47,523,000  110,180,000 

1832 64.927,000  58,559,000 

1833 73,886,000  107,984,000 

En  parcourant  ces  chiffres  avec  attention  on  ne  peut  s'empêcher 
de  reconnaître  que  le  commerce  de  la  î'raace  avec  les  États-Unis  est 
exposé  à  de  grandes  fluctuations,  d'autant  plus  préjudiciables  que 


32  LES  ÉÏATS-UXIS 

par  la  législature  française.  La  responsabilité  du  président 
se  trouva  dès  lors  compromise,  et  les  journaux  de  l'op- 
position américaine  lui  reprochèrent  aussitôt  sa  légèreté 
et  sa  faiblesse.  On  l'accusa  même  d'avoir  compromis  les 
intérêts  de  l'élat,  pour  avoir  provoqué  la  réduction  des 
droits  sur  les  provenances  françaises,  et  par  suite  sa  ré- 
élection fut  un  inslant  douteuse.  Mais  le  vénérai  Jackson 


c'est  surtout  sur  les  objets  manufacturés  qu'elles  pèsent.  Malgré  cela, 
le  mouvement  ascendant  est  très  remarquable.  Le  principal  article 
d'importation  des  États-Unis  sont  les  cotons  en  rame  ;  ils  figurent 
dans  les  importations  de  1833  pour  51,875,000  francs  ,  c'est-à- 
dire  pour  près  du  tiers  de  la  somme  de  tous  les  autres  objets  im- 
portés; en  1825,  les  Étals-Unis  ne  fournii-eut  à  nos  manufactm-es 
que  24,500,000  £r.  de  cotons  en  rame.  On  voit,  par  ce  rapproche- 
ment ,  combien  notre  industrie  cotonnière  a  pris  de  l'extension  dans 
l'espace  de  ces  huit  années.  Le  tabac  et  le  riz  sont  ensuite  les  princi- 
paux articles  des  importations  américaines.  D'après  la  moyenne  prise 
sxu-  ces  huit  années ,  les  États-Unis  impoiieut  tous  les  ans  en  France 
5,000,000  fr.  de  tabac  et  2,000,000  fr.  de  riz.  Les  exportations  de  la 
France  pour  les  États-Unis  consistent  principalement  en  tissus;  cet 
article  y  entre  pour  les  deux  tiers.  En  1833  la  valeur  des  tissus  de 
soie  ,  de  laine  légère  ,  de  batiste  et  de  mousseline  que  nous  leur  avons 
expédiés  s'élevait  à  7/1,000,000  fr.  ;  les  tissus  exportés  en  1828  ne 
présentaient  qu'une  valeur  de  28,700,000  fr.  ;  en  1828  elle  s'élevait  à 
/i/j,000,000fr.;enl829  à/i3,300,000  fr.,  eten  i830  à  49,000,000  fr. 
On  voit  par  là  quelle  a  été  l'influence  de  l'abaissement  du  tarif  amé- 
ricain sur  l'exportation  de  nos  produits  manufactm'és.  Après  les  tis- 
sus .  les  vins  et  les  eaux-de-vie  sont  les  articles  qui  occupent  la  plus 
grande  place  dans  nos  exportations  pour  les  États-Unis  ;  et  l'elativc- 
ment ,  ce  sont  ces  articles  tjui  se  sont  le  plus  ressentis  de  la  modifica- 
tion des  dioils  de  douanes.  De  1825  à  1830  ,  la  valeur  moyenne  des 
vins  exportés  a  été  de  6,000,000  fr.  ;  en  1833  la  valeur  totale  des  vins 
français  exportés  dans  l'Union  s'est  élevée  à  9,500,000  fr.  Aujour- 
d'hui l'importance  du  commerce  de  l'Union  avec  la  France  entre 
pour  un  cinquième  dans  le  mouvement  général  de  noire  commerce 


ET  LE  PRÉSIDENT  JACKSOX.  33 

était  trop  habile  pour  ne  pas  faire  tournera  son  avantage 
ce  mécon lentement  mal  fondé.  Quelques  mots  de  bravade 
jetés  dans  son  message  lui  ont  suffi  pour  reconquérir 
celle  popularité  dont  il  est  si  jaloux  ,  et  que  sa  lutte  opi- 
niâtre contre  le  sénat  et  la  Banque  lui  avait  déjà  assurée. 
Telle  est  aujourd'hui  la  position  du  président  :  haute- 
ment loué  par  les  uns ,  violemment  attaqué  par  les  autresj 
car  le  général  Jackson,  comme  le  disait  une  dame  de 
New-York,  n'est  pas  de  ces  hommes  qu'on  aime  ou  qu'on 
hait  à  demi. 

J'ai  visité  plusieurs  fois  la  Maison  blanche  (  While- 
house),  c'est  ainsi  que  se  nomme  le  palais  du  président. 
Jackson  est  un  homme  de  soixante-cinq  ans,  d'une  taille 
élevée  et  d'une  constitution  frêle  en  apparence  ;  on  voit 
que  l'énergie  nerveuse  l'emporte  chez  lui  sur  la  force 
musculaire.  Personne  ne  supporte  mieux  la  fatigue  que 
Jackson  5  ses  yeux  d'un  bleu  foncé,  recouverts  de  sour- 
cils arqués  et  un  peu  saillans  ,  ont  une  expression  pro- 
noncée ;  lorsqu'ils  s'animent,  ils  brillent  du  plus  vif  éclat. 
C'est  alois  que  l'on  reconnaît  l'homme  dont  toute  la  vie 
a  été  une  lutte  triomphante.  Il  y  a  de  la  fermeté  ,  de  la 
résolution,  de  la  pénétration  dans  tous  les  traits  de  sa  phy- 
sionomie. Ses  cheveux  absolument  blancs  se  hérissent 
sur  le  sommet  de  sa  tète  et  cette  singulière  coiffure  al- 
longeant l'ovale  de  son  visage  ,  lui  donne  un  caractère 
singulier.  Il  a  de  la  politesse  sans  affectation  ,  et  joint  à  une 
affabilité  toute  républicaine  cette  dignité  qui  appartient 
aux  hommes  supérieurs.  Lorsque  je  le  vis  pour  la  pre- 
mière fois,  c'était  jour  de  grande  réception  ,  une  passa- 
gère indisposition  avait  altéré  ses  traits.  Il  voulut  cepen- 
dant faire  les  honneurs  de  sa  maison,  et  s'acquitta  avec  un 
vrai  couriige  de  cette  fonction  ennuyeuse  et  même  diffi- 
cile. Il  accueillait  également  bien  tous  ceux  qui  se  pré- 
XIII.  3 


34  LES  ÉTATS-UNIS 

sentaient.  Il  n'oubliait  pas  que  sa  popularité  dépendait  du 
degré  de  considération  et  d'estime  qu'auraient  pour  lui  les 
classes  populaires ,  et  que  la  plus  légère  démonstration 
de  fierté  compromettrait  cette  popularité.  En  un  mot,  il 
m'a  semblé  dans  cette  circonstance  un  diplomate  fort  ha- 
bile. 

Rien  de  plus  curieux  et  de  plus  nouveau  pour  un  Eu- 
ropéen que  ces  réceptions.  Imaginez  trois  grands  salons 
ouverts  et  rem.plis  d'une  foule  si  bigarrée ,  que  jamais  dans 
aucun  rout  de  Londres  ou  de  Paris  vous  n'avez  rien  vu  de 
tel.  Toutes  les  classes  y  sont  représentées  fort  exactement, 
et  pour  l'âge,  et  pour  le  rang,  et  pour  le  sexe.  Douairières 
de  quatre-vingts  ans  ,  jeunes  filles  de  quinze  ans  à  peine 
épanouies ,  vieux  commodores  avec  leurs  costumes  mi- 
litaires; ministres  étrangers  chargés  de  croix;  fermiers 
aux  gros  souliers  ,  accompagnés  de  leurs  femmes  parées 
de  robes  d'indienne  ;  majors  en  blouses  ,  exhalant  sur 
leur  passage  une  odeur  nauséabonde  d'eau-de-vie  de  grain 
et  de  tabac  ;  des  généraux,  des  membres  du  congrès  ;  des 
forgerons,  des  meuniers;  d'innocens  tailleurs  qui  vont 
reconnaître   eux-mêmes  la  coupe  des   habits  qu'ils  ont 
fabriqués  ;  enfin  des  émigrés  irlandais  ,  aussi  bruyans  et 
aussi  mal-propres  que  le  sont  toujours  les  classes  infé- 
rieures de  cette  nation.   Rien  de  tout  cela  ne  rappelle 
l'Europe.  C'est  un  péle-méle  à  ne  plus  rien  reconnaître. 
Au  reste ,  tout  n'est  que  contraste  à  Washington  :  vous 
traversez  une  campagne  où  apparaissent  quelques  maisons 
isolées,  vous  demandez  où  est  Washington  ?  On  vous  ré- 
pond :  «  Vous  y  êtes  depuis  une  demi-heure.  » 

En  effet ,  le  plan  de  la  ville ,  tracé  et  conçu  sur  des 
bases  gigantesques ,  demandera  deux  ou  trois  siècles  pour 
s'accomplir;  ou  plutôt,  il  ne  s'accomplira  jamais.  On  es- 
pérait que  la  cité  gouvernementale  deviendrait  centre  de 


ET  LE  PRÉSIDENT  JACKSON.  35 

commerce ,  et  ces  espérances  ne  se  sont  pas  réalisées  : 
Washlnjjton  n'a  d'autre  industrie  et  d'autre  négoce  que 
ceux  qui  résultent  des  dépenses  faites  par  le  corps  diplo- 
matique et  le  gouvernement  central.  D'une  maison  à 
l'autre  les  distances  sont  énormes.  Dans  tel  quartier  ,  on 
rencontre  un  groupe  de  cinq  maisons  ;  dans  tel  autre, 
une  rue  commencée  ;  dans  un  troisième ,  un  pauvre 
hôtel  solitaire,  qui  semble  déplorer  son  abandon.  Le  Ca- 
pitole,  situé  sur  une  hauteur  ,  éblouit  les  yeux  par  sa  fa- 
çade blanche,  qui  reluit  sous  le  soleil.  Je  ne  décrirai  pas 
ce  vaste  édifice  que  plusieurs  voyageurs  ont  visité  récem- 
ment. Ce  que  j'ai  observé  avec  le  plus  d'attention ,  c'est 
la  physionomie  des  assemblées  délibérantes  (1). 

La  Chambre  des  représentans  est  une  vaste  salle  en  hé- 
micycle entourée  de  colonnes  et  au  milieu  de  laquelle  s'é- 
lève la  tribune  de  l'orateur.  Les  pupitres  et  les  sièges  des 
membres  sont  placés  circulairement.  Derrière  la  tribune  se 
trouve  une  galerie,  dont  deux  cheminées  occupent  les  ex- 
trémités, et  où  les  étrangers  viennent  s'asseoir  pendant  les 
débats.  Si  un  Français  ou  un  Italien,  qui  visite  la  Chambre 
des  Communes  à  Londres,  est  étonné  de  la  tenue  sans  fa- 

(1)  Note  du  Tr.  Le  congrès  des  États-Uiiis  se  compose  du  sénat  et 
de  la  chambre  des  représentans  qui  doivent  s'assembler  au  moins 
une  fois  l'an.  Chaque  état  nomme  2  sénateurs  ;  le  sénat  se  com- 
pose donc  de  hS  membres,  car  l'Union  américaine  ne  compte 
encore  que  24  états.  Les  membies  du  sénat  sont  élus  par  la  légis- 
lature de  chaque  état  pour  six  ans  ,  et  le  sénat  se  renouvelle  par  tiers 
de  deux  en  deux  ans.  Le  -vice-président  des  Etats-Unis  est  le  président 
né  du  sénat ,  mais  sa  voix  ne  compte  que  lorsque  la  décision  des 
votes  est  égale.  La  chambre  des  représentans  se  compose  de  240  mem- 
bres et  de  3  délégués,  envoyés  par  les  divers  états  de  l'Union  ,  et 
élus  par  le  peuple  pour  deux  ans  seulement.  Le  nombre  des  repré- 
sentans qu'envoie  chaque  état  est  eu  rapport  diiect  avec  le  cliiffre 
de  sa  population.  En  1832  ,  le  congrès  décida  qu'il  y  aui'ait  un  re- 


36  LES  ÉTATS-UNIS 

çoii  des  législateurs  anglais,  un  Anglais  qui  visite  Wa- 
shington ne  voit  pas  avec  moins  de  surprise  le  laisser- 
aller  des  sénateurs  américains.   Presque  tous  lisent  les 
gazettes  ou  font  leur  courrier  pendant  les  débats.   Ce 
sont  des  attitudes  d'un  abandon  et  d'une  nonchalance 
burlesque  5  chacun  se  croit  dans  sa  chambre  et  se  met 
parfaitement  à  son  aise.  Un  flot  d'éloquence  jaillit  sans 
interruption  d'une  part*,  et,  de  l'autre,  chacun  fait  pai- 
siblement ses  affaires.   Les  débals  se  renferment  rare- 
ment dans  le  point  réel  de  la  question  5   du  principe 
de  la  liberté  individuelle  découlent  naturellement  la  li- 
berté de  l'intelligence  et  celle  de  la  parole.  Chaque  ora- 
teur soulève  les  argumens  les  plus  inattendus ,  pose  les 
questions  les  plus  saugrenues ,  fait  de  la  rhétorique  et 
de  la  dialectique  à  travers  champs  ;  cite  Virgile ,  Lyco- 
pliron  ou  Raymond  Lulle  ,  et  personne  ne  songe  à  l'in- 
terrompre. J'ai  vu  des  discours  durer  trois  jours  entiers, 
et  ne  pas  épuiser  la  longanimité  américaine  (1).  Ce  dé- 
veloppement libre  de  toutes  les  pensées  est  un  résul- 

présentant  par  47,700  personues  libres.  Depuis  1807,  linclemnité 
accordée  à  chaque  membre  du  sénat  ou  de  la  chambre  des  reprcseu- 
tans  est  de  8  dollars  (42  fr.  40  c.)  par  jour  pendant  toute  la  durée 
de  la  session,  même  en  cas  de  maladie.  Il  reçoit  eu  outre,  pom*  frais 
de  voyage  ,  8  dollars  par  chaque  20  milles  qu'il  a  à  parcomii-,  soit 
pour  se  rendre  de  son  domicile  à  Washington  ,  soit  pour  retom'ner 
dans  ses  foyers.  Le  président  du  sénat  et  celui  de  la  chambre  des  re- 
présentans  reçoivent  chacun  une  indemnité  de  16  dollars  (84  fr.  80  c.) 
pai"  jour  pendant  toute  la  durée  de  la  session. 

(1)  Note  du  Tr.  L'auteur  anglais  aiuait  dû  faire  remarquer  que  cette 
prérogative  n'est  accordée  cju  à  un  très-pelit  nombre  d'oiateurs  des 
deux  chambres.  Dans  le  sénat  on  cite  seulement  MM.  Clay,  'Webster, 
Forsyth ,  Grumby  et  Benton  ;  dans  la  chambre  des  représentans ,  les 
orateurs  qui  ohlieuuent  le  plus  de  bienveillance  sont  MIL  Binney, 
Mac  Duffie  ,  Wayue ,  Bell ,  Everett ,  Polk  ,  etc.  ,  etc. 


ET  LE  PRÉSiDEXT  JACKSOX.  3/^ 

tat  du  penchant  démocratique.  Il  y  a  peu  d'éloquence 
dans  ce  déluge  de  mots  5  mais  ,  ce  qui  est  vraiment 
extraordinaire  ,  presque  toujours  des  résolutions  sages 
jaillissent  de  ce  torrent  de  paroles;  tandis  que,  chez  les 
nations  naturellement  éloquentes,  on  voit  fréquemment 
des  décisions  insensées  ou  funestes  déterminées  par  les 
plus  admirables  discours.  Au  lieu  d'une  argumentation 
serrée,  tous  les  orateurs  emploient  un  style  prolixe,  fati- 
gant, font  des  amplifications  de  rhétorique,  et  ne  son- 
gent guères  qu'à  briller  aux  yeux  de  leurs  commettans. 
D'allusions  en  allusions,  de  parenthèses  en  parenthèses, 
de  sujet  en  sujet,  on  court,  ou  plutôt  on  se  précipite, 
comme  dans  une  chasse  au  clocher ,  à  travers  champs  et 
sans  jamais  savoir  où  l'on  ira. 

Ainsi ,  au  milieu  d'une  discussion  sur  les  finances  ou 
sur  les  améliorations  intérieures ,  sans  transition  et  de  la 
manière  la  plus  brusque ,  l'orateur  viendra  rappeler  les 
services  que  la  France  a  rendus  aux  États-Unis;  digres- 
sion sur  la  révolution  française.  Un  autre  membre  lui  suc- 
cède, et  s'occupe  des  progrès  de  l'industrie  en  France  pen- 
dant la  révolution  ;  digression  sur  l'industrie.  Un  nouvel 
orateur  l'interrompt,  et  demande  si  l'industrie  est  la  com- 
pagne nécessaire  des  beaux-arts  ;  nouvelle  digression  sur 
les  beaux-arts.  Vient  un  quatrième  orateur  ,  qui  rappelle 
à  la  chambre  que  les  tableaux  du  Capitole  ne  sont  pas 
encore  terminés  ,  et  qu'il  croit  convenable  d'allouer  une 
nouvelle  somme  applicable  à  ces  travaux.  Un  cinquième 
trouve  la  somme  trop  forte ,  et  la  discussion  s'élève 
sur  ce  point.  Mais  qu'est  devenue  la  question  principale 
au  milieu  de  tous  ces  incidens?  Personne  n'en  sait  rien. 
Dans  cette  route  désordonnée,  l'éloquence  n'a  jamais  de 
but  fixe ,  et  celui  qui  a  parlé  le  plus  long-tems  passe  pour 
le  plus  remarquable  orateur.  Ajoutons  ,  pour  être  impar- 


38  LES  ÉTATS-UNIS 

tiaux,  qu'une  sagacité  pratique  et  instinctive  n'empêche 
pas  ces  hommes,  que  l'on  serait  tenté  de  railler,  de  régler 
très-bien  leurs  affaires.  Ce  ne  sont  pas  leurs  paroles ,  ce 
sont  leurs  actions  qu'il  faut  peser.  Ces  dernières  ne  prou- 
vent peut-être  pas  une  grande  profondeur  d'esprit,  mais 
une  grande  netteté  de  jugement,  une  finesse  et  une  perspi- 
cacité ,  une  prudence  et  une  prévoyance  admirables  : 
qualités  qui  n'empêchent  pas  les  représentans  de  l'Union 
de  faire  de  très-mauvais  discours. 

Les  délibérations  du  sénat  se  distinguent  par  un  peu 
plus  de  méthode  ,  et  par  moins  d'incohérence.  Les  mem- 
bres de  ce  corps  supérieur  sont  surtout  choisis  par  les  né- 
gocians,  les  manufacturiers  et  les  grands  propriétaires; 
aussi  discutent-ils  avec  moins  de  véhémence,  d'emphase, 
et  de  mauvais  goût.  Comme  leurs  collègues  de  la  chambre 
inférieure,  ils  s'arrêtent  fort  long-lems  sur  des  détails  frivo- 
les et  donnent  à  des  minuties  beaucoup  trop  d'importance  : 
il  leur  suffit  que  ces  minuties  intéressent  l'élat  qu'ils  repré- 
sentent. Comment  en  serait-il  autrement  ?  La  jalousie  des 
états  est  extrême,  et  ne  pas  partager  les  passions  des  élec- 
teurs ce  serait  manquer  à  son  devoir.  Les  membres  vrai- 
ment distingués  du  sénat,  les  Livingston  ,  les  Websler, 
les  Hayne ,  les  Tazewell  ne  doivent-ils  pas  ressentir  quel- 
que peine  en  voyant  les  discussions  s'engager  pendant 
plusieurs  jours  sur  de  misérables  questions  de  localité,  sur 
les  détails  les  plus  minimes.  Ainsi  tout  ce  qui,  chez  les 
Américains ,  se  rapporte  à  une  imitation  mal  entendue  de 
l'Europe,  peut  être  blâmé  ajuste  titre-,  et  dans  la  classe  de 
ces  reproches  qu'ils  méritent ,  se  trouve  sans  aucun  doute 
la  fausse  éloquence  parlementaire  qu'ils  semblent  avoir 
adoptée  ,  dans  l'espoir  d'éclipser  ou  d'atteindre  la  gloire 
des  Burke  et  des  Chatham.  Mais  il  reste  à  ce  pays  assez  de 
hautes  et  de  grandes  qualités  pour  contrebalancer  les  dé-^ 


ET  LE  PRÉSIDENT  JACKSON.  39 

fauts  inévitables  d'une  constitution  naissante  et  d'une  si- 
tuation anomale.  Le  courage,  la  persévérance,  le  bon  sens, 
la  force  de  caractère  des  Américains  ont  éclaté  en  plus 
d'une  circonstance  d'une  manière  assez  haute ,  pour  im- 
poser silence  à  leurs  ennemis.  Qu'ils  reçoivent  donc  ces 
observations  comme  un  ami  reçoit  le  conseil  de  son  ami 
ou  de  son  frère  ;  qu'ils  ne  voient  pas  une  intention  hai- 
neuse ,  une  hostilité  secrète,  une  envie  cachée,  dans  cet 
examen  impartial  _,  qui  témoigne  au  contraire  de  Tintérét 
qu'inspire  cette  grande  nation. 

*  (  Foreign  Review.  ) 


^^v(Ï)(0Uh}\(. 


POMPEI 

vu   A    LA   LUEUR   DES  TORCHES. 


Il  y  avait  à  peu  près  cinq  siècles  que  tous  les  sav9ns 
d'Europe  s'épuisaient  en  efforts  pour  reconstruire  la  vie 
privée  des  anciens,  pour  savoir  comment  avaient  vécu  , 
dormi  et  mangé  les  Scipion ,  les  Caton ,  les  Cicéron  ,  les 
Sénèque.  L'antiquaire  avait  poursuivi  sans  relâche  ses 
fouilles  érudites,  et  la  forme  exacte  des  balances  romaines 
n'était  pas  exactement  déterminée.  Telle  existence  d'éru- 
dit  hollandais  s'était  consumée  à  fixer  le  sens  d'un  exer- 
gue et  la  date  d'une  médaille.  Quand  on  eut  répandu 
beaucoup  d'encre  et  publié  sur  Rome  ancienne  un  nom- 
bre presque  infini  de  volumes,  le  hasard  le  plus  inattendu 
vint  au  secours  des  laborieux  antiquaires.  Une  ville  ro- 
maine ,  une  de  ces  villes  de  plaisance  et  de  volupté  que  la 
civilisation  grecque  embellisait ,  exploitée  par  l'opulence 
et  la  volonté  romaines ,  Herculanum  reparut  tout-à-coup 
aux  yeux  de  l'Europe  étonnée.  Il  y  avait  seize  cents  ans 
que  la  cité  d'Hercule  était  ensevelie  sous  le  bitume  et  la 
lave.  Le  couvercle  de  sa  tombe  était  formé  d'une  matière 
plus  compacte  et  plus  dure  que  l'airain  :  le  bitume  et  le 
sable  en  fusion  avaient  scellé  le  sépulcre;  et  à  peine  par- 
vint-on à  découvrir  un  théâtre  qui  reste  aujourd'hui  ex- 
posé à  la  curiosité  publique- 
Peu  de  lems  après ,  d'autres  excavations  mirent  à  nu 


rriMPÉI   vu  A  LA  I.IT.UR  DES  TORCIIKS.  41 

quelques  frajjmens  cFanc  aulre  ville,  qui  n'avail  été  (ou- 
verle  que  de  cendres  ,  de  scories  et  de  pierres  lancés  par 
l'éruption  du  volcan  :  c'élail  Pompéi,  silué  plus  loin  du 
Vésuve,  sur  le  penchant  d'une  colline  à  peu  de  distance 
de  la  côte  ;  cette  ville  n'a  pas  été,  comme  Herculanum  , 
écrasée  sous  un  déluge  brûlant  et  liquide  :  ce  fut  la  cen- 
dre ,  et  non  point  la  lave  qui  la  détruisit.  On  sait  quels 
furent  l'étonnement  et  l'admiration  générale  lorsque  des 
fouilles  progressives  découvrirent  tour  à  tour  des  rues  , 
des  trottoirs  ,  des  maisons  5  les  traces  des  chars ,  les  sil- 
lons de  leurs  roues  ;  des  palais ,  des  édifices ,  des  bains  , 
des  théâtres  5  enfin  la  ville  entière.  La  découverte  de  Pom- 
péi fut  une  source  de  fortune  pour  ce  canton  désert.  Plus 
d'un  vovage  fut  tenté,  sans  autre  dessein  que  de  visiter 
le  squelette  de  l'ancienne  ville.  Les  architectes  essayèrent 
à  Tenvi  la  restauration  idéale  de  ces  palais  dont  il  ne  res- 
tait ])lus  que  quelques  métopes,  de  ces  amphilhéàtres  aux 
gradins  en  ruine.  Quelques-uns  des  plus  beaux  ouvrages 
que  la  gravure  et  l'archéologie  aient  produits  depuis 
soixante  ans  sont  consacrés  à  Pompéi.  Les  plus  minces 
débris ,  les  ustensiles  de  ménage  les  plus  ordinaires ,  que 
l'on  ramassa  sur  les  pavés  déserts  de  la  ville  grecque-ro- 
maine furent  déposés  dans  le  musée  de  Naples.  On  les 
commenta  avec  un  soin  curieux  ,  et  les  résultats  de  celle 
étude  contrarièrent  souvent  les  travaux  des  anciens  ar- 
chi'ologues.  Les  poètes  chantèrent  Pompéi  5  les  femmes 
elles-mêmes  s'intéressèrent  à  ce  bizarre  et  unique  débris 
des  mœurs  domestiques  de  l'antiquité.  Enfin  ,  de  nos 
jours,  un  écrivain  populaire,  un  romancier  à  la  mode  osa 
choisir  Pompéi  pour  théâtre  de  sa  fiction  et  intéresser  les 
cabinets  de  lecture  au  sort  de  la  ville  engloutie  pendant 
son  sommeil  par  une  convulsion  du  Vésuve. 

Ily  avait  lung-tems  que  l'image  de  Pompéi  s'élait  fixée 


4â  POMPÉI  VU  A  LA  LUEUR  DES  TORCHES. 

dans  mon  imagination  de  voyageur-,  et  lorsque  je  mis  le 
pied  en  Italie ,  ce  fut  vers  Naples  et  le  Vésuve  que  ma  cu- 
riosité ardente  se  dirigea.  Trois  jours  après  mon  arrivée  à 
Naples ,  le  hasard  me  fit  rencontrer  un  prince  allemand 
que  j'avais  connu  en  Bavière  ,  et  avec  lequel  je  soupai. 
En  dépit  du  titre  et  des  apparences  ,  une  altesse  alle- 
mande est  toujours  beaucoup  plus  facile  à  vivre ,  moins 
insolente,  moins  orgueilleuse  qu'une  supériorité  finan- 
cière. Nous  soupàmes  très-bien ,  et  nos  rapports  s'établi- 
rent sur  un  ton  de  familiarité  et  d'intimité  d'autant  plus 
remarquable  que  le  prince  germanique  n'ignorait  pas  le 
libéralisme  assez  prononcé  de  mes  opinions.  Lorsque  la 
conversation  tomba  sur  Pompéi,  je  donnai  libre  cours  à 
mon  enthousiasme  ;  mon  désir  de  visiter  cette  fraction  des 
tems  antiques,  conservée,  par  un  prodige  presque  magi- 
que ,  au  sein  des  tems  modernes  ,  s'exprima  de  la  ma- 
nière la  plus  vive  5  et  le  prince  ,  qui  avait  partagé  mon 
exaltation  d'archéologue ,  se  leva  de  table  en  disant  : 

«  Si  vous  m'en  croyez,  c'est  là,  dans  ce  monde  des 
morts ,  à  la  lueur  de  nos  torches  et  au  milieu  de  la  nuit , 
que  nous  achèverons  le  souper  commencé.  Les  cicérones, 
avec  leurs  voix  criardes  et  leur  éloquence  avide,  ne  réus- 
siraient peut-être  qu'à  détruire  vos  illusions.  La  pre- 
mière fois  que  j'ai  visité  ces  belles  ruines ,  j'étais  dé- 
goûté, je  l'avoue,  de  me  trouver  asservi  à  cet  homme  vul- 
gaire qui  ne  me  laissait  pas  une  sensation  sans  la  flétrir 
de  son  babil  monotone  et  de  ses  mauvais  contes  appris  par 
cœur.  J'avais  à  ma  gauche  un  étudiant  de  Nuremberg 
bien  niais ,  qui  pleurait  de  tendresse  sur  les  fûts  des  co- 
lonnes brisées  5  à  ma  droite ,  une  femme  de  chambre  an- 
glaise qui  se  couvrait  de  son  voile  vert,  et  qui  ne  voyait 
autour  d'elle  que  de  vieilles  murailles  de  cave. 

»  Évitons  ces  ennuis,  allons  visiter  Pompéi  en  poètes. 


^OMPÉt  VU  A  LÀ  LUEUR  DES  TORCHES.         45 

Partons!  Les  domestiques. vont  charger  leurs  paniers  de 
comestibles  et  de  vins  qui  ne  vaudront  peut-être  pas  le 
vieux  fiilerne.  Le  roi  de  Naples  m'accorde  une  garde 
d'honneur  qui  nous  accompagnera  et  portera  les  torches. 
La  nuit  est  magnifique  ;  la  lune  de  mai  jette  sur  nous  une 
lueur  douce  qui  ne  s'accorderait  pas  mal  avec  les  incan- 
tations d'une  bonne  fée.  Nous  irons  nous  établir  dans  le 
palais  de  quelque  voluptueux  d'autrefois;  nous  nous  em- 
parerons de  la  salle  de  ses  festins,  de  l'asile  de  ses  plaisirs  5 
et  nos  libations  réveilleront  peut-être  ,  sous  des  voûtes 
depuis  long-tems  désertes,  un  écho  de  volupté  et  de  joie 
qui  n'y  a  pas  retenti  depuis  dix-sept  siècles.  » 

J'acceptai  -,  l'idée  me  semblait  charmante.  Nous  étions 
six.  Pendant  toute  la  journée,  le  soleil  s'était  promené  en 
triomphateur  au  milieu  d'un  ciel  méridional  dont  pas  un 
nuage  n'obscurcissait  l'éclat.  A  ce  crépuscule  ardent  qui 
n'appartient  qu'à  l'Italie,  et  que  Claude  Lorrain  sait  seul 
reproduire ,  succédait  une  nuit  claire,  transparente ,  plus 
belle  que  le  jour.  Nous  parcourûmes,  toujours  éclairés 
par  nos  flambeaux  de  poix-résine,  Portici ,  Résina,  Torre 
del  Greco.  A  douze  milles  de  Naples ,  après  avoir  traversé 
une  multitude  de  vignobles  et  de  jardins ,  et  avoir  fré- 
quemment tourné  la  tête  pour  contempler  les  iles  d'Ischia 
et  de  Capri,  qui  sortent  du  sein  de  la  mer  et  dont  les  as- 
pérités étincelaient  à  la  clarté  de  la  lune ,  nous  atteignî- 
mes la  petite  maison  habitée  par  rinspecleur-général  des 
travaux.  Là,  nous  fîmes  halle,  et  nous  montâmes  sur  la 
terrasse  italienne  de  cette  maison  où  nous  nous  arrêtâmes 
pour  jeter  nos  regards  sur  le  paysage  environnant. 

Quelques  verres  de  l'excellent  vin  de  Lacryma-Christi , 
que  le  maître  nous  fit  verser ,  ranimèrent  le  courage  des 
voyageurs  qui  allaient  s'engager  dans  la  région  du  passé  et 
des  fantômes.  Le  Titan  sourcilleux  lançait  une  fumée  rou- 


44  POMPÈI  vu  A  LA  LUEUn  DES  TORCHES. 

geâlre;  notre  imagination  s'exaltait  de  plus  en  plus,  et 
son  poétique  télescope  prétait  à  tout  ce  qui  nous  environ- 
nait une  teinte  mystérieuse  en  harmonie  avec  les  lieux 
fantastiques  que  nous  repeuplions  par  la  pensée.  Par  de- 
grés ,  la  lune  vint  à  s'obscurcir  ,  et  des  myriades  d'étoiles 
semèrent  leurs  paillettes  sur  le  fond  bleu  du  ciel.  Nous 
traversâmes  encore  quelques  vignobles,  et,  accompagnés 
d'une  petite  armée  de  lazzaronis ,  qui  n'ont  rien  à  faire  la 
nuit  et  le  jour,  et  de  gardes  porteurs  de  torches,  nous 
atteignîmes  la  petite  grille  de  bois  qui  sert  aujourd'hui 
de  porte  triomphale  à  la  cité  des  morts. 

Les  soldats  qui ,  placés  dans  leur  guérite,  sont  chargés 
de  veiller  à  la  conservation  des  débris,  nous  rendirent 
les  honneurs  militaires.  Le  frémissement  de  leurs  armes 
d'acier  fut  le  dernier  bruit  qui  nous  rappela  le  monde 
actuel,  l'Europe  vivante.  Nous  entrâmes  dans  la  rue  des 
Tombeaux  :  c'est  une  admirable  avenue  qui  prépare 
bien  le  voyageur  au  silence  funèbre  de  la  ville  perdue  ^ 
encaissée  dans  la  double  élévation  du  terrain  environ- 
nant, elle  parait  conduire  au  domaine  de  la  mort,  mais 
d'une  mort  riante  et  païenne.  Sur  le  marbre  des  sépul- 
tures étincelaient  de  tous  côtés  des  fleurs  en  marbre  ,  des 
guirlandes  bien  conservées ,  des  effigies  presque  riantes. 
Que  de  souvenirs  !  quelle  leçon  !  la  plupart  des  maisons 
sont  détruites,  les  tombeaux  subsistent  encore  et  ces 
tombeaux  ressemblent  à  des  palais.  Voici  celui  de  Scau- 
rus,  et  plus  loin  celui  de  Galventius-Quietus.  La  tombe 
ronde ,  dont  on  n'a  pu  déchiffrer  aucune  inscription  , 
nous  frappa  tous  par  l'extrême  élégance  qui  la  distingue. 
Nous  nous  approchâmes  pour  examiner  curieusement 
quelques-unes  de  ces  sculptures  ;  dans  la  ville  de  plaisance 
des  conquérans  du  monde,  la  mort  elle-même  avait  un 
air  de  fête.  Ce  n'étaient  que  jeux  olympiques  ,   images 


POMPÉI  VU  A  L.V  LUELl\  DES  TORCHES,  45 

riantes ,  souvenirs  de  joie  et  de  volupté.  Ici ,  de  larges  al- 
côves ou  niches  dans  lesquelles  les  parens  afflipcs  venaient 
se  livrei'  à  la  douleur  :  là ,  dos  débris  d'autel  ,  des  portes 
à  fleur  de  terre,  par  lesquelles  nous  pénétrions  dans  les 
caveaux  5  plus  loin  de  véritables  temples  consacrés  au  sou- 
venir des  morts,  et  où  la  douleur  romaine  conservait  je 
ne  sais  quel  caractère  (i;igantesque  ;  plus  loin  encore,  un 
triclinhui! .  salle  à  manger  funèbre,  où  se  réunissaient 
ceux  qui  voulaient  fêter  le  souvenir  des  défunts,  et  faire 
des  libations  à  leur  ombre.  Dans  un  vaste  caveau  ,  dont 
nos  torches  dissipaient  à  peine  l'obscurité  ,  se  trouvaient 
rangées  plusieurs  urnes  dont  le  marbre  brillait  à  nos  yeux  ^ 
les  objets  les  plus  curieux  que  l'on  v  avait  découverts 
avaient  été  déjà  transportés  dans  le  musée  de  Naples. 

Ainsi  s'annonçait  à  nous  la  cité  mystérieuse-  et  vingt 
fois  je  crus  apercevoir,  debout,  sur  une  tombe,  le  séna- 
teur romain  des  vieux  tems,  avec  sa  toge  flottant  au 
gré  des  vents  et  son  geste  impératif.  Sur  un  cénotaphe,  de 
fort  beaux  bas-reliefs  représentaient  un  combat  de  gla- 
diateurs 5  et  l'ombre  portée  de  ces  bas-reliefs,  les  dessi- 
nant avec  une  saillie  plus  forte,  leur  donnait  une  énergie 
singulière.  Enfin  ,  au  milieu  de  cette  double  fantasma- 
gorie de  la  mort  et  de  la  nuit,  nous  approchâmes  du 
mausolée  d'Arrius  Diomèdes.  En  face  de  ce  mausolée  se 
trouvait  lasplendide  villa  de  cet  homme,  dont  le  nom,  si 
j)eu  historique  de  son  tems,  a  survécu  à  toutes  les  rui- 
nes ,  et  se  tient  encore  debout  au  milieu  de  la  destruction 
générale. 

Était-elle  bien  à  toi,  cette  maison  magnifique,  Arrius? 
A  toi,  dont  le  nom  décore  le  marbre  funèbre  qui  lui  fait 
face?  Les  antiquaires,  avec  leur  subtilité  ingénieuse, 
n'ont-ils  pas  attaché  des  désignations  arbitraires  à  tous 
les  carrefours  ,  à  tous  les  édifices  de  la  ville  perdue  et  re- 


46  POMPÉI  vu  A  LA  LUEUR  DRS  TORCHES. 

trouvée?  Quels  qu'aient  été  ton  nom,  la  profession  ,  tes 
mœurs,  ton  caractère,  tu  avais  la  richesse,  qui  remplace 
tout  !  Voici  encore  des  rangs  de  colonnes  isolées  et  debout, 
qui  se  dessinent  sur  le  ciel  5  voici  des  peintures  et  des 
arabesques  admirables  5  des  fresques  contemporaines  de 
l'empereur  Titus ,  et  que  le  Vésuve  n'a  pas  même  effleu- 
rées 5  voici  des  amphores  rangées  en  bataillons  dans  tes 
souterrains  ,  et  les  débris  admirables  de  tes  bains  dignes 
d'un  roi  5  voici  ton  atrium  et  ton  Iriclinium.  Voici  la  porte 
de  ton  jardin  ,  cette  porte  auprès  de  laquelle  on  trouva 
deux  squelettes  :  l'un  tenant  une  clef  enfoncée  dans  la 
serrure  ,  et  prêt  à  tourner  cette  clef  pour  s'enfuir  ;  l'autre 
couché  par  terre  auprès  d'un  sac  rempli  d'or  et  de  plu- 
sieurs vases  d'argent.  Sans  doute  le  maître  de  la  maison , 
suivi  d'un  esclave ,  aura  espéré  se  soustraire  au  sort  com- 
mun 5  il  avait  fui ,  pendant  que  sa  fille  et  le  reste  de  sa 
famille  cherchaient  un  asyle  dans  les  caveaux  souterrains 
de  l'édifice.  On  n'ignore  pas  que  leurs  squelettes  se  sont 
retrouvés,  et  que  la  forme  du  sein  d'une  jeune  femme  , 
moulée  en  creux  parles  cendres  chaudes  et  durcies,  dans 
lesquelles  elle  avait  péri ,  a  frappé  les  yeux  des  ouvriers 
qui  ont  déblayé  ces  catacombes  :  ils  l'ont  transportée  à 
Naples,  dont  le  musée  possède  aujourd'hui  toutes  ces  dé- 
pouilles. Pauvre  jeune  femme  !  ses  ornemens  d'or  et  d'ar- 
gent jonchaient  la  terre,  et  le  simulacre  de  sa  beauté  sub- 
siste encore  après  dix-sept  siècles ,  preuve  de  l'horrible 
mort  qui  l'a  saisie. 

De  la  villa  de  Diomèdes,  dernière  maison  du  faubourg, 
nous  entrâmes  dans  la  ville  elle-même.  Ces  rues  étroites, 
ces  fragmens  de  murs  ,  dont  les  lignes  âpres,  déchirées  , 
irrégulières,  apparaissent  sur  le  fond  du  ciel,  ces  trottoirs 
qui  se  sont  reposés  dix-sept  cents  ans,  ces  fontaines  épui- 
sées ,  ces  carrefours  ,  autrefois  fréquentés  par  une  popu- 


POMPÉI  VU  A  LA  LUEUR  DES  TORCHES.  47 

lation  amie  du  plaisir ,  ces  boutiques  de  boulanger ,  de 
pâtissier,  de  restaurateur,  dont  les  fourneaux  intacts 
semblent  encore  appeler  le  chaland  ,  passaient  devant 
nous,  comme  une  procession  singulière  ,  à  demi  éclairée 
par  nos  flambeaux  :  ici  demeurait  un  charron ,  là  un  ma- 
réchal ,  plus  loin  un  sculpteur.  Malheureux  artiste  !  s'il 
est  auteur  de  ces  Irises,  il  avait  du  talent  ;  voici  des  dé- 
tails fouillés  avec  une  grande  adresse  de  ciseau  5  voici  des 
guirlandes  jetées  avec  une  hardiesse  élégante.  L'enseigne 
de  sa  bouti([ue  n'a  malheureusement  pas  été  respectée  par 
le  tems  ;  il  a  ménagé  seulement  la  chèvre  en'lerre  cuite, 
qui ,  tout  à  coté  ,  annonçait  une  laiterie.  Il  n'a  pas  dé- 
truit non  plus  les  amphores  pleines  d'huile,  qui  garnis- 
saient la  boutique  de  ce  marchand  voisin.  La  trace  ronde 
des  vases  est  restée  empreinte  sur  le  comptoir  ;  la  desti- 
née a  permis  aux  cruches  d'un  marchand  d'huile  de  tra- 
verser les  siècles  et  ne  l'a  pas  permis  aux  ouvrages  de 
Tite-Live  et  de  Tacite.  Nous  posâmes  le  pied  sur  plu- 
sieurs pierres  transversales  destinées  à  faciliter  la  marche 
des  passans  qui  voulaient  traverser  la  rue.  Le  repos  de  la 
cité  ,  le  silence  profond  qui  régnait,  n'avaient  rien  qui 
dût  nous  étonner.  Il  semblait  que  tous  les  habitans  dor- 
maient encore,  et  que  nous,  avec  nos  domestiques  ,  nos 
torches ,  nos  gardes ,  nos  paniers  remplis  de  vins  et  de 
comestibles,  nous  étions  quelques  jeunes  débauchés  qui 
fesaientde  la  nuit  le  jour.  Cette  illusion  ne  fit  que  s'aug- 
menter lorsque  nous  observâmes  de  près  les  portiques  , 
les  colonnes  restées  debout ,  les  mosaïques  intérieures  et 
le  mol  salve  inscrit  sur  le  seuil  des  maisons.  Ce  fut  ainsi 
que  nous  atteignîmes  le  grand  édifice  nommé  :  Maison 
de  SallusLe.  Nos  princes  sont  moins  bien  logés;  il  y  a 
plus  de  goût ,  plus  d'art,  une  recherche  de  volupté  plus 
curieuse  dans  celte  maison  que  dans  toutes  les  autres  mai- 


48  POMPÉI  M   A  LA  LUEUn  DES  TOllCHES. 

sons  de  Pompéi.  Je  me  représente  quelque  homme  riche, 
ami  des  lettres  et  des  voluptés  ,  fatip,ué  des  cris  du  Fo- 
rum ,  et  consacrant  sa  fortune  à  orner  cette  élégante 
retraite.  Il  avait  fait  construire  une  salle  à  manger 
dans  son  jardin  ;  une  treille  chargée  de  pampre  la  re- 
couvrait -,  une  petite  table  ronde  en  occupait  le  cen- 
tre ,  et  tout  autour  régnaient  des  lits  sur  lesquels  s'as- 
seyaient les  convives  5  à  côté  se  trouvait  la  fontaine  qui 
servait  à  rafraîchir  le  vin.  La  lueur  des  flambeaux  glissait 
sur  les  murailles  de  marbre,  éclairant  tour  à  tour  une 
corniche,  un  pilastre,  détachant  du  fond  sombre  où  elles 
se  trouvaient  des  figures  de  nymphes  et  de  muses;  au-dessus 
de  nos  têtes,  le  ciel  bleu  5  à  distance,  le  Vésuve,  surmonté 
de  la  colonne  rougeâtre  qui ,  pendant  le  jour,  n'avait  été 
à  nos  yeux  c|u'une  colonne  de  cendre  noire. 

Nous  pénétrâmes  dans  le  boudoir  secret  ou  venereuin 
du  voluptueux  Salluste.  Un  portique  quadrilatère  en- 
toure un  petit  jardin  5  ses  murs  étaient  garnis  autrefois 
de  marbre  noir  incrusté  d'or.  Dans  une  des  chambres 
aliénantes,  on  a  trouvé  les  débris  d'un  lit,  un  sque- 
lette de  femme ,  chargé  de  plusieurs  colliers  ,  et  trois 
ou  quatre  squelettes  d'esclaves.  Sans  doute  ,  c'était  la 
mailresse  de  la  maison  ,  et  la  mort  la  plus  affreuse  était 
venue  la  saisir  dans  cet  asile  domestique.  Combien  de 
scènes  déchirantes  ont  dû  se  passer  alors  ?  Combien  de 
drames  affreux  l'histoire  n'a  pas  même  recueillis.^  Com- 
bien de  grands  dévouemens  ou  de  traits  d'égoïsme  ont 
dû  signaler  une  calastrophe  si  inattendue?  Toutes  ces 
images  se  mêlaient  dans  notre  pensée  aux  idées  volup- 
tueuses et  gaies  qui  peuplaient  la  maison  de  Salluste  et 
celle  de  l'édile  Pansa ,  visitée  par  nous  peu  de  tems 
après.  Je  me  souvenais  d'avoir  vu,  dans  le  musée  de  Na- 
ples  ,  tous  les  miroirs ,  vases  d'argent  et  d'or ,  candéla- 


POMPEl  VU  A  LA  LUEUR  DES  TORCHES.  49 

bres  d'une  A'aleur  énorme ,  statues  précieuses ,  dont  ces 
deux  maisons  avaient  été  ornées.  J'aurais  voulu  que  le 
roi  de  Naples,  au  lieu  de  consacrer  beaucoup  d'argent  à 
des  galas  de  cour  et  à  des  fêtes  inutiles,  eût  fait  réparer 
au  moins  une  de  ces  vieilles  maisons  romaines  ;  qu'il  eût 
relevé  les  colonnades  de  \ atrium  et  rendu  leur  fraî- 
cheur primitive  aux  arabesques  qui  garnissaient  les  mu- 
railles. J'aurais  voulu  que  Vimpluvium  et  les  fontaines 
fussent  alimentées  d'une  eau  pure,  qu'on  revit  dans  sa 
splendeur  l'autel  des  dieux  domestiques  et  la  chambre 
de  l'esclave  cubiculaire  et  les  grands  rideaux  ou  parape- 
iasniata  qui  séparaient  le  salon  intérieur  de  la  grande 
salle  où  les  nombreux  cliens  venaient  attendre  le  réveil 
du  maître.  Qu'il  eût  été  facile,  en  employant  quelques 
hommes  d'art,  de  reconstruire  toute  l'existence  maté- 
rielle d'un  sybarite  romain!  Ustensiles,  amulettes,  meu- 
bles -,  rien  ne  nous  manque.  Une  visite,  une  seule  visite 
dans  cette  maison  aurait  fourni  des  renseignemens  plus 
utiles  sur  le  monde  ancien,  que  tous  les  ouvrages  de  Can- 
telline  et  de  Juste-Lipse.  L'édile  Pansa  était  plus  magni- 
fique encore  que  Salluste  :  à  son  palais  étaient  jointes  plu- 
sieurs boutiques,  qu'il  louait  sans  doute,  et  qui  devaient 
lui  procurer  un  assez  beau  revenu  (1).  Le  même  musée  de 
Naples,  qui  a  englouti  à  son  tour  toutes  les  curiosités  de 
Pompéij  renferme  aujourd'hui  la  caisse  dans  laquelle  le 

(1)  Lue  grande  partie  des  archives  de  ce  magistrat  oui  été  retrou- 
vées,  mais  si  compactes  et  si  adhéreutes  entre  elles,  qu'où  désespère 
de  pouvoii' jamais  les  lire.  Quel  jour  cependaut  eussent  jeté  sur  lad- 
ministratiou  municipale  des  villes  romaines  ces  précieux  dépôts! 
Mais,  pour  donner  une  idée  de  fimpoi-tance  de  Pompéi.  nous  citei'ons 
une  afifiche  de  loyer  trouvée  dans  les  ruines  de  cette  ville,  par  la- 
quelle Julie  Félicia,  fiUe  de  Spurius,  offrait  pour  cinq  ans  la  location 
de  ses  biens  consistant  en  uu  bain  et  neuf  cents  boutiques. 

xiir.  4 


60         POMPÉI  vu  A  LA  LUEUR  DES  TORCHES. 

questeur  déposait  le  produit  des  impots  et  des  revenus  pu- 
blics. Une  singularité  curieuse  se  rapporte  à  la  découverte 
de  cette  caisse.  Peu  de  tems  après  l'éruption  du  Yésuve, 
il  parait  qu'un  homme  de  Pompéi ,  qui  avait  échappé  au 
désastre ,  s'avisa  de  creuser  la  terre  dans  l'espérance  de 
parvenir  jusqu'à  l'appartement  qui  renfermait  le  trésor 
public.  Sans  doute  il  consacra  plusieurs  années  à  ce  tra- 
vail, et  il  y  employa  surtout  les  heures  de  la  nuit  pour  ne 
pas  éveiller  l'attention.  Lorsqu'il  eut  achevé  l'excavation 
projetée  ,  il  reconnut  que  la  direction  qu'il  avait  choisie 
«'était  pas  parfaitement  juste ,  et  que  son  puits  aboutissait 
à  une  chambre  voisine  de  celle  où  le  trésor  était  déposé. 
Il  ne  perdit  pas  courage  et  se  remit  à  percer  un  mur  à 
travers  lequel  il  parvint  jusqu'à  la  chambre  du  trésor. 
Celle  patience  de  la  cupidité  fut  récompensée  ;  lors  des 
dernières  fouilles ,  on  ne  trouva  plus  sur  le  sol ,  occupé 
pendant  dix-sept  siècles  par  la  caisse,  que  quelques  mon- 
naies d'or  qui  avaient  glissé  entre  les  lames  de  métal  dont 
le  fond  était  garni. 

Nous  promenâmes  nos  torches  dans  toutes  ces  maisons 
inoccupées,  dans  celle  de  Méléagre  et  des  Néréides,  noms 
arbitraires  qu'on  leur  a  imposés  faute  de  mieux.  Tan- 
lot  la  transparence  d'un  masque  sculpté  dans  l'albâtre , 
ravonnant  sous  la  clarté  de  nos  flambeaux ,  parais- 
sait une  tète  de  Furie  ,  qui  sortait  du  Tartare  pour 
punir  notre  curiosité;  tantôt,  nous  nous  arrêtions  devant 
de  vieilles  mosaïques  tout  éclatantes  de  fraîcheur  ,  après 
dix-sept  siècles.  Nous  sorlimes  de  ces  palais  pour  visiter 
la  Taverne  :  objets  immondes ,  souvenirs  de  débauches 
populaires,  peintures  représentant  des  orgies  de  soldais  et 
de  matelots;  puis,  en  traversant  un  jardin,  des  salles  élé- 
gantes, destinées  sans  doute  à  des  voluptés  plus  raffinées  : 
toujours  la  vie ,  toujours  la  volupté  et  la  joie  ,  en  face  de 


POMPÉI  VU  A  LA  LUEUR  DES  TORCHES.  51 

cette  grande  catastrophe.  Je  remarquai  que  le  costume 
des  paysans,  tels  que  les  a  représentés  le  peintre  sur  les 
murs  de  la  taverne ,  ressemble  beaucoup  à  celui  des  pé- 
cheurs et  des  paysans  napolitains  d'aujourd'hui.  C'est 
chez  le  peuple  que  les  traditions  du  costume,  du  langage, 
et  même  des  idées,  se  continuent  avec  le  plus  de  persévé- 
rance. La  blouse  des  Gaulois  couvre  encore  les  épaules 
des  fermiers  français  :  le  capuchon  ou  la  capote  des  bu- 
veurs de  Pompéi  est  employé  aujourd'hui  sur  toutes  les 
cotes  de  la  Méditerranée  :  c'est  le  bonnet  ordinaire  des 
matelots. 

Fatigués  de  cette  longue  course,  nous  nous  arrêtâmes 
enfin  dans  une  maison  spacieuse  ,  nouvellement  décou- 
verte sous  l'inspection  du  fils  de  Goethe,  et  que  les  cicé- 
rones ont  baptisée  :  Maison  de  Gœthe.  Là,  se  trouve 
cette  belle  mosaïque  qui  représente  ,  selon  les  antiquai- 
res ,  la  bataille  du  Granique  et  la  fuite  de  Darius.  Le  gé- 
nie moderne  n'a  rien  produit  de  plus  expressif  et  de  plus 
grand.  Nous  ne  pouvions  nous  lasser  d'admirer  l'air  de 
triomphe  et  d'orgueil  du  vainqueur,  la  triste  résignation 
du  vaincu  ,  les  groupes  divers ,  distribués  avec  le  plus 
grand  art,  et  cet  éclat  de  couleur,  cette  vie  éternelle  d'un 
tableau  de  marbre,  que  le  soleil  ne  peut  altérer,  que  l'hu- 
midité ne  peut  détruire. 

11  y  avait  long-tems  que  le  royaume  des  fées  s'était  en- 
tr'ouvert  pour  nous.  Cette  magie  ne  tarda  pas  à  dispa- 
raître :  le  cliquetis  des  porcelaines  que  les  esclaves  dé- 
ballaient ,  le  bruit  d'une  table  que  l'on  dressait ,  celui  des 
verres  et  des  bouteilles  que  l'on  disposait  en  bataillons 
nous  arrachèrent  à  la  rêverie  et  nous  ramenèrent  à  la 
grossière  réalité.  O  profanation  !  nous ,  enfans  des  Goths 
et  des  Germains,  nous ,  avec  nos  costumes  sans  élégance, 
nos  habits  courts,  nos  bottes  éperonnées ,  et  nos  maigres 


52  POMPÉI  vu  A  LA  LUEUR  DES  TORCHES. 

chapeaux  de  castor ,  nous  allâmes  nous  asseoir  à  la  place 
que  les  LucuUus  et  les  Apicius,  vêtus  de  robes  flottantes 
et  entourés  d'esclaves  complaisans ,  avaient  occupée  au- 
trefois. Une  longue  promenade  et  l'air  de  la  nuit  avaient 
aiguisé  l'appétit  des  convives.  Le  vin  de  Champagne  et  le 
vin  du  Rhin  sortirent  bientôt  de  leurs  prisons ,  et  sans 
nous  embarrasser  de  savoir  si  les  ombres  des  gourmets 
d'autrefois  ne  prendraient  pas  en  pitié  nos  côtelettes  et 
notre  macaroni ,  nous  fimes  honneur  à  ce  festin  noc- 
turne qui  n'était  ni  un  déjeuner ,  ni  un  souper  :  vrai  fes- 
tin funéraire  placé  sur  la  limite  des  morts  et  des  vivans. 
Bientôt  animés  par  des  libations  assez  nombreuses ,  nous 
évoquâmes  à  grands  cris  nos  hôtes  d'autrefois  et  nous 
bûmes  à  leur  santé.  Voyez  un  peu  quel  eût  été  l'étonne- 
ment  du  propriétaire,  si  Pluton,  lui  accordant  un  congé, 
lui  eût  permis  de  visiter  sa  salle  de  banquet ,  occupée  par 
des  barbares  !  Ils  ne  se  montrèrent  pas  5  mais  en  revanche 
nous  fimes  asseoir  à  notre  table  trois  officiers  napolitains 
qui  ne  savaient  ni  l'anglais ,  ni  le  français ,  ni  même  le 
florentin,  et  qui  parlaient  le  pur  dialecte  du  pays. 

La  scène  était  admirable  ,  brillante  et  funèbre  ,  mêlée 
à  la  fois  d'ombres  et  de  lumières ,  et  animée  par  ces  con- 
trastes énergiques  qui  sont  une  bonne  fortune  pour  les 
peintres.  11  fallait  nous  voir,  éclairés  par  les  torches  que 
tenaient  les  domestiques  5  elles  scintillaient  sur  le  cristal 
des  verres-,  elles  diaman talent  la  pourpre  du  vin  vieux;  et 
cette  salle  antique,  aux  pilastres  carrés,  qui  n'avait  que 
le  ciel  pour  dôme  ;  et  tous  ces  groupes  de  paysans ,  de 
jeunes  filles,  de  lazzaronis,  d'improvisateurs,  faisant  cer- 
cle autour  de  nous  et  complétant  la  scène  par  la  singu- 
larité pittoresque  de  leurs  brillans  costumes.  La  brise  noc- 
turne agitait  les  rubans  rouges  de  leurs  chapeaux  et  les 
plis  flollans  de  leurs  manteaux  bleus.  Nous  donnâmes 


POMrKI  vu  A  LA  L'Jhin  DKS  TOP.CHES.  63 

Tordre  d' allumer  du  feu  daus  un  coin  de  la  salle  et  d'y 
préparer  le  punch  pour  nos  paysans  devenus  nos  convi- 
ves; la  clarté  de  Talcohol  embrasé  promena  sur  ces  figu- 
res olivâtres,  riantes,  expressives,  sur  ces  yeux  noirs, 
sur  ces  corsets  ponceau  ,  sa  lueur  incertaine  ;  le  bois  pé- 
tilla 5  une  joie  plus  énergique  que  la  nôtre  anima  nos 
nouveaux  convives.  Je  regrette  que  nous  n'ayons  pas  eu 
quelque  peintre  au  milieu  de  nous.  Ici  se  dessinait  la  si- 
lhouette tranchée  et  vigoureuse  d'un  Napolitain  qui  se 
trouvait  placé  entre  le  brasier  et  nous  ;  là ,  tout  en  face 
de  lui ,  un  jeune  pêcheur  aux  bras  nerveux  ,  étendu  sur 
une  ruine ,  recevait  en  masse  la  lumière  du  foyer  -,  un 
fragment  de  galon,  un  bout  de  soie,  une  paillette  sur  un 
habit,  étincelaient  dans  l'ombre 5  et^  dans  la  demi-teinte, 
de  jeunes  filles  se  tenaient  debout ,  les  bras  croisés ,  les 
cheveux  noirs  rattachés  par  les  longues  épingles  d'or  que 
les  femmes  des  environs  de  Naples  emploient  pour  leur 
toilette. 

Je  me  levai  pour  surveiller  moi-même  la  confection 
du  punch  •  j'attisai  le  feu  ;  un  millier  d'étincelles  qui 
jaillirent  en  s' élevant  vers  le  ciel,  éclairèrent  encore  ce 
spectacle  si  varié ,  si  bizarre ,  si  rempli  d'intérêt.  Oh  ! 
le  beau  moment  et  l'étrange  coup  -  d'oeil ,  lorsque  le 
punch  circula  de  main  en  main ,  lorsque  le  tambou- 
rin et  les  castagnettes  donnèrent  le  signal  de  la  vive  ta- 
rentelle 5  lorsque  la  liqueur  généreuse ,  pénétrant  dans 
ces  veines  méridionales,  rendit  les  mouvemensdes  dan- 
seurs plus  agiles  ,  leur  vivacité  plus  intense  et  leur  joie 
plus  folle  ;  lorsque,  saisissant  les  torches  de  nos  gardes  , 
ils  donnèrent  à  leur  ronde  une  impulsion  frénétique  ! 
c'était  une  bacchanale  des  anciens  jours.  Les  phy- 
sionomies elles-mêmes  avaient  le  caractère  de  grandeur 
et  de  sévérité  qui  distingue  les  statues  antiques  ;  le  tam- 


54         POMPÉ I  vu  A  LA  LUEUR  DES  TOnCHES. 

bourin  grondait  avec  plus  de  force ,  les  échos  des  vieilles 
murailles  s'éveillaient  menaçantes ,  les  collines  de  lave  et 
de  cendres  réverbéraient  les  clameurs  de  la  troupe  eni- 
vrée ;  enfin,  cette  allégresse  contagieuse  nous  gagna,  les 
flacons  du  prince  volèrent  en  éclats  sur  les  pilastres  de 
l'atrium  ,  nous  répétâmes  le  nom  de  la  princesse  absente 
que  nous  saluâmes  de  nos  cris  5  et  bientôt  après  l'orbe 
pâle  de  la  lune  se  leva  silencieusement  comme  pour  nous 
reprocher  nos  transports  et  notre  joie  profane. 

La  scène,  adoucie  par  les  rayons  nocturnes  ,  prit  un 
aspect  plus  grave ,  et  nous  nous  acheminâmes  de  nou- 
veau vers  le  Forum  et  l'Amphithéâtre.  Quelques-unes 
des  torches  étaient  consumées ,  les  autres  brûlaient  avec 
moins  d'intensité  et  de  clarté.  A  notrç  joie  succédait 
la  mélancolie  dont  les  plaisirs  de  ce  monde  sont  toujours 
suivis.  Nous  nous  engageâmes  dans  ces  rues  étroites  qui 
plaisaient  aux  anciens  ,  parce  que  ,  disaient-ils ,  elles 
protégeaient  les  passans  contre  la  chaleur  du  jour.  Nous 
reconnûmes  la  trace  des  chars,  une  ornière  qui  datait 
de  loin  et  qui  semblait  tracée  de  la  veille.  Bientôt  nous 
atteignîmes  le  Forum,  ce  foyer  de  toute  la  civilisation 
antique.  Que  de  palais  en  débris  !  que  de  temples  en 
ruines!  Voici  un  assortiment  complet  de  tous  les  édifices 
nécessaires  à  un  peuple  civilisé.  Nous  nous  arrêtâmes 
long-tems  en  face  du  temple  de  Vénus,  dont  nous  contem- 
plâmes la  colonnade  élégante  et  les  degrés  de  marbre,  con- 
duisant jadis  à  l'autel  de  la  déesse  aujourd'hui  brisé  et 
impraticable.  Nous  tournâmes  la  tète  :  merveilleux  coup- 
d'œil  î  une  longue  i  angée  de  colonnes  blanches  se  dessi- 
nait à  l'horizon  ,  projetant  sur  la  route  de  grandes  om- 
bres d'un  azur  noirâtre.  Les  murs  ruineux,  dont  la  lune 
argenté  les  lignes  irrégulières  ;  des  façades  dilapidées  qui 
vous   apparaissent   comme    des  fantômes  5   et  partout, 


POMPÉI  VU  A  LA  LUEUR  DES  TORCHES.         65 

épars  sur  la  terre,  des  volutes  ioniennes  ,  des  chapiteaux 
frustres,  des  métopes  couvertes  de  cette  végétation  fa- 
tale aux  ruines  dont  elle  s'empare.  Si  quelqu'un  de  nos 
compagnons  nous  quittait  un  instant,  on  le  voyait  bien- 
tôt reparaître  -,  et  du  sein  de  l'obscurité  qui  l'avait  enve- 
loppé ,  il  sortait  comme  un  être  de  l'autre  monde  qui 
serait  venu  visiter  celui-ci. 

Salles  orgueilleuses ,  où  sont  les  hommes  qui  se  réu- 
nissaient sous  vos  colonnades  ,  fiers  de  l'éclat  de  leur 
pourpre  et  de  la  beauté  de  vos  portiques? 

Vous  voilà  donc  ,  dieux  jadis  adorés,  et  dont  le  nom 
même  est  une  risée  pour  le  manant  d'Apulie  !  Une  co- 
lonne reste  debout  au  milieu  du  Forum  j  l'inscription 
qu'elle  portait  s'est  effacée  5  la  tablette,  sur  laquelle  on 
avait  gravé  des  titres  pompeux  .  a  dormi  pendant  vingt 
mille  révolutions  lunaires  sous  les  décombres  et  les  cen- 
dres. La  jeune  femme  qui,  orgueilleuse  de  sa  beauté, 
s'agenouillait  devant  l'autel  de  Vénus,  comme  devant  sa 
propre  image,  où  est-elle?  Le  symbole  de  sa  foi  chérie 
orne  le  cachet  d'un  antiquaire  ou  se  perd  au  milieu  des 
curiosités  d'un  musée.  Vous  apercevez  cette  maison  qui 
domine  le  Forum,  et  dont  les  murs  épais  ont  bravé  le  tems  : 
à  qui  appartenait-elle  ?  A  un  négociant  venu  de  Grèce , 
et  dont  les  trésors  accumulés  ne  servent  plus  aujourd'hui 
qu'à  garnir  un  médailler  royal  et  à  fixer  quelques  dates 
de  l'histoire.  Un  Forum  !  un  foyer  de  passions ,  de  tu- 
multe ,  d'injustices  ,  d'éloquence  qui  entraîne  ,  de  com- 
bats violens,  de  fougue  insensée  !  Silencieux  maintenant, 
désert,  solitaire,  avec  toutes  ses  haines  et  toutes  ses 
svmpathies  ,  ensevelies  à  la  fois  dans  la  grande  ruine 
commune.  Et  le  monde  va  toujours  j  toujours  mêmes 
haines  et  mêmes  sympathies  ;  toujours  mêmes  craintes 
et  mêmes  espoirs.  Rien  ne  change.  Le  riche  et  le  noble 


56  POMPKI  VfJ  A  LA   LUELT.  DES  TÔACHES. 

demandent  encore  à  leur  statue  et  à  leur  portrait  une 
immortalité  certaine  ;  le  lucre  et  l'ambition  jouent  leur 
jeu  éternel  5  l'amour  et  la  haine  continuent  leur  travail 
impérissable  ^  il  Y  a  encore  des  prêtres  semblables  à  ceux 
qui  habitaient  le  temple  d'Isis  que  j'aperçois  -,  prêtres  fré- 
nétiques ,  prenant  pour  inspiration  sacrée  la  fureur  de 
leur  fantaisie,  et  croyant  que  leurs  danses  violentes, 
leurs  crisd'énergumènes  et  leurs  agenoiiillemens  forcenés 
leur  assurent  la  protection  céleste.  Hélas  !  on  a  trouvés 
étendus  au  pied  de  leurs  autels,  les  squelettes  de  ces 
malheureux  que  leur  déesse  n'a  pas  su  garantir  ! 

Ainsi  rêvais-je,  assis  sur  un  débris  de  colonne  du  Fo- 
rum de  Pompéi ,  lorsque  mes  compagnons  m'arrachèrent 
à  ma  rêverie  ,  et  m'entraînèrent  du  côté  de  l'Amphithéâ- 
tre. Le  magnifique  édifice  paraissait  plus  grand  et  plus  bi- 
zarre encore  sous  le  clair  de  lune.  L'architecture  complète 
offre  desmassesnon  interrompues  qui  sont  loin  d'atteindre 
l'effet  pittoresque  de  l'architecture  en  ruines;  et  cet  effet 
augmente  quand  les  ombres  portées  des  colonnes  ressor- 
tentsurun  fondbrillant.  Imaginez  celui  que  devaientpro- 
duire  ces  innombrables  arcades,  les  unes  entières  et  bien 
conservées,  les  autres  toutes  vermoulues  et  en  ruines; 
l'uniformité  de  leurs  rangs  interrompue   seulement  par 
ces  nombreux  degrés   de  pierre ,  escaliers  gigantesques 
qui  conduisaient  aux  premières  places  de  l'Amphithéâ- 
tre. Nous  entrâmes  dans  le  cirque  :  de  là  ,   s'élevaient, 
autour  de  nous ,  les  cercles  concentriques  de  ces  vastes 
et  innombrables  gradins  ,  dont  la  conservation  était  par- 
faite, et  où  les  habitans  de  la  Campanie ,  jadis  si  amou- 
reux de  jeux  publics  ,  eussent  très-bien  pu  venir  encore 
assister   aux   combats,    aux   assassinats  publics  et  à  la 
mort  sanglante  de  leurs  gladiateurs  favoris.  Au-dessus  de 
tous  les  cercles  s'entr'ouvraient  les  grandes  arcades,  qui 


ro«Pi;i  vu  A  i.\  i.rRir.  df.s  touciifs.  5/ 

laissaient  passa;^,e  à  l'aziirchi   ciel  el  ;i  clos  floîs  de  elailé 
douce  ^  Taslre  lui-même,  suspendu  à  une  dislance  infinie, 
servait  de  lampe  nocturne  à  Tintérieur  du  cirque,  qu'elle 
couvrait  de  sa  clarté  bleuâtre.   Çà  et  là ,  groupés  sur  les 
degrés,  vous  aperceviez  des  paysans  qui  causaient  ensem- 
ble, et  qui  portaient  nos  torcbes-,  sous  le  flot  de  lumière 
argentée  dont  l'espace  était  inondé  ,  ces  dernières  ne  pa- 
raissaient plus  que  comme  de  faibles  étincelles  rougeâtres. 
Une  bande  de  musiciens   assise  sur  les  ruines  de  l'an- 
cien orchestre  exécutait  quelques-uns  des  airs  délicieux 
que  l'Italie  moderne  a  produits  en   si  grand  nombre  : 
les  spectateurs,  animés  par  ces  accords  hardis  qui  mar- 
quent si  vivement  la  mesure,   se  mirent  h.  recommencer 
leur  tarentelle  favorite.  Dans  le  silence  et  le  repos  géné- 
ral ,  il  fallait  admirer  la  grâce  et  l'élan  sauvage  de  cette 
danse  ,   son  entraînante  vigueur  et  celte  souplesse  élas- 
tique qui  rappelle  les  bonds  fantastiques  et  bizarres  de 
la  chèvre  sur  ses  montagnes.  Quand  les  paysans  furent 
las  de  danser ,  tout  se  tut  ^  et  l'on  se  groupa  autour  d'un 
improvisateur  qui ,  la  guitare  à  la  main  ,  se  tenait  de- 
bout sur  l'un  des  gradins.  Sa  main  hardie  fit  jaillir  quel- 
ques mâles  accens ,   et  toute  la  population  l'écouta  en 
gardant  un  profond  silence.  J'admirai  l'élégance  de  sa 
taille  ,  la  vigueur  prononcée  de  ses  muscles ,  la  noblesse 
même  de  ses  mouvemens.  Il  était  impossible  de  fixer  ses 
regards  sur  lui  sans  être  frappé  de  cette  énergie  puissante 
el  de  ce  caractère  hardi  dont  toute  sa  physionomie  était 
empreinte.  Ses  yeux,  enfoncés  dans  leurs  orbites  et  remai^- 
quables  par  leur  éclat,  avaient  quelque  chose  de  sinistre. 
Vêtu  plus  simplement  que  tous  les  paysans  ses  confrères, 
il  ne  portait  ni  or  ,  ni  broderies;  son  manteau  brun  re- 
tombait négligemment  sur  une  de  ses  épaules ,  et  sa  pose 
ne  manquait  ni  de  grâce  ,  ni  de  dignité.  Mais  les  chants  de 


58  POMPÉl  vu  A  LA  LUEUR  DES  TORCHES. 

tendresse  plaintive  qui  lui  échappaient  et  dans  lesquels 
il  n'était  question  que  d'amour ,  de  mélancolie,  de  fleurs 
nouvelles  et  de  jeunes  filles  ,  contrastaient  assez  bizarre- 
ment avec  son  aspect.  J'appris,  en  effet,  qu'il  avait  été 
brigand  avant  d'être  poêle. 

L'arène  centrale,  enfoncée  de  quinze  pieds  dans  le  ter- 
rain ,  se  trouvait  ainsi  placée  au-dessous  du  gradin  le  plus 
rapproché ,  ce  qui  mettait  les  spectateurs  à  l'abri  de  tout 
péril.  Au  centre  de  l'arène  se  trouvait  autrefois  un  autel 
dédié  à  Diane  ou  à  Pluton ,  mais  plus  souvent  à  Jupiter, 
protecteur  du  Latium,  divinité  que  l'on  n'apaisait  que 
par  du  sang  humain.  Des  caveaux  nombreux  ,  pratiqués 
soit  à  l'extrémité  ,  soit  au-dessous  de  l' Amphithéâtre,  li- 
vraient passage  tantôt  aux  bêtes  féroces  que  l'on  égorgeait 
par  milliers  sur  ce  théâtre  sanglant,  tantôt  au  déluge  d'eau 
qui  faisait  du  cirque  un  grand  lac  sur  lequel  des  vaisseaux 
combattaient  entre  eux.  Les  loges  qui  renfermaient  les  ani- 
maux féroces  ou  étrangers  étaient  pratiquées  sous  les  gra- 
dins. C'était  de  là  que  s'élançaient  tour  à  tour  des  bataillons 
d'autruches,  de  sangliers,  d'éléphans.  Des  ruines  jon- 
chaient cet  Amphithéâtre  sur  lequel  Néron  avait  fait  ré- 
pandre autrefois  de  la  poussière  de  cinabre ,  de  borax  et 
d'or.  Souvent  des  réservoirs  secrets  conduisaient,  à  tra- 
vers des  tuyaux  qui  circulaient  sous  les  degrés  ,  des  par- 
fums délicieux  qui  retombaient  en  rosée  au  milieu  des 
spectateurs  ^  les  statues  même  qui  ornaient  l'Amphithéâtre 
semblaient  suer  les  parfums-,  des  nuages  d'encens  s'exha- 
laient dans  l'air  :  et  quand  le  soleil  s'armait  de  rayons 
trop  brûlans,  un  grand  voile  qui  s'étendait  au-dessus  de 
toutes  les  têtes,  et  dont  les  artistes  et  les  antiquaires 
modernes  ont  en  vain  essayé  de  deviner  la  construction , 
couvrait  l'assemblée  entière.  Tant  de  voluptés,  tant  de 
luxe  pour  satisfaire  un  besoin  de  cruauté  1  C'était  là  que, 


rOMPËÏ  vu  A  LA  LUEUR  DES  TORCHES.  69 

sur  un  signe  du  peuple,  le  gladiateur  égorgeait  le  gladia- 
teur; et  s'il  ne  s'acquittait  pas  de  son  rôle  avec  une  cer- 
taine élégance  de  formes ,  avec  la  })onne  grâce  exigée 
par  le  code  des  assassinats,  il  était  sifTlé  ! 

Nous  visitâmes  tour  à  tour  les  deux  autres  théâtres  , 
où  du  moins  ces  souvenirs  sanguinaires  ne  vinrent  pas 
nous  poursuivre.  Là,  comme  dans  l'Amphithécàtre,  la  re- 
présentation avait  lieu  à  ciel  ouvert  (1).  Que  de  luxe!  que 
de  richesse  !  quel  effet  devait  produire  autrefois  ces  sta- 
tues colossales  de  marbre  blanc  qui  supportaient  des  can- 
délabres !  Comme  la  voix ,  traversant  les  tuyaux  d'airain 
dont  le  masque  des  acteurs  était  garni ,  devait  retentir  à 
travers  cette  vaste  enceinte.  Le  temple  d'Isis  reçut  ensuite 
notre  visite  nocturne  j  nous  nous  reposions  sur  les  mar- 
ches délabrées  du  vieux  sanctuaire  quand  le  matin  s'an- 
nonça dans  le  ciel  par  de  larges  bandes  blanchâtres  qui 
sillonnaient  déjà  l'horizon.  Les  torches  s'éteignirent.  En- 
core une  libation  de  vin  du  Rhin  :  disons  les  derniers 
adieux  à  la  cité  fantastique ,  renvoyons  ce  cortège  de 
pavsans ,  plus  poétiques  peut-être  et  plus  fidèles  à  leur  ori- 
gine grecque  que  les  anciens  habitans  de  Pompéi ,  les 
contemporains  de  Pline  le  naturaliste.  11  est  tems  de  nous 
arracher  aux  rêves  qui  nous  enivrent  5  voici  la  berline 
moderne  et  les  laquais  galonnés  qui  s'approchent.  L'ima- 

(1)  Note  du  Tr.  Quelques  archéologues  assurent  au  contraire  (çac. 
le  Théâtre-Comique  était  couvert.  En  lis.int  cet  article ,  on  s'étonnera 
peut-être  du  grand  nombre  de  mouumens  (jui  y  sont  décrilh  ;  mais 
cela  ne  doit  pas  étonner  ,  car  on  a  acquis  la  certitude  que  les  fouilles 
sont  dirigées  dans  les  plus  beaux  quartiers  de  l'antique  Pompéia. 
Cette  opinion  se  trouve  confirmée  par  la  découverte  récente  qu  ou 
vient  de  faire  d'une  maison  particulière  immense ,  et  beaucoup  plus 
splendide  que  celles  dont  parle  1  auteur  anglais.  Trois  jardins  ,  des 
viviers  ,  des  colonnades  et  des  portiques ,  avec  de  magnifiques  pein- 
tures, étaient  les  principaux  ornemens  de  cette  demeure. 


60  POMPÉI  vu  A  LA  LUEUR  DES  TOUCHES. 

gination  se  tait,  le  passé  s'évanouit.  La  rouge  colonne  du 
Vésuve  se  change  en  une  petite  fumée  grise.  La  fraîcheur 
de  l'air  matinal  nous  rappelle  au  monde  des  vivans^  nous 
montons  dans  la  voiture  du  prince  ;  et  nous  arrivons  à 
Naples  plongés,  dans  cet  assoupissement  de  la  pensée, 
dans  cette  apathie  de  l'esprit  et  du  corps,  réaction  iné- 
vitable de  tous  les  plaisirs  vifs ,  de  toutes  les  excitations 
extraordinaires. 

(  New  Monthlj  Magazine.) 


iconomi^   feShoctrtre. 


CONDITION   DE   L'ARMEE 


EN    FRANCE    ET    EN    ANGLETERRE. 


Je  ne  connais  pas  de  plus  étrange  anomalie  que  l'exis- 
tence d'une  armée  au  sein  des  pays  constitutionnels  de 
l'Europe  moderne.  Tandis  que  toutes  les  institutions  y  ont 
été  disposées  pour  assurer  à  chaque  citoyen  le  libre  exer- 
cice de  ses  facultés  ,  pour  mettre  un  frein  aux  empiéte- 
mens  du  fort  sur  le  faible  ,  pour  établir  entre  tous  les 
pouvoirs  une  sage  pondération  ,  pour  garantir  à  tous  les 
membres  de  l'association  une  égalité  parfaite  ,  on  ne  voit 
au  contraire  dans  les  armées  que  privilèges  ,  exceptions  , 
despotisme,  esclavage.  Où  est  la  sourcçde  ce  contresens? 
d'où  provient  cette  contradiction  ?  Les  écrivains  politi- 
ques vous  diront  que  la  discipline  militaire  exige  cette 
sévérité ,  que  le  soldat  ne  peut  être  gouverné  que  par  la 
crainte  des  chàtimens,  et  que  la  situation  exception- 
nelle de  l'armée  commande  ces  mesures  exceptionnelles. 
Pour  moi ,  j'entrevois  ailleurs  la  cause  de  cet  état  :  les 
intéressés  à  conserver  le  pouvoir  sont  nombreux  et 
puissans  ;  tandis  que  les  opprimés  ont  été  jusqu'ici  trop 
abrutis  pour  pouvoir  faire  entendre  leurs  plaintes  ,  expo- 
ser leurs  souffrances  ,  exprimer  leurs  ressentimens.  En 
France ,  où  le  soldat  n'a  pas  encore  brisé  tous  les  liens 
de  famille  ,  où  Tarmée  se  recrute  indistinctement  dans 


62  CONDITION  DE  l' ARMÉE 

toutes  les  classes  de  la  nation  pour  y  rentrer  ensuite  ,  la 
loi  est  devenue  plus  humaine  ,  moins  partiale  j  tandis 
qu'en  Angleterre  ,  où  le  soldat  est  soldat  à  toujours ,  et 
qu'il  n'y  a  plus  pour  lui  de  foyer  domestique,  tout  ce  que 
la  féodalité  imagina  de  plus  brutal ,  de  plus  exclusif,  sub- 
siste dans  toute  sa  vigueur.  L'homme  le  plus  incapable 
achète  un  régiment  comme  autrefois  on  achetait  une 
charge  à  la  cour,  et  le  meilleur  officier  reste  toujours  dans 
les  rangs  subalternes  s'il  n'a  pas  assez  de  fortune  pour 
payer  son  avancement. 

En  général,  lorsqu'on  prononce  le  mot  armée,  tout 
ébloui  que  l'on  est  par  les  idées  de  gloire,  de  valeur,  d'hé- 
roïsme qui  s'y  rattachent ,  on  songe  rarement  à  s'occu- 
per de  la  position  morale,  des  intérêts  positifs  de  ceux 
qui  font  partie  de  ces  masses  compactes;  ainsi  les  idées 
de  bien-être  ,  de  satisfaction,  de  liberté,  se  trouvent  ab- 
sorbées par  celles  d'honneur ,  de  courage  et  de  patrie , 
plus  brillantes  peut-être,  mais  moins  justes  et  moins 
vraies.  Jusqu'ici  les  économistes  se  sont  seuls  élevés  avec 
force  contre  l'existence  de  ces  masses  improductives  qu'on 
appelle  armées  permanentes  ;  mais ,  comme  ils  ne  les  ont 
toujours  considérées  que  par  rapport  aux  sommes  qu'elles 
enlèvent  à  la  production  d'une  manière  si  peu  profitable, 
ils  se  sont  fort  peu  occupés  de  la  situation  de  ceux  qui 
les  composent.  Trop  de  haine  les  empêchait  de  pénétrer 
au  fond  de  la  question  ,  de  l'explorer  dans  tous  les  sens  ; 
ils  n'ont  vu  que  des  masses  ;  l'homme  a  disparu  dans  leurs 
spéculations  ;  et  cependant  la  condition  du  soldat  s'est  em- 
pirée  à  chaque  progrès  de  la  civilisation. 

Dans  l'origine ,  une  armée  n'était  autre  chose  qu'une 
population  entière  se  portant  en  armes  sur  un  pays  voi- 
sin, plus  beau  et  plus  fertile,  pour  l'envahir,  ou  bien  se 
levant  en  masse  pour  défendre  ses  foyers  attaqués.  Plus 


\ 


EX  FIIANCE  ET  EN  ANGLETERRE.  63 

tard  ,  on  ré^^ularisa  ces  invasions  ;  on  mit  de  l'ordre  et  de 
l'ensemble  clans  ces  niasses  confuses,  et  enfin,  pour  stimu- 
ler le  courage,  on  assigna  à  tous  ceux  qui  faisaient  partie 
de   l'armée   une  portion  quelconque  des  dépouilles  de 
l'ennemi;  car  les  institutions  des  peuples  de  l'antiquité 
étaient  toutes  dirigées  vers  la  conquête.  C'est  ainsi  que 
les  Égyptiens  ,  les  Grecs,  les  Romains  ,  fondèrent  de  vas- 
tes empires,   et  semèrent  partout  sur  leur  passage  de 
nombreuses  colonies  sorties  des  rangs  de  l'armée  et  enri- 
chies des  dépouilles  des  nations  vaincues.   Les  Francs  , 
les  Goths,  les  Slavons,  dans  leurs  invasions,  suivirent  les 
mêmes  principes  5  et  plus  près  de  nous,  les  armées  russes, 
turques  et  tàlares,  quoique  composées  de  bandes  d'escla- 
ves ,  sous  les  ordres  de  leurs  boyards ,  de  leurs  khans  ,  de 
leurs  pachas  ,  ne  vécurent  et  ne  s'entretinrent  qu'avec  le 
butin  pris  sur  l'ennemi.  La  féodalité  ,  qui  morcela  si  bien 
l'Europe,  marcha  également  sur  ces  traces;  ducs,  comtes 
et  barons,  conviaient  au  festin  de  la  guerrre  leurs  serfs 
et   leurs  vassaux.  Ce  n'était  partout  que  vols  et  que  pil- 
lage; mais  comme,  pendant  les  momens  de  trêve,  ces  ar- 
mées éventuelles  devenaient  fort  embarrassantes  et  très- 
difficiles  à  contenir,  les  principaux  chefs  des  étals  imi)o- 
sèrent  à  leurs  suzerains  l'obligation  d'entretenir  pendant 
la  paix  leurs  corps  de  troupes  respectifs  ;  et  en  échange  de 
cet  impôt,  des  titres,  des  honneurs,  des  franchises  leur 
furent  octroyés.  Mais  ,    insensiblement  ^  je  ne  sais  par 
quelle  subversion  de  principes,  les  seigneurs  féodaux  s'af- 
frauchirent  du  soin  de  salarier  leurs  gens  d'armes,  recu- 
rent pour  eux-mêmes  de  forts  émolumens  ;  et  insensible- 
ment, de  réforme  en  réforme,  l'entretien  des  généraux,  des 
capitaines  et  des  soldats  est  tombé  tout  entier  à  la  charge 
du  peuple  :  impôt  monstrueux ,  qui  dévore  en  pure  perle 
la  richesse  des  nations ,  qui  ne  sert  qu'à  fomenter  les  vi- 


64  CONDITION  DE  l' ARMEE 

ces  et  la  paresse  et  qu'à  perpétuer  l'esclavage  des  uns  et 
l'oppression  des  autres. 

Je  m'étonne  que  du  sein  de  cette  phalange  de  philan- 
tropes ,  sans  cesse  à  la  piste  de  nos  plaies  sociales ,  il  ne 
soit  point  encore  sorti  une  seule  voix  en  faveur  de  ces 
pauvres  enfans  perdus  que  le  dégoût ,  la  misère ,  quelque- 
fois aussi  la  paresse,  amènent  chaque  jour  dans  les  rangs 
de  notre  armée.  Hommes  de  la  réforme  et  du  progrès,  vous 
avez  trouvé  des  phrases  éloquentes  pour  toutes  les  souffran- 
ces, pour  toutes  les  douleurs-,  votre  voix  a  retenti  en  fa- 
veur delà  liberté,  en  faveur  des  esclaves  de  nos  Antilles,  en 
faveur  des  pauvres  de  la  Grande-Bretagne  ;  vous  avez  pro- 
tégé les  ouvriers  de  nos  manufactures  contre  les  exigences 
des  fabricans  -,  vous  avez  adouci  les  rigueurs  de  nos  lois 
pénales,  vous  avez  flélri  les  exactions  de  l'église,  vous 
avez  dénoncé  à  l'opinion  pulîlique  la  rapacité  du  fisc,  l'op- 
pression de  l'Irlande,  et  vous  n'avez  pas  encore  songé  à 
améliorer  le  sort  de  ces  80,000  enfans  de  la  Grande-Bre- 
tagne qui  composent  notre  armée.  Que  dis-je,  loin  de  là  , 
par  je  ne  sais  quelles  vues  d'économie  mesquine,  vous  avez 
permis  que  chaque  jour  l'administration  empirât  leur 
sort,  et  à  force  de  ne  considérer  que  le  chiffre  général 
du  budget  de  notre  armée,  vous  avez  fait  supporter  au  sol- 
dat toute  la  rigueur  de  nos  réformes  financières ,  parce 
que  les  états-majors  étaient  trop  bien  rétribués.  Et  cepen- 
dant si ,  des  huit  millions  sterling  que  coûte  notre  armée, 
on  en  distrait  la  solde  des  généraux ,  des  colonels  et  des 
officiers,  si  l'on  en  retranche  les  sommes  affectées  à  l'en- 
tretien de  la  cavalerie ,  de  l'artillerie  et  des  places  fortes  , 
vous  verrez  que  la  part  du  soldat  ne  dépasse  guère  le  chiffre 
des  secours  accordés  par  la  loi  aux  pauvres  de  nos  parois- 
ses. Yoilà  pourtant  où  en  sont  réduits  ces  hommes  qu'on 
ajjpelle  avec  tant  d'emphase  les  défenseurs  de  la  patrie  .' 


EN  FRANCE  ET  EN   ANGLETERRE.  66 

Les  réformistes  s'insurgent  toutes  les  fois  que  le  gou- 
vernement semble  vouloir  empiéter  sur  les  droits  du  ci- 
toyen-,  et  cependant  que  d'injustices  ,  que  de  subtilités, 
que  d'astuce,  provoquent  chaque  jour  ces  prétendus  actes 
d'enrolemens  volontaires  !  Un  moment  d'ivresse,  la  faim  , 
la  misère,  suffisent  pour  ravir  un  homme  à  la  société,  pour 
lui  faire  perdre  tous  ses  droits  de  citoyen ,  pour  le  mettre 
hors  la  loi.  Conçoit-on  ,  dans  un  pays  constitué  comme 
le  noire ,  une  position  plus  affreuse  que  celle  du  soldat? 
Il  habite  un  pays  libre  ,  et  il  est  esclave  ;  il  vit  au  milieu 
d'une  société  où  tous  les  rapports  de  citoyen  à  citoyen 
sont  réglés  d'une  manière  invariable ,  et  il  est  soumis  aux 
caprices  de  tous.  Des  lois  économiques  ont  été  établies 
pour  que  chacun  reçût  la  juste  rémunération  de  ses  ser- 
vices 5  celles  qui  le  régissent  au  contraire  tendent  sans 
cesse  à  l'en  priver.  La  moindre  faute,  le  caprice  d'un  chef, 
suffit  quelquefois  ,  après  vingt  ans  de  service,  pour  le  dé- 
pouiller de  ses  droits  acquis.  Il  est  soumis  à  toutes  les  char- 
ges que  la  civilisation  impose,  et  il  nejouit  d'aucun  de  ses 
avantages.  Comme  tous  lescitovens,  il  paie  sa  part  d'impôt, 
en  un  mot ,  et  personne  ne  lui  en  lient  compte.  Sa  vie  se 
compose  d'une  longue  série  de  souffrances,  de  dangers,  de 
misères  et  de  privations.  Et  ce  ne  serait  rien  encore,  si  pour 
prix  de  tant  de  sacrifices,  de  lant  de  dévouement,  un  peu 
de  gloire,  un  peu  d'honnein',  un  peu  de  bien-être  lui  élaient 
enfin  réservés.^  Mais  non  ,  tout  lui  est  refusé  :  qu'il  com- 
batte sous  les  glaces  du  pôle,  qu'il  affronte  les  feux  des 
tropiques,  qu'il  lutte  contre  le  climat  homicide  des  sta- 
tions hindoues  ,  toujours  il  sera  soldat,  toujours  !  Les  ré- 
compenses et  les  honneurs  appartiennent  aux  chefs,  et  lui 
n'a  d'autre  perspective  que  la  prison ,  le  fouel ,  la  mort 
ou  une  retraite  insuffisante  qui  le  classe  aussitôt  sur  la  liste 
des  pauvres.  Et  puis,  avec  une  organisation  si  vicieuse  , 
XIII.  5 


66  CONDITION  DE  l' ARMÉE 

après  tant  de  parlialitë  dans  la  distribution  des  peines  et 
des  récompenses  ,  on  se  plaint  du  {)eu  d'élan ,  du  peu  de 
moralité  de  l'armée  an{i,laise,  lorsqu'on  a  tout  fait  pour 
étouffer  chez  elle  ces  qualités.  Mais  ne  nous  arrêtons  pas 
à  la  superficie,  pénétrons  plus  avant.  Le  résultat  de  nos  re- 
cherches ne  sera  peut-être  pas  perdu  si  nous  parvenons 
à  démontrer  qu'il  n'v  a  pas  un  seul  pays  civilisé  en  Eu- 
rope où  la  condition  du  soldat  soit  plus  dure  qu'en  Angle- 
terre. Ce  n'est  ni  à  la  Prusse,  ni  à  la  Suède,  ni  à  l'Au- 
triche que  nous  emprunterons  nos  termes  de  comparai- 
son 5  nous  ne  trouverions  pas  là  des  élémens  comparables. 
C'est  en  France  que  nous  les  chercherons ,  car  l'organi- 
sation de  l'armée  française  offre  avec  celle  de  notre  armée 
plus  de  similitudes. 

En  tems  de  paix  ,  la  solde  d'un  jeune  soldat  français, 
dans  un  régiment  de  ligne,  est  de  50  cent. ,  et  celle  du 
soldat  anglais  de  13  pences  (  1  fr.  30  cent.)  environ.  Ne 
perdons  pas  de  vue  cependant  que,  sur  cette  somme  ,  le 
soldat  anglais  est  obligé  d'acheter  ses  vivres  ;  tandis  que 
le  soldat  français  reçoit  avec  ses  50  cent,  une  ration  de 
pain  et  le  combustible  nécessaire  pour  la  cuisson  de  ses 
alimens.  Mais  ce  n'est  pas  sur  la  solde  du  conscrit  qu'il 
faut  baser  celle  des  troupes  en  France.  L'enrôlé  volon- 
taire y  qui ,  après  avoir  fait  ses  six  années  de  service  , 
veut  se  réengager  ,  reçoit  une  augmentation  de  paie  assez 
forte.  Comme  ce  sont  là  véritablement  les  seuls  hommes 
qu'on  puisse  assimiler  à  ceux  qui  composent  l'armée  an- 
glaise ,  ce  sont  eux  que  nous  devons  prendre  pour  terme 
de  comparaison.  Après  six  ans  de  service ,  l'enrôlé  reçoit 
un  supplément  de  solde  de  5  cent,  par  jour  5  après  huit 
ans,  cette  haute  paie  s'élève  à  8  cent.  ;  après  douze  ans, 
à  10  cent.  On  peut  donc  évaluer  à  56  cent,  la  paie 
moyenne  du  soldat  français  qui  a  prolongé  volontaii'e- 


I 


EN  FRANCE  ET  EN  ANGLETERRE.  67 

ment  son  service.  Observons  encore  qu'il  ne  s'agit  ici  que 
des  compagnies  du  centre.  Les  compagnies  d'élite  reçoi- 
vent 5  cent,  de  plus  par  jour.  Comme  ces  compagnies 
forment  près  d'un  tiers  du  bataillon  ,  et  qu'elles  se  com- 
posent presque  toutes  d'bommes  qui  ont  plus  de  deux  ans 
de  service ,  on  peut  affirmer  que  tous  les  réengagés  tou- 
chent ces  5  cent.  -,  ainsi  la  paie  d'un  soldat  français  vo- 
lontaire s'élève  cà  60  cent,  par  jour,  dont  30  seulement 
sont  consacrés  à  sa  nourriture.  En  tems  de  paix  ,  il  re- 
çoit en  outre  dans  l'intérieur,  en  été,  1/16*  de  litre 
d'eau-de-vie  par  jour 5  dans  les  colonies,  huit  onces  de 
bœuf  frais  ou  salé  ,  ou  sept  onces  de  porc  ^  enfin ,  sur  le 
pied  de  guerre  ,  il  est  traité  comme  dans  les  colonies  ,  et 
reçoit  en  outre  une  once  de  riz  ou  deux  onces  de  légumes 
secs  et  une  1/2  once  de  sel. 

Le  soldat  français  reçoit  toujours  ces  rations  en  sus  de 
sa  paie,  excepté  lorsqu'il  est  à  bord  d'un  vaisseau  de 
guerre ,  ou  enfermé  dans  un  fort.  On  lui  retient  dans  ce 
cas  15  cent.  En  route,  il  reçoit  encore  un  supplément 
de  solde  de  10  cent.  ,  et  lorsqu'il  fait  partie  d'un  déta- 
chement de  moins  de  six  hommes  ,  cette  indemnité  s'é- 
lève à  1  fr.  par  jour  5  mais  ,  dans  ce  cas  ,  il  ne  reçoit  pas 
de  ration. 

Voyons  maintenant  comment  le  soldat  anglais  est  traité 
dans  ces  divers  cas.  En  tems  de  paix  ,  sa  solde  est  de  13 
pences,  ou  1  fr.  30  cent.  Comme  il  ne  reçoit  point  de 
rations ,  et  qu'il  existe  une  grande  différence  dans  le  prix 
des  comestibles  eu  Angleterre  et  en  France ,  il  est  obligé 
pour  se  nourrir  de  prélever  sur  sa  solde  une  somme  triple 
de  celle  du  soldat  français.  Voici  de  quoi  son  ordinaire  se 
compose  :  le  matin ,  une  lasse  de  café  et  du  pain  5  à  diner, 
de  la  viande  et  des  pommes  de  terre,  et  le  soir,  dans  quel- 
ques régimens,  du  café  et  du  pain.  Le  prix  moyen  de 


68  CONDITION  DE  l' ARMÉE 

l'ordinaire  en  Angleterre  et  en  Irlande  est  de  80  cen- 
times par  jour.  La  portion  de  chaque  soldat  est  de  3/4  de 
livre  de  viande  ,  d'une  livre  de  pain  et  de  légumes. 

Ainsi ,  toute  défalcation  faite ,  il  reste  chaque  jour  au 
soldat  anglais  50  cent. ,  tandis  qu'il  ne  reste  que  30  cent, 
au  soldat  français  (1).  Mais  cette  différence  est  plus  que 
halancée  pour  le  soldat  français  par  les  chances  d'avan- 
cement qu'il  possède.  Il  y  a  dans  l'armée  française  beau- 
coup plus  de  sous-officiers  que  dans  l'armée  anglaise.  Dans 
un  bataillon  français  de  432  hommes,  on  compte  8  sergens- 
majors  ,  8  fourriers  ,  32  sergens  et  64  caporaux  ^  en  tout 
112  sous-officiers.  Dans  un  régiment  anglais  de  623  hom- 
mes ,  il  n'y  a  que  36  sergens  et  36  caporaux ,  en  tout  72 
sous-officiers.  Pour  un  nombre  d'hommes  égal ,  il  y  au- 
rait en  France  161  sous-officiers,  c'est-à-dire  le  double. 
Sans  avoir  égard  au  plus  ou  moins  de  facilité  dans  l'avan- 
cement ,  il  ne  serait  pas  difficile  de  prouver  que  la  diffé- 
rence entre  la  paie  du  soldat  anglais  et  celle  du  soldat 
français  n'est  que  fictive ,  en  raison  de  la  différence  du 
prix  auquel  reviennent  les  objets  d'équipement ,  ainsi  que 
plusieurs  menues  dépenses,  telles  que  le  blanchissage,  etc. 
En  consultant  d'un  côté  les  réglemens  français  de  1832, 
et  de  l'autre  ,  le'réglement  anglais  de  1829,  nous  trou- 
vons une  différence  de  près  de  moitié  dans  le  prix  des  ob- 
jets d'équipement  à  la  charge  du  soldat.  Mais ,  dans  cet 
examen  ,  nous  devons  aussi  prendre  en  considération  le 
taux  des  salaires  dans  l'un  et  l'autre  pays. 

M.  le  baron  Ch.  Dupin  évalue  les  gages  d'un  journa- 
lier en  France  à  358  fr.  par  an  ;  ce  qui ,  sur  le  pied  de 

(1)  Note  du  Tr.  Sur  cette  somme  de  30  c.   le  soldat  français  est 
encore  obligé  de  prélever  13    c.  par  jour  pour  sa  masse  de  linge  et 
chaussure  ;  il  ne  peut  donc  disposer  en  définitive  que  de  17  cent 
par  jour. 


EN  FRANCE  ET  EX  ANGLETERRE.  69 

25  fr.  la  livre  sterl. ,  fait  environ  5  sh.  6  d.  par  semaine; 
tandis  qu'en  Angleterre ,  on  peut  les  évaluer,  logement 
compris,  à  9  sh.  par  semaine.  Il  résulte  de  ce  calcul  que 
le  journalier  anglais  reçoit  62  p.  O/O  de  plus  que  le  jour- 
nalier français.  Or,  il  est  certain  que  le  soldat  anglais  , 
en  prenant  le  terme  moyen  de  sa  paie  en  Europe  ,  dans 
les  Indes  et  aux  colonies,  ne  reçoit  que  27  p.  O/O  de  plus 
que  le  soldat  français.  Donc  ,  si  nous  prenions  le  taux 
des  salaires  en  général  comme  base  de  celui  de  la  solde 
des  troupes  ,  nous  trouverions  que  le  soldat  anglais  re- 
çoit 35  p.  O/O  de  moins  que  le  soldat  français. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  d'après  le  taux  des  salaires 
qu'on  devrait  baser  la  solde  des  troupes.  Elle  devrait  être 
proportionnée  à  la  nature  et  à  la  durée  du  service ,  ainsi 
qu'aux  promotions  ou  aux  récompenses  pécuniaires  qui 
peuvent  en  être  le  prix.  A  cet  égard,  le  soldat  français  a 
un  grand  avantage  sur  le  soldat  anglais.  Lorsqu'un  tra- 
vailleur se  loue  pour  deux  et  même  pour  quatre  ans  ,  il 
est  tout  simple  qu'il  se  contente  du  taux  des  gages  ordi- 
naires. Mais  si  on  lui  proposait  de  se  louer  pour  la  vie , 
il  exigerait  sans  doute  qu'on  lui  offrit  de  plus  grands  avan- 
tages. Voilà  pourquoi  la  paie  du  soldat  anglais  devrait 
être  beaucoup  plus  forte  que  celle  du  soldat  français  ;  ce- 
lui-ci ne  s'engage  que  pour  deux  ou  quatre  années  à  son 
choix,  tandis  que  Tautre  doit  trouver  dans  sa  paie,  outre 
le  prix  de  ses  services  actuels  ,  une  compensation  pour  la 
perte  de  sa  liberté. 

Le  service  dans  les  armées  anglaises  et  dans  les  armées 
françaises  n'offre  pas  moins  de  différence  sous  le  rapport 
de  sa  nature  que  sous  celui  de  sa  durée  ;  et  cette  diffé- 
rence nest  pas  celle  qui  devrait  se  payer  le  moins  géné- 
reusement. En  tems  de  paix ,  il  y  a  tout  au  plus  1/20" 
des  régimens  de  ligne  français  qui  soit  employé  dans  les 


70  CONDITION  DE  l'aRMËE 

colonies ,  tandis  que  près  des  2/3  des  régimens  anglais 
sont  affectés  à  ce  service.  Dans  une  période  de  trente  ans, 
le  terme  moyen  du  service  colonial  pour  le  soldat  français 
est  de  deux  ans ,  et  ne  peut  être  de  plus  de  quatre.  En 
supposant  que  le  soldat  anglais  fût  en  état  de  servir  pen- 
dant la  même  période  de  trente  années  ,  il  en  passerait  au 
moins  vingt  hors  de  son  pays.  En  France ,  l'engagement 
militaire  n'expose  que  de  loin  en  loin  à  un  service  hors 
d'Europe  :  en  Angleterre  ,  il  équivaut  à  un  bannissement 
perpétuel. 

Mais,  outre  cette  cruelle  perspective ,  le  soldat  anglais 
a  encore  bien  d'autres  chances  à  courir.  Le  service  colo- 
nial, surtout  dans  les  climats  des  tropiques,  l'expose  à  des 
souffrances  physiques  inouïes.  Des  observations  suivies 
pendant  dix  années  ont  prouvé  que,  sur  53,153  soldats 
envoyés  aux  colonies  ,  il  en  mourait  tous  les  ans  3,037, 
c'est-à-dire  5  7/10"  sur  cent.  C'est  six  fois  autant  qu'en 
Angleterre  dans  la  classe  des  adultes  ,  et  trois  fois  autant 
que  dans  l'armée  française  ,  où  la  mortalité ,  année  com- 
mune, est  de  1  2/10"  sur  cent.  Si  le  soldat  français  est  aussi 
exposé  à  des  dangers ,  il  trouve  du  moins  un  dédomma- 
gement dans  les  chances  de  promotion  qui  lui  sont  offer- 
tes. Il  sait  que  de  l'humble  poste  qu'il  occupe  ,  son  cou- 
rage et  sa  bonne  conduite  peuvent  l'élever  aux  plus  hau- 
tes dignités  de  l'armée.  Dès  qu'il  a  obtenu  les  épaulettes 
d'officier,  il  reçoit  du  gouvernement  550  à  1,000  fr.  pour 
son  équipement,  et  un  cheval  lorsqu'il  sert  dans  la  cava- 
lerie. Le  soldat  français ,  dont  l'ambition  est  ainsi  noble- 
ment excitée  ,  ne  considère  plus  sa  solde  que  comme  un 
objet  secondaire ,  et  les  chances  de  mort ,  loin  de  l'ef- 
frayer, ne  sont  à  ses  yeux  que  des  moyens  d'avancement. 

Pour  le  soldat  anglais,  cette  espérance,  cet  avenir 
n'existent  point.  Tout  accès  aux  grades  élevés  lui  est  in- 


EN  PftANCE  ET  EN  ANGLETERRE.  71 

terdit.  Il  n'y  a  pas  la  quinzième  partie  des  vacances  dans 
les  grades  de  sous  -  officiers  remplis  par  les  simples  sol- 
dats. Lorsqu'un  sous-officier  passe  au  {>Tade  d'enseigne  , 
le  {gouvernement  ne  lui  accorde  aucune  gratification  ;  et 
les  dépenses  pour  son  équipement  sont  si  considérables  , 
qu'il  est  souvent  obligé  de  refuser  Tavancement.  Ce  ne 
serait  rien  encore,  si ,  après  toute  cette  existence  de  dou- 
leurs et  de  privations ,  le  soldat,  parvenu  dans  un  âge 
avancé  ,  pouvait  compter  sur  une  retraite  suffisante  ; 
il  n'en  est  pas  ainsi.  Les  anciens  rêglemens  sur  les  pensions 
semblaient  avoir  été  faits  dans  ces  vues  philantropiques. 
La  libéralité,  qui  avait  présidé  à  leur  création  ,  était  un 
équivalent  à  la  modicité  de  la  solde  ;  mais ,  depuis  quel- 
ques années ,  on  a  fait  cliangemens  sur  changemens. 
Cbacune  de  ces  altérations  a  eu  une  réduction  pour  objet  ; 
et  de  réduction  en  réduction,  il  est  à  craindre  que  les  pen- 
sions ne  soient  tout-à-fait  supprimées. 

Antérieurement  au  22  mars  1822  ,  un  soldat ,  en  re- 
cevant son  congé ,  après  quatorze  ans  de  service ,  même 
sans  être  estropié  ,  avait  droit  à  une  pension  de  60  cent, 
par  jour  5  et  après  vingt-une  années,  à  1  fr.  20  cent.  Si, 
après  ce  terme,  il  désirait  encore  servir,  il  jouissait  d'une 
haute  paie  de  5  cent,  par  jour  pour  chacune  des  années 
qu'il  passait  sous  les  drapeaux.  Bien  que  les  lois  n'eussent 
fixé  aucune  époque  précise  où  l'obtention  du  congé  avec 
pension  fiît  de  droit,  on  pouvait  être  à  peu  près  certain 
de  l'obtenir  après  vingt-un  ans  de  service. 

Voici  les  diverses  réductions  qui  se  sont  rapidement 
succédé  depuis  1822. 

1°  On  a  supprimé  les  pensions  après  quatorze  ans  de 
service ,  même  dans  le  cas  de  mutilation  5  2"  on  a  sup- 
primé l'excédant  de  service  compté  pour  le  tems  passé 
sous  les  tropiques  j  3°  on  a  réduit  à  50  cent,  la  pension 


72  COiNDITIOX  DE  L  ARMÉE 

à  laquelle  le  soldat  pouvait  prétendre  après  vingt-un  ans 
de  service  5  4"  on  a  fixé  à  1  fr.  4o  cent,  le  maximum  de 
la  pension  après  vingt-cinq  ans  de  service  -,  5°  enfin  ,  une 
dernière  ordonnance  a  réduit  toutes  les  pensions  d'envi- 
ron 50  p.  0/0. 

Voici  comme  s'établit  maintenant  l'échelle  des  retraites 
et  pensions. 

Taux  de  la  pension. 

APRÈS  21   A?iS  DE  SEUVICE   : 

Si  le  soldat  a  demandé  son  congé Rien. 

S  il  est  congédié  par  mesure  d  économie.  ......    60  cent,  par  jour. 

APRÈS  25   A>S  DE  SERVICE. 

S'il  a  demandé  son  congé 60  cent,  par  jour: 

S'il  est  congédié  par  mesure  d'économie 5  c.  en  sus  pour 

chaque  année  au- 
dessus  de  21. 

Ainsi  la  pension  n'est  pas  plus  forte  après  25  ans  qu'elle 
ne  l'était  autrefois  après  14  5  ni  après  33  ans  qu'elle  ne 
l'était  autrefois  après  21. 

Si  les  réglemens  militaires  de  la  France  sont  plus  fa- 
vorables aux  soldats  retraités  ,  le  gouvernement  ne  se 
montre  ,  à  l'égard  de  ceux  qui  sont  près  d'atteindre  cette 
époque  désirée ,  ni  plus  humain  ni  plus  généreux  que  le 
gouvernement  anglais.  En  1833  ,  plus  de  mille  sous-of- 
ficiers et  soldats  qui  avaient  de  dix- huit  à  vingt  ans 
de  service  ont  été  brutalement  déclarés  incapables  de 
servir  ,  expulsés  des  rangs  de  l'armée  ,  et  forcés  de  ren- 
trer dans  leurs  foyers  sans  pension ,  sans  moyens  d'exis- 
tence, après  avoir  sacrifié  leurs  plus  belles  années  à  la  dé- 
fense de  la  patrie.  Pas  un  cri  d'indignation  ne  s'est  fait 
entendre  en  faveur  de  ces  malheureux,  et  l'acte  de  bar- 
barie a  été  consommé.  Cependant,  il  est  incontestable  que 
les  soldats  français  sont  infiniment  mieux  traités  que  les 


I 


EN  FRANCE  F.T  KN  ANGLETKRr.E.  73 

soldais  an{i,lais  :  les  prenùeis  complenl  comme  trois  an- 
nées de  service  deux  années  passées  aux  colonies  ou  à 
bord  d'un  vaisseau  de  guerre  5  el  comme  deux  années  de 
service  une  campagne  ou  une  année  passée  à  bord  d'un 
vaisseau  en  tems  de  paix.  Bien  ])lus  :  cbaque  fraction 
d'année  passée  dans  ces  services  extraordinaires  est  consi- 
dérée comme  une  année  complète.  Seulement  il  n'a  droit 
de  compter  les  campagnes  qu'après  trente  ans  de  service. 
Qu'on  nous  dise  si  le  soldat  anglais  peut  prétendre  à  au- 
cun de  ces  avantages.  En  ne  comptant  point  les  campa- 
gnes doubles,  en  faisant  seulement  entrer  en  ligne  de 
compte  les  années  c|ue  le  soldat  anglais,  s'il  jouissait  des 
mêmes  prérogatives  que  le  soldat  français,  devrait  ajouter 
à  son  service  réel ,  en  raison  du  tems  passé  aux  colonies , 
nous  trouvons  qu'après  vingt-deux  années  de  service,  il 
aurait  droit  d'en  compter  trente  ,  et  après  vingt-cinq  , 
trente-trois. 

Les  pensions  accordées  à  ceux  qui  ont  reçu  des  bles- 
sures graves  sont  aussi  beaucoup  plus  fortes  en  France 
qu'en  Angleterre.  Ainsi ,  lorsqu'une  blessure  rend  le 
soldat  anglais  impropre  au  service  ,  sans  lui  ôter  les 
moyens  de  gagner  sa  vie ,  il  a  droit  à  une  pension  de  60 
à  90  cent,  par  jour.  La  pension  accordée  dans  ce  cas  par 
les  réglemens  français  est  de  228  fr.  par  an  ,  plus  7  fr. 
50  centimes  pour  chaque  année  de  service ,  le  tout  ne 
pouvant  dépasser  300  fr.  La  pension  française  est  donc 
à  peu  près  égale  à  la  pension  anglaise;  seulement  les  ré- 
glemens anglais  établissent  la  différence  du  minimum  au 
maximum  d'après  le  genre  de  la  blessure  5  et  les  réglemens 
français  ,  d'après  l'ancienneté  des  services. 

Lorsque  ,  par  suite  de  la  perte  de  la  vue  ,  ou  des  deux 
membres,  T invalide  a  besoin  de  quelqu'un  qui  prenne 
soin  de  lui ,  la  pension  en  Angleterre  est  de  1  fr.  80  cent. 


9'4  CONbîTÎON  DE  L^RMËË 

à  2  fr.  40  ;  tandis  qu'en  France  elle  est  d'environ  1  fr.  ; 
mais  la  pension  anglaise  sert  à  payer  les  soins  d'un  con- 
ducteur, tandis  que  la  pension  française  ne  regarde  que 
l'invalide  ;  car,  s'il  ne  peut  se  conduire  seul ,  il  est  admis 
dans  les  hôpitaux  de  retraite,  où  il  est  soigné  gratuite- 
ment-, et  à  sa  mort ,  sa  veuve  et  ses  enfans  ont  droit  en 
outre  à  une  partie  de  sa  pension.  Les  réglemens  anglais 
ne  contiennent  aucune  disposition  analogue. 

Mais  les  vétérans  anglais  ,  quoique  moins  bien  traités 
que  les  vétérans  français  sous  le  rapport  pécuniaire ,  sont 
loin  de  trouver  quelques  compensations  dans  les  récom- 
penses honorifiques  qui  leur  sont  accordées.  Le  soldat  an- 
glais a  été  regardé  par  nos  réglemens  comme  une  brute  , 
comme  insensible  au  moindre  sentiment  d'honneur.  Le 
soldat  anglais  ne  peut  prétendre  à  aucune  récompense 
pendant  tout  le  tems  qu'il  est  sous  les  drapeaux.  Lorsqu'il 
reçoit  son  congé  après  vingt-un  ans  de  service  dans  l'in- 
fanterie ,  et  vingt-quatre  dans  la  cavalerie  ,  et  que  pen- 
dant tout  ce  tems  il  a  tenu  une  conduite  irréprochable  , 
il  reçoit  une  gratification  qui  est  de  15  livres  sterling 
pour  un  sergent ,  de  7  pour  un  caporal ,  et  de  5  pour  un 
simple  soldat.  La  gratification  est  accompagnée  d'une  mé- 
daille d'argent,  que  le  titulaire  a  droit  de  porter  en  té- 
moignage de  sa  bonne  conduite;  mais,  comme  on  ne  lui 
décerne  cette  récompense  que  lorsqu'il  est  parvenu  dans 
ses  foyers  ,  on  ôte  ainsi  à  cette  distinction  le  stimulant 
qu'elle  pourrait  exercer  sur  le  moral  de  l'armée.  Il  n'en 
est  pas  de  même  en  France.  Un  soldat  n'est  point  réduit  à 
attendre  jusqu'à  l'expiration  de  son  service  les  récompen- 
ses auxquelles  il  a  droit.  Chaque  trait  de  bravoure  sur  le 
champ  de  bataille  peut  être  récompensé  par  la  décoration 
de  la  Légion-d'Honneur,  qui  procure  au  brave  une  pen- 
sion à  vie  de  250  fr. ,  et  fait  participer  le  simple  soldat 


EN  FRANCE  ET  EN  AtJGLËTËÎlhÈ.  75 

aux  mêmes  honneurs  que  l'officier.  Cette  récompense  se 
donne  aussi  à  de  longs  services  accompagnés  d'une  con- 
duite irréprochable.  Le  colonel  d'un  régiment  peut,  tous 
les  deux  ans,  proposer  pour  la  Légion -d'Honneur  trois 
simples  soldats  ou  sous-officiers  qui  ont  complété  vingt- 
cinq  années  de  service ,  en  comptant  chaque  campagne 
pour  deux  ans. 

Ainsi ,  sous  le  rapport  de  la  solde  ,  comme  sous  celui 
des  récompenses,  la  condition  du  soldat  français  est  bien 
préférable  à  celle  du  soldat  anglais,  et  que  serait-ce,  si  nous 
mettions  en  regard  l'échelle  des  punitions  consacrées 
dans  les  deux  armées.  Aucun  chàliment  ignominieux  ne 
vient  du  moins  flétrir  le  moral  du  soldat  français,  tandis 
que  pour  la  moindre  faute,  pour  la  plus  légère  infraction, 
le  soldat  anglais  est  soumis  à  la  plus  cruelle  flagellation  ; 
et  puis  après  des  traitemens  aussi  durs  ,  après  des  récom- 
penses aussi  mesquines,  avec  une  vie  sans  avenir ,  com- 
ment veut-on  obtenir  du  soldat  anglais  cet  élan,  cet 
enthousiasme  qui  fait  la  force  des  armées  ?  Dans  cette 
condition,  le  soldat  anglais  n'est  qu'un  esclave  plus  maU 
heureux  encore  que  les  esclaves  des  Antilles  ;  car  il  n'a 
pas  même  un  jour  de  liberté  par  semaine. 

Le  gouvernement  anglais  a  adopté  pour  la  marine  un 
système  bien  différent  de  celui  qu'il  suit  aujourd'hui  pour 
l'armée  de  terre.  Il  a  augmenté  la  paie  des  matelots  ^  en 
sorte  qu'un  bon  marin  peut  gagner  1  liv.  14  s.  par  mois , 
outre  sa  ration.  Les  vivres  des  équipages  ont  reçu  des 
améliorations  importantes  sous  le  rapport  de  la  qualité 
comme  sous  celui  de  la  quantité.  Les  pensions  de  la  ma- 
rine ont  été  réglées  dans  le  même  esprit  de  libéralité.  Le 
matelot  qui  est  congédié  après  vingt-un  ans  de  service  a 
droit  à  une  pension  de  1  fr.  à  1  fr.  40  c.  par  jour.  C'est  le 
double  de  ce  que  le  soldat  reçoit  pour  le  même  espace  de 


76        CONDITION  DE  l'aUMÉE  EN  FRANGE  ET  EN  ANGLETERRE. 

tems.  Gnice  à  cette  générosité  bien  entendue,  une  amélio- 
ration sensible  s'est  introduite  dans  le  moral  de  notre 
marine.  Nous  ne  sommes  plus  réduits  à  équiper  nos  flottes 
avec  le  rebut  de  la  population.  Sans  relàcber  les  liens 
d'une  discipline  sévère ,  on  a  obtenu  des  marins  cette 
coopération  morale  si  précieuse  à  l'heure  du  danger.  La 
presse  tombe  en  désuétude ,  parce  que  le  service  à  bord 
d'un  vaisseau  de  guerre  n'est  plus  un  objet  de  terreur.  Si 
le  gouvernement  avait  donné  les  mêmes  encouragemens  à 
l'armée  de  terre  ,  on  ne  verrait  pas  la  moralité  des  re- 
crues diminuer  de  jour  en  jour,  et  les  crimes  et  les  délits 
devenir  sans  cesse  plus  nombreux.  En  1833,  on  a  con- 
staté que  17,000  soldats  avaient  subi  la  prison  ,  et  2,000 
la  bastonnade.  Mais  les  supplices  et  la  prison  sont  im- 
puissans  pour  maintenir  la  discipline ,  pour  ramener  les 
hommes  à  la  vertu  ;  c'est  en  stimulant  leurs  bonnes  qua- 
lités qu'on  parvient  plus  tôt  à  les  faire  renoncer  à  leurs 
mauvais  penchans.  Et  dans  notre  armée,  il  faut  le  dire  , 
ce  sont  moins  les  hommes  que  les  réglemens  qui  sont 
vicieux. 

(Ncwal  and  Military  Magazine.) 


^^tti^sanccô  ^nf^flaitteffeé  b<J  nofr^  ^jf<)^' 


CHARLES    LAMB. 


La  plupart  des  hommes  célèbres  ont  un  rapport  immé- 
diat avec  la  société  dans  laquelle  ils  sont  nés ,  au  milieu 
de  laquelle  ils  ont  vécu.  On  peut  rapporter  Wal ter-Scott 
ou  Voltaire,  Shakspeare  ou  Milton  aux  influences  qui  ont 
entouré  leur  jeunesse  et  leur  berceau.  Charles  Lamb  est 
un  homme  des  anciens  jours,  un  contemporain  d'Elisa- 
beth ,  jeté  par  hasard  au  milieu  de  l'Angleterre  moderne. 
Il  ne  tient  à  rien  de  ce  qui  est  nouveau.  Pope ,  Addison, 
Goldsmith  ,  Thompson ,  n'ont  pas  existé  pour  lui.  Vous 
croyez  qu'il  y  a  de  l'afFeclation  dans  sa  manière  d'être  : 
vous  vous  étonnez  de  son  style  antique  ,  de  ses  mois  su- 
rannés ,  de  ses  tournures  de  phrases  insolites.  Vous  l'ac- 
cusez d'être  maniéré  ,  de  manquer  de  naturel  et  de  re- 
chercher un  archaïsme  ridicule.  Vous  ne  le  connaissez 
pas  ce  bon  Charles  Lamb  comme  je  l'ai  connu.  Ce  qu'il  y 
a  de  plus  bizarre  dans  cette  naïveté,  de  plus  étrange  dans 
cette  prétendue  affectation  ,  si  reprochée  aux  ouvrages  de 
Charles  Lamb,  c'est  que  dans  sa  vie  privée,  dans  sa  con- 
versation intime  et  particulière ,  il  était  absolument  le 
même  que  dans  ses  écrits.  Il  fallait  le  voir^  avec  sa  sœur, 
dans  un  petit  appartement  bien  simple  et  bien  propre , 
entouré  de  vieux  volumes  :  on  comprendrait  alors  com- 
bien il  était  éloigné  du  pédantisme  et  du  besoin  d'effet 
que  lui  imputent  ses  ennemis. 


78  CHARLES    LAMB. 

Jamais  homme  n'eut  moins  envie  de  se  faire  valoir  -,  se 
mettre  en  scène  était  pour  lui  un  supplice.  A  force  de  vi- 
vre en  communication  sympalhique  avec  les  vieux  au- 
teurs, il  était  devenu  l'un  d'eux-  mais  il  n'affectait  pas 
d'être  l'un  d'eux.  Le  mode  de  sa  pensée  datait  de  l'an 
1550.  La  forme  de  sa  phrase  se  moulait  sur  sa  pensée  : 
rien  n'était  en  superficie  ;  tout  était  en  profondeur.  Il 
aimait  à  creuser  des  sujets  simples  et  des  idées  fort  com- 
munes ,  pour  leur  demander  tout  ce  qu'elles  recelaient 
d'enseignemens.  Il  aimait  à  ranimer  une  érudition  pres- 
que pédantesque  et  à  lui  prêter  de  la  vie  et  du  charme  : 
il  n'est  pas  étonnant  qu'il  ait  été  mal  compris  et  souvent 
raillé.  Sa  singularité  égalait  sa  modestie.  Quand  il  était 
simple  et  qu'il  exprimait  dans  sa  prose  naïve  ses  idées 
vraies ,  son  caractère  réel ,  on  le  taxait  de  bizarrerie  vo- 
lontaire. S'il  faisait  valoir  les  beautés  inconnues  d'un 
vieil  auteur  oublié ,  on  le  comparait  à  ces  commentateurs 
érudits  qui  s'éprennent  ardemment  de  ce  qu'eux  seuls 
peuvent  comprendre.  Pendant  que  Walter-Scott  voya- 
geait dans  les  vieux  tems  historiques ,  et  Byron  sur  les 
rives  de  l'Asie ,  Lamb  restait  à  Londres  ,  véritable  cock- 
ney ,  badaud  qui  promenait  ses  rêveries  au  bord  de  la  ri- 
vière Serpentine  ou  disputait  avec  son  ami  Hazlitt  quel- 
que grave  problème  de  philosophie  littéraire.  C'était  un 
esprit  sédentaire  et  profond  qui  aimait  à  borner  son  ho- 
rizon pour  creuser  plus  à  loisir  la  mine  ouverte  sous  ses 
pas  5  un  génie  original  qui  tirait  tout  de  lui-même  et  qui 
aurait  écrit  des  pages  touchantes  ,  alors  même  qu'il  eût 
passé  sa  vie  dans  la  boutique  d'un  barbier  de  village.  Sa 
force  naissait  d'une  méditation  attentive  qui  concentrait 
sur  le  même  point  la  pensée  et  la  sensibilité. 

Aussi,  malgré  tous  ces  désavantages,  a-t-il  produit  beau- 
coup d'effet  5  un  effet  lent  et  pour  ainsi  dire  souterrain. 


CHARLES    LAMB.  79 

Il  faut  au  public  et  à  la  gloire  quelque  chose  de  théâ- 
tral. 11  laut  crier  :  «  Venez  à  moi  :  admirez  cette  pensée, 
retenez  celle  imaj^e.  Sachez  bien  que  je  suis  un  grand 
homme.»  11  faut  surtout  se  garder  de  la  profondeur.  Elle 
exige  du  public  une  attention  qui  le  fatigue.  Imaginez  un 
écrivain  toujours  familier,  toujours  simple,  qui  parle  de 
sa  vieille  robe  de  chambre  et  de  son  vieil  auteur  favori , 
qui  disserte  sur  ses  émotions  pendant  un  voyage  de  six 
lieues ,  et  qui  commente  avec  délices  trois  vers  de  Ben- 
Johnson.  Quel  succès  populaire  pouvez- vous  lui  pro- 
mettre ? 

Eh  bien  !  ce  succès  est  arrivé  :  les  obstacles  ont  été 
vaincus.  Les  prédilections  de  Charles  Lamb ,  après  avoir 
été  des  objets  de  moquerie,  sont  devenues  les  prédilec- 
tions générales.  On  a  fini  par  s'associer  à  ses  amours  et 
à  ses  haines  :  et  ce  talent  original,  long-tems  regardé 
comme  une  anomalie  peu  digne  d'imitation  et  d'estime , 
s'est  trouvé  tout-à-coup  placé  d'une  "manière  isolée ,  il  est 
vrai,  mais  très-honorable  parmi  les  Walter-Scott ,  les 
Coleridge  et  les  Byron.  Dans  cette  belle  génération  d'écri- 
vains qui  ont  illustré  le  première  moitié  du  dix-neuvième 
siècle  en  Angleterre  ,  Lamb  n'est  pas  le  plus  obscur  ni  le 
moins  influent,  quoique  ses  ouvrages  soient  en  petit  nom- 
bre et  qu'on  ait  tardé  à  les  apprécier.  Peu  à  peu  nous 
avons  vu  se  détacher,  tomber  et  disparaître  tous  les  an- 
neaux de  cette  grande  chaîne  intellectuelle.  A  la  mort 
de  Byron  a  succédé  celle  de  Walter-Scolt.  Le  brillant  Haz- 
litt  est  descendu  jeune  dans  le  tombeau.  Crabbe  et  Cole- 
ridge viennent  de  quitter  la  terre.  Enfin ,  Charles  Lamb 
les  a  suivis  :  de  cette  noble  race  d'écrivains  et  de  pen- 
seurs il  ne  reste  plus  que  le  poète  Wordsworth  ,  le  poly- 
graphe  Southey,  et  le  professeur  Wilson.  Il  est  triste  de 
voir  quelle  infériorité  comparative  signale  les  nouveaux 


80  chaKles  lamb. 

écrivains  les  plus  célèbres.  Ce  n'est  plus  la  même  force  de 
pensées ,  la  même  verve  d'images ,  la  même  énergie  de 
style.  On  capte  le  public  par  du  clinquant ,  on  l'étourdit 
de  son  mieux,  on  sacrifie  la  profondeur  au  désir  de  plaire. 
Telle  est  la  destinée  ordinaire  des  littératures  :  après  la 
période  de  fécondité  arrive  la  période  d'épuisement.  Je- 
tons un  regard  presque  religieux  sur  ces  hommes ,  les  der- 
niers d'une  race  plus  forte  et  plus  vigoureuse  que  la 
nôtre. 

•Trois  de  ces  intelligences  remarquables ,  trois  de  ces 
hommes  à  part ,  viennent  de  disparaître  presque  en  même 
tems  :  Irving  le  prédicateur ,  Coleridge  le  poète  ,  et  no- 
tre Charles  Lamb.  Il  n'y  a  pas  quinze  jours  je  les  vis 
tous  les  trois  dans  le  parc  Hyde  ,  trois  vieillards  mélan- 
coliques et  pâles  ,  qui  portaient  l'empreinte  fatale  de 
beaucoup  de  pensées  et  de  beaucoup  de  souffrances.  Tous 
trois,  je  les  avais  connus  :  l'un,  Coleridge,  comme  le  plus 
brillant  improvisateur  de  son  époque  ;  l'autre,  avec  plus 
d'intimité ,  surtout  dans  ce  tems  d'éclat ,  où  sa  parole 
vibrante  rappelait  les  prédications  de  Luther  et  de  Knox  ; 
quant  au  bon  Charles  Lamb  ,  esprit  rare  ,  cœur  admira- 
ble, c'était  le  véritable  ami,  l'ami  du  foyer  domestique, 
l'homme  du  coin  du  feu  et  du  toit  hospitalier.  Il  n'y  avait 
pas  d'analogie  entre  ces  trois  hommes,  si  l'on  excepte 
une  tendresse  presque  superstitieuse  pour  le  vieux  tems , 
pour  les  choses  d'autrefois.  Tous  trois  ils  rappelaient 
l'enthousiasme  et  la  sincérité  antique ,  l'âge  des  vrais  pa- 
triotes ,  des  vrais  martyrs. 

L'un ,  Irving  ,  égaré  par  l'orgueil ,  a  cédé  à  d'étranges 
illusions.  Français  d'origine,  Ecossais  par  l'éducation  et 
la  naissance  ,  doué  d'une  éloquence  haute  ,  solennelle  , 
inspirée  ,  il  vint  à  Londres,  après  avoir  passé  sa  jeunesse 
dans  une  solitude  sévère  qui  avait  prêté  une  nouvelle 


CHARLES    LAMD.  81 

force  à  son  enthousiasme.  La  religion  protestante,  aft'aî- 
blie  et  énervée  par  les  prédicateurs  modernes,  et  réduite 
à  quelques  leçons  de  morale  vulgaire,  avait  besoin  d'un 
apôtre  enthousiaste  :  Irving  se  chargea  de  ce  rôle.  On  s'é- 
tonna de  cette  gravité  de  parole  ,  de  cette  véhémence 
presque  sauvage  ,  de  cette  sérieuse  et  terrible  inspiration. 
La  mollesse  des  mœurs  modernes  trouva  de  l'attrait  dans 
cette  exaltation  même.  Duchesses  ,  princes,  gens  de  let- 
tres ,  artistes,  accoururent  aux  prédications  d'Irving. 
Tout  cela  se  mêlait  à  la  tourbe  populaire,  dont  le  cœur 
était  ému  par  une  voix  sonore  et  des  images  empreintes 
de  terreur.  Aucun  spectacle,  aucune  cantatrice  à  la  mode, 
ne  pouvait  se  vanter  d'un  succès  pareil  :  le  prédicateur 
descendait  dans  toutes  les  intimités  de  la  vie  et  du  cœur. 
Il  disait  à  chacun  ses  souffrances ,  et  les  rapportait  aux 
vices  et  aux  erreurs  dont  chacun  était  coupable.  La  vé- 
rité dramatique  des  peintures ,  l'appel  fait  par  l'orateur  à 
tous  les  repentirs  et  à  tous  les  regrets ,  ont  laissé  un  sou- 
venir profond  dans  l'ame  de  quiconque  l'a  écouté  une 
seule  fois.  Cette  vogue  perdit  Irving  ;  il  se  crut  appelé  à 
devenir  un  hérésiarque  nouveau  ,  un  moderne  Arius. 
L'église  d'Angleterre ,  attaquée  par  cet  adversaire  formi- 
dable ,  engagea  la  lutte  contre  lui.  Il  soutint  le  combat 
avec  vigueur^  mais  à  mesure  qu'il  cherchait  de  nouveaux 
argumens  contre  ses  adversaires,  à  mesure  que,  par  la 
prière  ,  le  jeûne  et  l'exaltation  ,  il  essayait  de  se  rappro- 
cher de  la  source  même  des  vérités  éternelles ,  cet  éré- 
thisme  outre  nature  brisait  son  intelligence  en  l'enivrant, 
et  le  plongeait  dans  les  hallucinations  d'un  fanatisme  in- 
curable. On  vit  avec  douleur  cet  homme  puissant  renou- 
veler toutes  les  folies  théurgiques  des  tems  barbares  ,  et 
après  une  pénible  lutte  entre  sa  raison  et  son  enthou- 
siasme ,  succomber  à  une  agonie  douloureuse.  Qu'il  re- 
XIII.  6 


82  CHAULES    LAMB. 

pose  enfiu  cet  homme  dont  on  peut  dire  qu'il  n'a  jamais 
reposé  ! 

Charles  Lamb  ne  lui  ressemble  en  rien.  Les  applaudis- 
semens  ,  dont  la  fumée  enivrait  Irving ,  auraient  effrayé 
sa  timidité  nerveuse  ;  il  ne  trouvait  sa  vie  complète ,  il  ne 
jouissait  de  toute  sa  pensée  que  dans  l'obscurité  et  la  so- 
litude. Aussi,  comparez  ces  deux  existences  :  ici  l'éclat , 
l'opulence,  la  gloire  populaire,  les  combats ,  et  pour  terme 
le  malheur  ;  là  ,  un  petit  appartement  dans  un  quartier 
assez  vulgaire  de  Londres  ,  une  petite  pension ,  une  vie 
sans  bruit,  une  réputation  bien  au-dessous  des  facultés 
réelles  de  l'écrivain  ;  mais  des  amis  sincères  ,  xine  exis- 
tence paisible  et  une  réputation  dont  le  point  de  départ 
est  faible ,  mais  le  dénouement  admirable. 

Le  caractère  spécial  de  Charles  Lamb  ,  comme  écrivain 
du  dix-neuvième  siècle ,  et  l'action  qu'il  est  juste  de  lui 
attribuer  ,  sont  complexes  et  difficiles  à  expliquer.  C'est 
un  archéologue  qui  n'a  jamais  écrit  sur  l'archéologie  j  un 
antiquaire  auquel  on  ne  doit  pas  une  découverte  5  un 
amateur  de  vieux  livres  qui  n'a  pas  laissé  un  seul  rensei- 
gnement sur  la  bibliographie  ;  un  curieux  dont  la  biblio- 
thèque ne  possède  pas  trois  volumes  rares  ;  un  penseur 
très-profond  qui  n'a  écrit  que  sur  des  sujets  vulgaires  ou 
médiocres.  Voulez -vous  comprendre  sa  supériorité ,  sa- 
voir de  quelle  utilité  il  a  pu  être  à  ses  contemporains. 
Faites  comme  moi  5  venez  avec  moi  :  entrez  chez  ce  petit 
commis  très-modeste  de  la  compagnie  des  Indes-Orienta- 
les. Vous  le  connaîtrez  mieux  après  cinq  minutes  de  con- 
versation avec  lui,  qu'en  méditant  trente  pages  de  disser- 
tations et  de  problèmes  littéraires.  Le  mot  modestie  ex- 
prime à  peine  l'humilité,  la  simplicité  de  ce  pauvre  Lamb  : 
c'était  le  dernier  homme  que  l'on  aperçût  dans  tous  les 
endroits  où  il  se  trouvait  :  et  certes  quand  ce  petit  per- 


CFARLES    LAMB.  83 

sonnage  timide  et  refrogué  ,  au  front  plissé  ,  au  sourire 
calme  et  à  la  petite  perruque  blonde  ,  m'apparut  pour  la 
première  fois  dans  un  coin  de  la  salle  où  Hazlitt  faisait 
ses  leçons  de  littérature,  je  ne  me  serais  jamais  douté  que 
cette  physionomie  de  rentier  à  cinquante  écus  cachait  un 
homme  de  génie.  Ce  jour-là,  c'était  Hazlitt  qui  parlait. 
On  sait  que  la  plupart  des  hommes  distingués  de  l'An- 
gleterre ont  fait  tour  à  tour  des  leçons  publiques  ;  c'est  un 
excellent  exercice  de  la  pensée  et  de  la  parole.  Ainsi  se 
développèrent  les  plus  hautes  facultés  :  là,  Mackintosh , 
Coleridge  ,  Bentham,  Wilson,  etc.,  etc. ,  ont  déployé  tout 
leur  pouvoir;  là,  s'établit  une  chaîne  sympathique  entre 
Fauditeur  et  le  professeur.  Ce  jour-là  ,  je  m'en  souviens  , 
Hazlitt  suçait  une  orange  à  chaque  saillie  qui  lui  échap- 
pait ,  à  chacun  des  argumens  qu'il  faisait  valoir  ;  Lamb 
l'écoutait  comme  un  écolier ,  avec  patience  et  douceur. 

Peut-être  avait-il  l'esprit  moins  souple,  moins  facile 
que  Hazlitt  et  Coleridge,  mais,  en  revanche  il  était  plus 
original  :  son  style  était  moins  riche ,  moins  brillant , 
moins  moderne,  moins  orné  de  fleurs  de  rhétorique  et  de 
saillies  saisissantes  que  celui  d'Hazlitt  ;  il  était  moins  va- 
poreux ,  moins  nuageux  ,  moins  subtil  que  celui  de  Cole- 
ridge. Lamb  avait  par-dessus  tous  ses  contemporains  la 
faculté  de  creuser  un  caractère,  de  l'approfondir  dans 
tous  ses  détails  ,  surtout  si  ce  caractère  était  singulier. 
Son  naturel  généreux  et  tendre  s'associait  avec  bonheur 
aux  vertus  cachées  sous  une  écorce  rude  ou  bizarre ,  aux 
ridicules  mêlés  à  la  vertu.  Il  aimait  à  peindre  les  vieilles 
gens  que  l'on  délaisse  ,  leurs  sympathies  avec  les  objets 
qui  les  entourent,  leurs  manies  innocentes  que  l'on  raille 
et  qui  se  rattachent  à  des  principes  excellens.  Il  a  créé 
dans  ce  genre  une  multitude  d'esquisses  dont  la  perfec- 
tion et  l'intérêt  sont  extrêmes  -,  on  voit  parler ,  marcher 


84  CHARLES    LAMR. 

son  rentier,  son  vieux  commis ,  sa.  vieille  Jî lie,  son  awo^ 
cat  stagiaire.  Ce  ne  sont  point  des  personnages  brillans: 
il  les  aimait  ainsi  ;  il  était  heureux  quand  il  avait  peint  la 
gouvernante  surannée  embrassant  son  poêle ,  devenant 
l'hamadryade  de  cet  objet  inanimé  ,  et  s'incorporant  si 
bien  à  lui  qu'il  devenait  difficile  désormais  de  savoir  où 
était  la  femme ,  où  était  le  poêle.  Quand  pareille  descrip- 
tion éveilla  pour  la  première  fois  l'attention  publique,  on 
se  moqua  de  Lamb  ;  mais  bientôt  on  s'y  accoutuma,  on 
sentit  qu'il  peut  y  avoir  autant  de  mérite  réel  et  de  pro- 
fondeur de  talent  dans  une  bonne  esquisse  de  Van-Ostade 
que  dans  un  grand  tableau  de  Rubens. 

Délicatesse,  finesse,  sensibilité,  profondeur,  voilà 
Charles  Lamb  5  et  notez  que  ces  qualités  ne  se  déploient 
pas  sur  un  vaste  espace  de  terrain  ,  qu'on  ne  les  voit  pas 
défiler  et  se  montrer  tour  à  tour  comme  les  différens  ba- 
taillons d'une  armée  régulière.  Tout  cela  est  confondu  , 
mêlé,  concentré  dans  un  espace  étroit.  Toutes  ces  quali- 
tés se  trouvent  dans  une  même  phrase,  et  de  leur  quin- 
tessence ,  de  la  fusion  de  leurs  élémens  inappréciables  ré- 
sulte l'originalité  de  Lamb. 

Après  l'avoir  entrevu  quelquefois  dans  le  monde  où  ja- 
mais il  ne  posait,  et  où  sa  modestie  était  extrême,  je  trou- 
vai enfin  l'occasion  de  le  trouver  chez  lui,  dans  une  pe- 
tite maison  convenable  à  sa  petite  fortune  :  il  habitait  un 
premier  étage  au-dessus  d'un  chaudronnier.  Sa  sœur  qui  a 
été  son  ange  gardien,  et  dont  il  a  immortalisé  le  souvenir, 
présidait  à  ses  assemblées.  Elle  avait  beaucoup  de  son  ca- 
ractère ,  de  son  esprit  et  de  son  humeur  5  là ,  dans  une 
chambre  modeste,  on  trouvait  à  la  fois  le  philosophe  God- 
win  et  le  comédien  Liston,  l'amiral  Burnett  et  miss  Kelly, 
le  sergent  Talfburd  et  Coleridge,  et  Leigh  Hunt.  Ces  réu- 
nions étaient  charmantes,  parce  qu'elles  n'étaient  pas  lit- 


CHARLES    LAMfî.  85 

tëraires.  Les  hommes  du  monde  auraient  trouvé  que  l'o- 
deur du  punch  et  l'odeur  du  labac  se  confondaient  d'une 
manière  peu  conforme  aux  beaux  usages  ^  mais  la  conver- 
sation était  si  brillante,  mais  le  feu  de  l'esprit  pétillait  si 
ardemment  dans  tous  ces  regards  -,  il  y  avait  si  peu  d'af- 
fectation et  tant  de  trésors  de  pensées  î  enfin  il  était  si 
difficile  de  quitter  cet  humble  logis  ,  sans  se  trouver  plus 
riche  d'idées  et  de  sensations  ! 

La  modestie  de  Lamb  ne  l'empêcha  pas  d'être  fort  re- 
cherché. Les  gens  du  monde  ,  pour  lesquels  un  homme  de 
talent  est  une  espèce  de  béte  curieuse,  firent  pleuvoir  sur 
lui  les  invitations  ;  il  essaya  d'arrêter  le  torrent ,  lui  qui 
aimait  par-dessus  tout  la  solitude,  et  qui,  après  avoir  rem- 
pli les  devoirs  de  sa  place,  avait  peu  de  tems  à  donner  à 
ses  travaux  favoris.  Le  voilà  donc  qui  prend  son  vol , 
poursuivi  par  une  grêle  de  cartes  de  visite  et  de  billets 
sur  papier  vélin  satiné.  Il  s'en  va  choisir  une  retraite 
auprès  de  Londres,  à  Dalston  ou  Shacklewell ,  ma  mé- 
moire ne  me  rappelle  pas  bien  le  lieu  précis.  Il  jie  donna 
son  adresse  à  personne  :  ce  fut  avec  peine  que  les  impor- 
tuns tels  que  moi  parvinrent  à  le  déterrer.  L'ermite  pa- 
raissait avoir  d'autres  désirs  que  d'échapper  au  tourbil- 
lon de  la  vie  bruyante.  La  situation  qu'il  avait  choisie 
était  triste ,  la  poussière  de  la  brique  s'élevait  en  tourbil- 
lons rougeàtres  autour  de  sa  maison  ,  et  le  bruit  des  scies 
et  des  truelles  se  faisait  entendre  sans  relâche. 

Dans  le  choix  d'un  logement,  il  y  a  quelque  chose  qui 
trahit  le  caractère.  Walter-Scott  n'était  pas  heureux  si 
une  ogive  ne  se  dessinait  au-dessus  de  sa  tête  ,  et  s'il  n'a- 
percevait ,  par  une  croisée  gothique ,  un  beau  lac  et  des 
coteaux  boisés.  Lord  Byron  me  semble  tout-à-fait  en  har- 
monie avec  le  palais  vénitien  qu'il  habita  long-tems.  On 
prétend  que  Béranger,  le  poète  français  de  la  grisette  et  de 


86  CHARLES   LAME. 

l'indépendance  ,  ne  se  trouve  à  son  aise  que  dans  une 
mansarde-  Quant  à  Lamb  ,  il  était  allé  s'établir  au  milieu 
d'une  fabrique  de  tuiles  et  de  briques ,  assez  près  de  l'un 
des  faubourgs  de  Londres  ,  sans  chercher  un  aspect  pit- 
toresque :  bien  certain  qu'il  trouverait  là,  comme  par- 
tout ailleurs ,  des  caractères  à  étudier  ,  des  singularités 
inconnues  à  pénétrer  avec  délices.  Il  lui  suffisait  d'é- 
chapper aux  importuns  ,  et  de  pouvoir  en  liberté  courir 
la  campagne  le  dimanche.  Pour  lui ,  comme  pour  tous 
les  penseurs ,  la  promenade  à  pied  dans  les  champs  était 
une  volupté  favorite.  Mais  en  vain  essayait-il  d'échapper 
aux  embarras  de  sa  renommée.  Sa  cachette  fut  découverte  ; 
et  les  invitations  à  diner  vinrent  le  poursuivre  jusque 
dans  l'ermitage  de  Dalston  (1).  Le  pauvre  homme  reprit 
son  essor  et  fixa  de  nouveau  sa  résidence  à  Islington  -,  es- 
pérant que  le  bon  ton  ,  la  magnificence  et  la  mode  le  lais- 
seraient tranquille  dans  cette  solitude  plus  que  bour- 
geoise. La  maison  qu'il  habitait,  par  ses  dimensions  exi- 
guës ,  eût  effrayé  un  mandarin  chinois  habitué  à  vivre 
dans  un  horizon  de  six  pieds  carrés  5  tout  y  était  en  mi- 
niature. Il  y  avait  à  peine  de  quoi  loger  le  philosophe  et 
sa  fidèle  sœur  Brigitte.  Une  grande  chambre  contenait 
les  livres ,  une  autre  servait  de  chambre  à  coucher  et  de 
cabinet  de  travail  à  Charles  Lamb  ,  une  troisième  était 
réservée  à  sa  sœur  ^  puis  une  cuisine  et  une  salle  à  man- 
ger. Yoilà  tout. 

Sous  la  fenêtre  de  l'édifice  qui  ressemblait  à  une  boîte 
de  briques  plutôt  qu'à  une  maison  ,  coulait  ce  mince  filet 
d'eau  que  l'on  a  baptisé  la  Nowelle  Rivière ,  et  qui 
ressemble  à  un  fleuve  comme  un  nain  à  un  géant.  Le 
philosophe,  en  mettant  le  nez  à  la  fenêtre,  aurait  pu 
pêcher  des  goujons  à  la  ligne  si  tel  avait  été  son  plaisir, 

(i)  Dalston  et  Islington  sont  compris  dans  les  faubourgs  de  Londres. 


CHARLES    LAMB.  87 

A  ce  propos,  je  me  souviens  d'une  scène  assez  plai- 
sante où  la  Nous^elle  Rwière  joua  un  rôle  imporlant,  et 
dont  la  maison  de  Lamb  fut  le  thcàlre.  Un  historien  assez 
c<>lèbre,  que  Lamb  avait  invité  à  déjeuner,  fil  un  faux  pas 
sur  les  bords  du  canal  Lilliputien  ,  presque  en  face  de  la 
maison.  A  ses  cris,  les  fenêtres  s'ouvrirent;  Brigitte, 
coiffée  de  son  bonnet  noir  pyramidal ,  bonnet  de  l'ancien 
tems;  Lamb,  avec  sa  casquette  bourgeoise,  parurent  aux 
fenêtres.  Ils  virent  leur  ami  qui ,  tout  étonné  de  sa  chute, 
essayait  de  se  relever ,  et  secouait  ses  membres  mouil- 
lés par  un  bain  involontaire.  Ils  accoururent  et  lui  por- 
tèrent secours.  Lorsque,  dix  minutes  après,  je  me  rendis 
chez  Lamb  qui  m'avait  invité  au  même  repas ,  j'aperçus 
un  sillon  humide  qui  marquait  le  passage  de  la  victime, 
commençant  au  canal  et  aboutissant  à  la  porte  de  la  mai- 
son. Lamb  était  allé  chercher  un  chirurgien.  Sur  les 
escaliers  trottait  la  servante ,  tenant  d'une  main  les 
dépouilles  humides  du  noyé;  de  l'autre,  de  nouveaux 
vêtemens.  Brigitte,  hors  d'elle-même,  lançait  des  malédic- 
tions sur  la  Nouvelle  Rwière,  et  sur  toutes  les  rivières 
et  canaux  de  la  Grande-Bretagne  -,  en  proférant  ces  ana- 
thèmes,  elle  vidait  les  poches  de  l'historien  et  plaçait  sur 
une  table  les  papiers,  les  schellings  et  les  pences  humides 
qui  s'y  trouvaient.  Je  pénétrai  jusqu'à  notre  homme  : 
tout  au  fond  d'un  lit,  se  montrait  une  petite  tête  héris- 
sée de  cheveux  gris.  Brigitte  venait  de  les  frotter  avec 
tant  d'activité  et  d'énergie ,  qu'on  les  voyait  se  dresser 
encore,  semblables  aux  pointes  d'un  hérisson  :  les  petits 
yeux  gris  du  vieillard  brillaient  comme  des  escarboucles; 
et  lorsque  Lamb  lui  apporta  un  verre  d'eau-de-vie  pour 
le  réconforter ,  il  se  mit  à  parler ,  à  parler  avec  une  vo- 
lubilité qui  m'étonna.  Habitué ,  non  pas  à  l'usage  exté- 
rieur des  bains  froids,  mais  à  l'usage  intérieur  de  l'eau  à 


88  LHAULES    LAM13. 

tous  ses  repas ,  l'alcohol  agit  sur  lui  avec  une  prompti- 
tude et  une  force  surprenante;  ses  discours  furent  si  poé- 
tiques, si  extraordinaires,  que,  le  voyant  hors  de  danger, 
nous  ne  pûmes  nous  empêcher  d'éclater  de  rire. 

Lorsque  ma  liaison  avec  Lamb  fut  devenue  intime,  et 
que  j'eus  la  certitude  de  ne  pas  l'importuner  ,  mes  visites 
devinrent  plus  fréquentes.  Que  de  fois  je  le  trouvai  assis 
dans  ce  qu'il  appelait  sa  bibliothèque  ?  Ce  n'était  qu'une 
chambre  oblongue,  qui  ressemblait  fort  à  la  boutique  d'un 
bouquiniste.  Des  livres  de  toutes  les  façons  chargeaient 
des  tablettes  de  sapin  :  le  parchemin  des  couvertures  y 
brillait  de  toutes  les  nuances  que  donne  la  vétusté  :  il  y 
en  avait  de  noires  ,  de  brunes,  d'olivâtres  ,  de  grises,  de 
jaunes  ,  d'enfumées.  Au  milieu  de  ce  bataillon  d'inva- 
lides, bataillon  que  Lamb  avait  eu  tant  de  peine  à  recruter, 
étincelaient  quelques  dorures  modernes ,  volumes  clair- 
semés dont  ses  amis  lui  avaient  fait  cadeau.  On  trouvait 
dans  ce  tas  de  vieux  livres  beaucoup  de  curiosités  litté- 
raires et  point  de  belles  éditions.  11  les  avait  choisis  comme 
on  devrait  choisir  ses  amis  dans  ce  monde,  non  pas  à 
cause  de  leur  bonne  mine  ,  mais  pour  leur  utilité  et  leur 
valeur  réelles. 

Toutes  ces  acquisitions  s'étaient  faites  en  bouquinant  : 
et  chacune  d'elles  avait  été  rapportée  à  la  maison  comme 
un  trésor,  comme  un  trophée.  Jamais  Lamb  n'avait  été 
riche,  et  je  crois  qu'une  bonne  partie  de  ses  épargnes 
s'était  évanouie  de  celle  façon. 

Sur  les  murailles,  dans  des  cadres  fort  simples,  se  trou- 
vaient quelques  gravures  d'après  Léonard  de  Vinci ,  Ho- 
garth  et  Titien.  Étude  du  caractère,  délicatesse,  profon- 
deur, tels  étaient  les  symboles  naturels  de  Lamb;  tels 
étaient  aussi  ceux  que  résumait  le  nom  des  grands  arlis^ 
tes  dont  les  œuvres  décoraient  la  salle. 


CH.VKLKs    L.\MB.  89 

Assise  auprès  d'une  table ,  est  une  vieille  femme  en  lu- 
nettes, sa  sœur  Brigitte.  Dans  un  fauteuil  à  dos  renversé, 
ce  petit  liomme  ,  dont  le  front  est  ridé  parla  pensée, 
qui  vous  sourit  si  cordialement,  c'est  Lamb.  Son  accueil 
est  plein  de  bonhomie  ,  et  sa  physionomie  d'expression. 
Le  mouvement  rapide  de  sa  prunelle,  et  le  rayon  qu'elle 
darde  vous  apprennent ,  si  vous  êtes  observateur  ,  que 
c'est  là  un  homme  à  part  :  oui  ,  c'est  Charles  Lamb  ,  le 
poète,  le  critique,  le  contemplatif,  l'homme  à  la  profonde 
et  sagace intelligence,  qui  comprenait  aussi  bien  les  souf- 
frances et  les  pensées  secrètes  du  jeune  ramoneur  ou  du 
mendiant  suranné ,  que  les  grandes  méditations  d'Hamlet 
ou  la  folie  du  roi  Léar  ,  cette  folie  généreuse. 

La  sympathie  de  Lamb  se  porlait  spécialement,  nous 
l'avons  déjà  dit ,  sur  les  vieux  écrivains  anglais.  Personne 
ne  connaissait  mieux  que  lui  la  litlé'ralure  du  tems  d'E- 
lisabeth. Il  s'arrêtait  à  Steele  et  ne  pouvait  souffrir  aucun 
des  auteurs  qui  avaient  brillé  après  lui.  Dans  la  nouvelle 
époque,  il  aimait  surtout  Wordsworth ,  Coleridge  et 
Hazlitt.  Mais  avec  quelles  délices  il  s'était  plongé  dans 
l'étude  de  Burton  ,  de  Fuller  ,  de  Jérémie  Taylor ,  écri- 
vains originaux  qui  auraient  mieux  aimé  ne  jamais  tenir 
la  plume  que  de  se  permettre  une  phrase  sans  une  pensée 
et  de  sacrifier  la  vérité  du  sentiment  à  l'éclat  de  l'expres- 
sion !  Si  les  besoins  matériels  de  la  vie  avaient  laissé  à 
Charles  Lamb  le  tems  nécessaire  pour  accomplir  son  œu- 
vre ,  quelle  belle  histoire  de  la  vieille  littérature  anglaise 
il  aurait  pu  nous  léguer  !  Mais  cet  homme  si  distingué 
était  commis ,  et  tenait  un  livre  de  comptes.  Les  chiffres 
qu'il  posait,  les  balances  qu'il  établissait  pour  la  compa- 
gnie des  Indes  lui  enlevaient  une  bonne  partie  de  sa  jour- 
née-, et  la  paresse  si  chère  aux  hommes  de  talent,  et  la 
lecture  qui  n'est  qu'une  paresse  déguisée ,  se  chargeaient 


90  CHARLES    LAMB, 

d'emporter  le  reste.  Je  le  trouvais  quelquefois  occupé  à 
feuilleter  avec  volupté  des  livres  insignifians  •  il  n'y  en 
avait  guère  où  il  ne  découvrît  quelque  bon  coté  ,  quelque 
chose  de  curieux  et  d'utile.  Tantôt  il  s'amusait  à  étudier 
les  mœurs  de  l'écrivain  dans  son  livre  ,  tantôt  il  riait  des 
bizarres  inventions  de  l'esprit  humain  ;  les  plus  médio- 
cres lui  apportaient  leur  tribut  d'instruction  :  semblable 
à  ces  observateurs  qui  fréquentent  les  tavernes  et  qui 
montent  dans  les  omnibus  pour  étudier  tous  les  perso*n- 
nages  bourgeois,  comiques,  singuliers  ou  étranges  qu'ils 
peuvent  rencontrer  sur  leur  chemin.  Jamais  je  n'ai  vu 
d'homme  moins  dédaigneux  que  Lamb  ;  il  s'intéressait 
comme  un  enfant  avec  une  puérilité  sérieuse  à  de  très- 
petits  détails  :  tout  cela  ,  après  avoir  passé  au  creuset  de 
son  esprit ,  se  changeait  en  méditations ,  en  philosophie. 
Ben-Johnson  manquait  de  sensibilité  sans  doute,  mais  il 
excellait  à  peindre  les  caractères  bourgeois.  Heywood 
manquait  d'élévation  et  d'art ,  mais  il  était  pathétique  et 
naturel.  Marlowe  était  un  peu  emphatique  ,  mais  l'ana- 
thème  de  son  vers  sonore  tombait  de  si  haut ,  et  avec  tant 
de  majesté  !  Fletcher  n'étudiait  pas  les  caractères,  mais 
quelle  verve  d'esprit,  quelle  facilité  féconde!  Il  excusait 
jusqu'au  poète  Donne  qu'on  peut  appeler  lePej^se  de  V  An- 
gleterre,  et  qui  se  complaisait  à  emprisonner  trois  images 
et  trois  idées  dans  un  seul  vers.  Enfin  ,  Lamb  excellait, 
non  dans  la  critique  des  défauts  ,  mais  dans  la  critique 
des  beautés.  J'aimais  beaucoup  à  l'entendre  développer 
ce  catholicisme  intellectuel ,  cette  théorie  consolante  , 
cet  optimisme  littéraire.  Il  me  prouvait  souvent  que  des 
écrivains  modestes  avaient  été  dépouillés  injustement 
d'une  partie  de  leur  gloire  bien  acquise.  Dans  un  vieux 
volume  sans  nom  ,  il  déterrait  quelques  pensées  originales 
et  piquantes.  Sa  gastronomie  intellectuelle  ne  s'effrayait 


CHARLES   LAMB.  91 

de  rien  ;  un  jour  il  s'amusait  de  Biquet  à  la  Houpe^  et  le 
lendemain  d'un  in-folio  théologique.  Je  crois  qu'il  avait 
tout  lu,  même  les  poèmes  épiques.  L'exclusion,  à  ce  qu'il 
prétendait,  était  plus  qu'un  ridicule,  c'était  une  cruauté. 
Se  montrer  rigoureusement  puritain  en  fait  de  littérature, 
c'était  à  la  fois  renoncer  à  mille  jouissances  et  arracher 
aux  vieux  auteurs  la  juste  récompense  de  leurs  veilles. 

Je  ne  sais  si  j'ai  réussi  à  faire  comprendre  l'originalité 
spéciale  deCharles  Larnb.  Aux  veux  des  hommes  dont  1  in- 
telligence reçoit  toujours  le  ton  du  derniei  roman  et  du 
dernier  feuilleton  dejournal,  il  devait  paraître  très-affecté  -, 
mais  c'étaient  eux  qui  prenaient  leur  affectation  acquise 
pour  du  naturel ,  et  le  naturel  de  Larnb  pour  de  l'alfec- 
tation.  On  l'a  aussi  accusé  de  froideur ,  dans  un  tems  où 
tous  les  héros  de  drame  devaient  être  des  brigands  nour- 
ris de  vitriol ,  et  distillant  l'acide  prussique.  Il  n'y  avait 
pas  de  convulsions  dans  ses  phrases,  ni  d^exclamations  à 
la  fin  des  alinéas-,  il  était  simple,  sensible  et  profond. 

Son  tour  estvenu  :  on  a  enfin  reconnu  que  c'était  un  des 
écrivains  les  plus  originaux  de  son  siècle ,  et  qu'il  y  avait 
plus  d'émotion  dans  ses  pages  ingénues,  plus  de  génie  et 
de  portée  dans  son  style  naturel  que  dans  les  catacombes 
de  mistriss  Radcliffe  ,  et  dans  la  population  de  fantômes 
et  d'antropophages  que  Maturin  a  su  faire  admirer.  Le 
public  demande  toujours  quelque  tems  pour  comprendre 
les  esprits  très  -  originaux .  Les  hommes  supérieurs  font 
leur  public  au  lieu  de  se  laisser  guider  par  la  masse.  Ils 
sont  obligés  de  l'accoutumer  à  eux ,  de  le  rompre  à  leur 
manière,  de  faire  l'éducation  de  toutes  ses  pensée  infé- 
rieures. Dans  les  arts,  le  même  phénomène  a  lieu.  Quand 
on  entendit  pour  la  première  fois,  à  Paris,  la  Pie  Voleuse 
et  \  Othello  de  Rossini,  l'auditoire  parisien  regarda  ces 
chefs-d'œuvre  comme  du  grimoii-e,  et  s'en  alla  en  di- 


92  CHAULES    LAMB. 

sant  :  <(  C'est  de  la  musique  embrouillée  ,  faime  m.ieux 
Grétry.  » 

Le  talent  spécial  de  Lamb  était  d'autant  plus  difficile 
à  comprendre  et  devait  tracer  son  sillon  avec  d'autant 
plus  de  lenteur ,  qu'il  ne  se  composait  pas  de  qualités 
vulgaires  dont  l'harmonie  et  l'accord  se  font  jour  sans 
beaucoup  de  peine  dans  toutes  les  intelligences.  Avec  un 
peu  d'imagination  commune  ,  d'érudition  commune  , 
beaucoup  d'esprit  à  la  portée  de  tous ,  un  style  agréable 
et  sans  profondeur,  des  observations  dont  le  public  saisit 
de  prime-abord  la  justesse,  on  est  sur  d'être  populaire. 
Mais  chez  Lamb,  la  gaité  était  pathétique  5  l'ironie,  au 
lieu  d'être  amère ,  était  toujours  mêlée  de  tendresse.  Un 
petit  détail  cachait  une  pensée  profonde  5  une  citation  de 
vieil  auteur ,  un  élan  de  sensibilité.  Il  n'avait  pas  d'es- 
prit comme  tout  le  monde ,  et  semblait  négliger  le  trait  ; 
maissa  phrase  la  plus  ingénue  était  à  la  fois  une  image,  une 
épigramme  et  une  saillie  éloquente.  Son  rire  n'était 
jamais  cette  amère  dérision  de  Voltaire  qui  semble 
grincer  des  dents  en  se  moquant  de  vous  ;  ni  à  la  grosse 
gaîté  de  l'Anglais  Smollet  et  du  Français  Paul  de  Kock, 
gaité  de  cuisinière  et  de  corps-de -garde.  Comme  Sha- 
kspeare  et  Cervantes,  il  voit  toujours  le  côté  faible  de 
l'humanité  sans  jamais  manquer  de  pitié  et  de  sympathie 
pour  elle.  Ainsi,  dans  son  esquisse  admirable  intitulée 
la  P^eui^e  ,  on  comprend  bien  toutes  les  petites  coquette- 
ries du  veuvage ,  on  sourit  du  caquetage  des  voisins , 
on  s'indigne  des  scènes  d'avidité  pécuniaire  qui  se  jouent 
auprès  du  cercueil,  et  l'on  a  des  larmes  sincères  pour  la 
femme  abandonnée  jeune  sur  l'océan  du  monde,  sans 
boussole  et  sans  guide,  avec  un  jeune  enfant  et  un  sou- 
venir d'amour  dans  le  cœur. 

Les  œuvres  de  Lamb  sont  remplies  de  peintures  aussi 


CHARLES    LAMB.  93 

exquises  :  sa  conversation  et  ses  lettres  particulières  por- 
taient le  même  caractère  d'originalité  et  de  génie  :  «  Mon 
cher  Hazlilt,  écrivait-il  à  cet  homme  célèbre,  vous  m'a- 
vez envoyé  des  manuscrits  sur  l'abolition  de  la  peine  de 
mort,  en  me  priant  de  les  arranger  5  c'est  très-bien,  mais 
après  avoir  tourné  et  retourné  ces  papiers  maudits  dans 
ma  tête,  je  m'aperçois  enfin  qu'il  m'est  impossible  d'en 
rien  faire.  Je  n'aime  pas  à  dire  non  ,  je  m'engage  à  moi- 
tié ,  puis  je  manque  à  mes  engagemens ,  et  l'on  se  fâche. 
Personne  ne  veut  comprendre  pourquoi  je  suis  incapable 
d'agir  autrement;  c'est  un  défaut  de  ma  cervelle.  Impos- 
sible de  m'accommoder  des  idées  d'autrui ,  j'ai  beau  cher- 
cher à  les  tourner,  à  les  polir,  à  les  faire  entrer  dans  ma 
tète  ,  ces  locataires  incommodes  ne  me  laissent  pas  de  re- 
pos ,  et  se  hâtent  de  déloger.  Savez-vous  ,  d'ailleurs,  que 
j'ai  passé  toute  une  nuit  sur  l'impériale  d'une  voiture,  et 
que  ma  pauvre  tète  est  devenue  à  moitié  imbécille  ;  c'est 
une  impuissance  complète  ,  et  qui  plairait  singulièrement 
à  votre  amie  M"*  A qui  n'aime  que  les  sots.  Vous  sa- 
vez d'ailleurs  combien  je  suis  avare  de  mes  heures  de 
nuit  ;  Brigitte  et  moi  nous  ne  vivons  que  par  le  sommeil, 
et  nous  nous  passerions  plutôt  de  pain  que  de  dormir  : 
aussi  est-ce  avec  beaucoup  d'inquiétude  que  je  prévois 
un  vovage  qui  va  nous  forcer  de  veiller  pendant  deux 
nuits.  Je  hais  le  mouvement  :  lorsqu'on  m'apprend  que 
le  soleil  tourne  toujours  sur  lui-même  ,  je  suis  persuadé 
que  le  soleil  est  l'enfer.  Adieu  ,  mon  ami.  » 

Adieu ,  pauvre  Charles  Lamb,  toi  qu'on  ne  peut  nom- 
mer ni  spirituel ,  ni  exalté,  niérudit,  ni  métaphysicien, 
ni  poète,  parce  que  tu  étais  tout  cela  :  toi,  le  plus  sincère 
et  le  plus  vrai  des  écrivains  modernes-,  celui  dont  les  œu- 
vres gagneront  le  plus,  épurées  au  creuset  du  tems;  celui 


94  CHARLES   LAMB. 

dont  les  quatre  ou  cinq  volumes  tiendront  lieu  plus  tard 
d'une  bibliothèque  entière ,  et  prendront  le  pas  sur  tant 
de  poèmes  vantés  et  d'histoires  laborieusement  métaphy- 
siques ,  ou  puérilement  ambitieuses  ! 

(  Literary  MisceUanj.  ) 


LES  II.ES  MADÈRES  ET  L'ARCHIPEL  SES  A  Ç  ORES. 


Si,  après  avoir  quitté  Oporto ,  le  hasard,  la  route  que 
vous  avez  à  suivre  ou  les  vents  coutiaires  forcent  votre 
navire  à  s'engager  dans  le  bras  de  mer  qui  sépare  Madère 
du  groupe  des  Açores ,  ne  songez  pas  à  débarquer.  L'in- 
constance des  vents  et  des  flots  vous  retiendra  là ,  vous 
poussant  tantôt  vers  une  rive,  tantôt  vers  l'autre.  Ainsi 
ballotté  d'Europe  en  Afrique  (1)  ,  vous  passerez  quinze 
jours  dans  celte  cruelle  alternative  sans  pouvoir  aborder 
nulle  part.  «  C'est  que  les  Açores,  vous  diront  les  mate- 
lots ,  sont  des  orgueilleuses  et  ne  livrent  le  passage  que 
lorsqu'on  les  a  saluées  plusieurs  fois.  »  Mais  si  ce  contre- 
tems  suspend  votre  voyage,  que  de  compensations  ne 
vient-il  pas  vous  offrir  en  retour  :  une  brise  embaumée,  de 
riaus  paysages,  des  villes  pittoresques,  une  végétation 
grandiose  et  variée  ,  des  coteaux  couverts  de  pampres  , 
et  dans  les  régions  supérieures  des  chaînes  de  montagnes 

(1)  Note  du  Th.  Quelques  géographes ,  et  à  leur  tête  notre  savant 
collaborateur  ,  M.  Ad.  Balbi ,  placent  les  îles  Madères  en  Afrique  , 
et  le  groupe  des  Açores  en  Europe  ,  à  cause  de  leur  plus  grande 
proximité  relative  de  ces  deux  coutinens.  Malle-Bran  est  dun  avis 
contraire ,  voici  comment  il  motive  son  opinion  :  «  Les4les  Canaries  , 
Madère  et  les  Açores  pouvant  être  considérées  comme  une  continua- 
tion sous-mariue  de  la  chaîne  du  moût  Atlas,  app ai' tiennent  physi- 
quement à  l'AMque.  » 


96  LES  ILES  MADÈRES 

capricieusement  dentelées  qui  s'abaissent  abruptement , 
où  dont  les  sommets  se  perdent  dans  les  nues  î  Tel  est 
le  brillant  panorama  qui  se  déroule  sans  cesse  aux  regards 
du  navigateur. 

Au  bout  de  quelques  jours  ,  le  marin  triomphe  de  l'ob- 
stacle ,  mais  l'antiquité  a  légué  à  la  géographie  moderne 
un  problème  bien  autrement  difficile  à  résoudre.  A-t-il 
existé  entre  l'Europe,  l'Afrique  et  l'hémisphère  améri- 
cain un  Aaste  continent,  dont  les  Açores  au  nord  et  les 
lies  Canaries  au  midi  marqueraient  les  limites?  Ces  deux 
archipels  et  celui  de  Madère  ne  seraient-ils  que  des 
fragmens  de  ce  continent  si  célèbre  sous  le  nom  de  l'^i- 
lantide  ?  Questions  fort  ardues  et  qui  ont  été  l'objet  de  con- 
jectures assez  plausibles,  puisées  dans  quelques  passages 
de  Diodore  de  Sicile  :  «  Après  avoir  parcouru  les  îles 
voisines  des  Colonnes  d'Hercule,  nous  allons  parler  ,  dit 
cet  historien,  de  celles  qui  son  t  plus  avancées  dans  l'Océan; 
en  tirant  vers  le  couchant  dans  la  mer  qui  borde  la  Lybie, 
il  en  est  une  très-célèbre ,  éloignée  du  continent  de  plu- 
sieurs jours  de  navigation...  Les  Phéniciens  ,  ajoute-t-il, 
après  avoir  fondé  Gadeira  ou  Cadix ,  parcoururent  les 
mers  au-delà  des  Colonnes  et  furent  surpris  par  une  tem- 
pête qui  les  jeta  en  plein  Océan  5  mais  après  un  mauvais 
lems  qui  dura  plusieurs  jours ,  ils  touchèrent  l'île  dont 
il  est  question.  — Cette  mer  (Vyltl antique)  ,  dit  Critias  à 
Socrate,  dans  le  dialogue  de  Platon  int'tulé  Tiniée,  envi- 
ronnait un  grand  espace  de  terre  situé  vis-à-vis  de  l'embou- 
churedudétroitappelé  les  Colonnes  d'Hercule.  Entre  cette 
contrée  et  ledétroit,  il  y  avait  un  grand  nombre  d'autres  îles 
plus  petites.  Ce  pays  était  gouverné  par  des  souverains  con- 
fédérés. Dans  une  expédition  ils  s'emparèrent,  d'un  côté, 
de  la  Lybie  jusqu'à  l'Egypte,  et  de  l'autre  coté,  de  toutes 
les  contrées  jusqu'à  la  Thyrrénie.  Nous  fvimes  tous  escla- 


El'  L  AKCIlIl'lîL  DES  AOOUES.  97 

ves  ,  et  ce  furent  vos  aïeux  qui  nous  rendirent  la  liberté- 
ils  conduisirent  leurs  flottes  contre  les  Atlanlisles  et  les 
défirent.  31ais  un  plus  grand  malheur  les  attendait.  Peu 
de  tems  après  leur  ile  lut  submergée,  et  cette  contrée  , 
plus  grande  que  l'Europe  et  l'Asie  ensemble ,  disparut  en 
un  idin-d'œil.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  bas-lbnds  semés  dans  celle  par- 
lie  de  l'Atlantique,  la  différence  de  profondeur  qu'on  y 
remarque  par  rapport  aux  parties  plus  éloignées  au  nord, 
au  midi  cl  dans  les  parages  de  l'Amérique ,  le  varech  et 
les  autres  substances  végétales  qu'on  y  retrouve  semblent 
révéler  l'existence  d'un  monde  immense  qui  n'est  plus, 
et  dont  les  Canaries,  Madère  et  les  Açores  devaient  for- 
mer les  poinls  culminans.  Ce  dernier  archipel  doit  la  cé- 
lébrité récente  qu'il  a  acquise  aux  patriotes  portugais 
qui,  par  sa  conquête,  ont  préparé  l'affranchissement  de 
leur  pays.  Le  prince  Henri ,  fils  puiné  de  Jean  l" ,  roi 
de  Portugal  ,  le  découvrit  au  quinzième  siècle,  et  le 
nomma  Açores  ,  mot  porlugais  qui  signifie  faucons  , 
parce  que  leà  premiers  navigateurs  furent  frappés  de  la 
prodigieuse  quantité  de  ces  oiseaux  de  proie  qui  se  trou- 
vaient dans  ces  parages.  Ces  îles,  au  nombre  de  neuf, 
forment  Irois  groupes  distincts  :  Flores  et  Corvo  -,  le  Fayal, 
Pico,  Sl-Georges  ,  Graciosa  et  Terceire^  St-Michel  et 
Sauta-Maria  ,  aulour  desquels  scintillent  de  pelils  îlots 
trop  peu  imporlans  pour  que  je  les  mentionne  ici  (1). 

Les  Açores  jouissent  d'un  climat  délicieux  ,  d'une  tem- 
pérature conslamment  douce  ;  dans  tout  le  cours  de  l'an- 

(1)  Cet  aicliipel  ,  situé  dans  l'Atlantique,  entre  36"  5(i'  et  ;î9"  45' 
de  latitude  septentrionale  ,  et  entre  27°  14'  et  33°  32'  de  longitude 
occideniale,  présente  une  superficie  de  800  milles  carrés.  Les  villes  les 
plus  importantes  de  ce  groupe  sont  :  Angra ,  chef-lieu  de  lile  de 
Terceiia  et  capitule  des  Açores  :  Pouta-Delgada ,  et  Ribeira  Graude  , 
XIII  7 


98  LFS  ILES  MADÈRES 

née  on  y  compte  environ  deux  cents  jours  très-beaux  et 
soixante  jours  pluvieux  ;  le  sol,  de  nature  volcanique,  est 
très-fertile,  et  la  salubrité  de  l'air  en  rend  le  séjour  favo- 
rable aux  constitutions  délicates.  Il  y  règne  néanmoins  une 
brise  continuelle ,  qui  expose  ces  îles  à  des  coups  de  vent 
d'autant  plus  dangereux  pour  la  navigation ,  qu'on  n'y 
trouve  pas  un  seul  abri  sur  pour  les  vaisseaux.  Toutes  les 
îles ,  à  l'exception  de  Sainte-Marie ,  semblent  avoir  été 
formées  par  l'éruption  des  volcans  sous-marins  ;  elles 
offrent  pour  la  plupart  une  suite  irrégulière  de  montagnes 
isolées,  dont  le  plateau  supérieur  s'élève  de  deux  à  cinq 
mille  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  :  les  unes  sépa- 
rées par  de  grandes  vallées  d'une  admirable  fertilité,  les 
autres  sillonnées  dans  tous  les  sens  par  d'effroyables  ravins. 
Aussi  le  pittoresque  de  ces  sites  n'est-il  pas  moins  curieux 
pour  l'artiste  que  la  composition  des  roclies  ne  l'est  pour 
le  géologue.  Les  Açores  possèdent  une  variété  prodigieuse 
de  sources  minérales  appelées  caldeiras ,  dont  les  plus 
chaudes  marquent  5°  au-dessus  de  l'eau  bouillante.  Ces 
sources  ,  ainsi  qu'un  grand  nombre  de  soufiières  d'où  s'é- 
chappent sans  cesse  des  vapeurs  brûlantes ,  peuvent  être 
considérées  comme  autant  de  soupapes  de  sûreté  qui,  en 
exhalant  au  dehors  une  masse  énorme  de  vapeurs ,  pré- 
viennent les  tremblemens  de  terre ,  ou  en  affaiblissent  les 
effets.  Mais  si  la  nature  a  déployé  dans  cet  archipel  toute 
la  magie  de  sa  puissance ,  l'homme  n'a  rien  fait  pour  en 
exploiter  les  trésors  ;  il  a  laissé  l'agriculture  au  berceau  , 
et  la  civilisation  dans  ces  iles  est  encore  à  demi  barbare.  Le 
clergé  s'y  est  attaché  à  tenir  le  peuple  dans  l'abrutissement 

dans  l'île  de  San-Miguel ,  la  plus  grande  de  tout  l'archipel  ;  Porto  et 
Villa  Santa-Maria ,  dans  l'île  de  Santa-Maria  ;  la  Horla  dans  lîle  de 
Fayal ,  etc.  ,  etc.  On  estime  que  la  population  de  cet  archipel  est  de 
250,000  à  300,000  habitans. 


I 


ET  I.  ARCHIPEL  DES  AÇ.ORES.  9^ 

et  la  misère  pour  s'enrichir  de  ses  dépouilles  ,  et  le  gou- 
vernement a  appesanti  sur  ces  populations  le  joug  du  des- 
potisme militaire.  Ces  deux  agens  de  dissolution  sociale  ont 
parfaitement  fonctionné  et  ont  insensiblement  conduit  les 
habitans  des  Açores  à  ce  degré  d'apathie  ,  d'indolence  et 
de  dégradation  morale  qui  est  le  résultat  ordinaire  de 
l'oppression  et  de  la  tyrannie  des  gouvernans. 

Le  droit  d'ainesse  y  étend  ses  désastreux  efFets  sur  les 
trois  quarts  des  propriétés  foncières.  Aucune  route  ne 
conduit ,  des  divers  points  habités  de  la  côte,  dans  Tinté- 
rieur;  mais  les  vallées  elles  versans  qui  débouchent  vers  la 
mer  offrent  encore  aux  exploitations  rurales  une  grande 
fertilité  qui  diminue  à  mesiu'e  qu'on  avance  vers  le  centre 
de  Tile.  Les  chaînes  de  montagnes,  formées  de  couches 
de  lave ,  sont  couvertes  de  vignes ,   et  les  bas-fonds  sont 
consacrés  à  la  culture  des  céréales,  des  légumes  et  au  jardi- 
nage. Les  Açores,  qui  ne  comptent  que  260,000  habitans, 
pourraient  facilement  produire  assez  de  grains  pour  en 
nourrir  six  millions.  Aujourd'hui  même,  elles  approvision- 
nent les  marchés  de  Lisbonne  et  d'Oporto  de  blé,  d'orge  et 
de  légumes  secs.  Quelques  propriétaires  y  cultivent  avec 
succès,  pour  leur  consommation  particulière,  le  café  et 
le  tabac  ,  et  presque  toutes  les  plantes  potagères  du  conti- 
nent européen.  Le  chanvre  blanc  et  le  lin  y  viennent  très- 
bien  ;  les  liliacées  y  étalent  le  luxe  de  leur  végétation, 
et  les  arbres  fruitiers,  sous  la  main  d'habiles  horticulteurs, 
vdonneraient  des  produits  de  toute  beauté.  Ces  richesses, 
qui  ne  peuvent  que  s' accroître  sous  une  bonne  adminis- 
tration ,  sont  les  seuls  objets  que  les  navires  étrangers  aient 
à  prendre  en  retour  des  produits  qu'ils  apportent  aux 
Açores.  L'Angleterre  tire  de  ces  lies  126,000  caisses  d'o- 
ranges ,  3  à  400,000  gallons  de  vin  et  d'eau-de-vie ,  et  y 
apporte  des  draps,  des  étoffes  de  colon,  de  la  quincaillerie, 


100  LES  ILES  MADÈRES 

des  articles  de  mode,  etc.  Les  Açores  fournissent  au  Brésil 
5,000  pipes  de  vin  ou  d'eau-de-vie,  1 2,000  aunes  de  grosse 
toile  ,  des  légumes  secs ,  et  reçoivent  en  échange  du 
rhum  ,  du  café  ,  du  sucre ,  du  colon  et  des  bois  de  char- 
pente 5  elles  expédient,  à  Hambourg  et  en  Russie,  14,000 
caisses  d'oranges  ou  de  limons,  6,000  pipes  devin,  et 
ces  pays  leur  envoient  en  retour  de  la  résine ,  du  fer,  du 
verre,  des  cordages;  elles  livrent  aux  Etats-Unis  4,000 
pipes  de  vin,  200  d'eau-de-vie  et  12,000  caisses  d'oran- 
ges ,  et  en  reçoivent  du  merrain,  du  poisson,  de  l'huile, 
de  la  graine  de  lin ,  du  goudron  et  des  bois  de  construc- 
tion 5  elles  versent ,  enfin ,  sur  les  marchés  de  Portu- 
gal ,  une  grande  quantité  de  grains  et  de  légumes ,  des 
salaisons,  delà  toile,  des  fromages,  etc.  ,  et  en  reçoivent 
du  sel ,  du  thé ,  des  images ,  des  crucifix ,  des  indulgen- 
ces ^  des  dispenses  et  des  reliques,  dont  le  trafic  se  fait 
publiquement  à  des  prix  exorbitans.  Yoilà ,  en  peu  de 
mots,  quelle  est  aujourd'hui  l'importance  industrielle  et 
commerciale  de  cet  archipel. 

Jusqu'en  1832,  le  gouvernement  portugais  ne  s'était 
attaché  qu'à  dévorer  ces  germes  de  prospérité.  Sous  le 
nom  de  capitaine-général,  le  représentant  de  la  métro- 
pole y  exerçait  un  pouvoir  sans  limites  -,  il  ne  recevait  de 
traitement  que  pendant  trois  ans  ;  ses  dilapidations  lui 
en  tenaient  lieu  dans  la  suite.  Mais  la  salutaire  influence 
du  régime  constitutionnel  a  mis  un  terme  à  l'odieux  ar- 
bitraire qui  pesait  sur  ces  contrées  ,  et  le  séjour  que  les 
patriotes  portugais ,  les  volontaires  de  dona  Maria  et  don 
Pedro  lui-même  ont  fait  dans  ces  lies  ,  a  inspiré  aux  di- 
vers officiers  de  la  couronne  de  meilleures  doctrines  éco- 
nomiques ,  et  a  déterminé  quelques  bonnes  réformes  ad- 
ministratives. Ce  progrès  n'est  cependant  pas  encore  bien 
sensible. 


F.T  i/AncnirF.i,  dks  açohes.  101 

Les  Açoréens,  doués  cl' un  caractère  vif  el  doux,  vivent 
dans  la  plus  profonde  if^iiorance.  Sous  le  rapport  ])liysi- 
que,  ils  sont  mieux  que  les  Portugais-,  les  femmes,  sur- 
tout ,  onl  un  teint  moins  jaunâtre  et  des  traits  plus  ré- 
guliers-, les  hommes  sont  robustes,  bien  faits,  d'une 
physionomie  expressive,  et  qui  levèle  leur  origine  mau- 
resque. Les  gens  du  peuple  n'y  sont  pas  vindicatifs 
comme  leurs  frères  du  continent,  mais  ils  sont  passés 
maîtres  en  filouterie.  Chose  fort  remarquable,  malgré 
toute  la  rudesse  de  leurs  mœurs,  ils  sont  sensibles  aux 
charmes  de  lu  musique,  et  cultivent  cet  art  avec  passion; 
on  les  voit,  sur  leurs  instrumens  grossiers ,  cherchera 
reproduire  les  symphonies  qu'ils  entendent  soit  à  l'église, 
soit  dans  les  solennités  publiques.  Au  reste,  celte  pré- 
disposition musicale  se  retrouve  dans  toutes  les  colonies 
portugaises.  Quant  aux  femmes  des  classes  moyenne  et 
supérieure,  leur  éducation  est  en  général  fort  négligée; 
elles  ne  possèdent  d'autre  talent  que  la  musique  et  la 
danse  ;  leurs  manières  sont  gauches  et  bizarres.  Ces  dames 
vivent  dans  l'indolence  et  l'isolement,  ne  sortent  de  chez 
elles  que  pour  aller  à  l'église  ou  dans  les  réunions  d'ap- 
parat, et  passent  des  heures  entières  accroupies  à  l'om- 
bre de  leurs  vérandas.  Elles  aiment  à  la  folie  la  danse  et 
la  toilette,  mais  elles  se  mettent  sans  goût  et  se  traves- 
tissent ridiculement  avec  les  articles  de  modes  qu'on  leur 
expédie  de  Londres  ou  de  Paris.  Elles  ne  sortent  qu'en- 
veloppées d'une  mantille  bleue  ou  noire  ,  surmontée  d'un 
chaperon  pointu  qui  leur  tombe  sur  le  front.  Malgré  tous 
ces  désavantages  ,  elles  prêteraient  encore  à  la  société  le 
charme  qui  lui  manque  si  l'éducation  rehaussait  leurs 
grâces  et  leur  talent  naturel. 

Les  dépenses  du  clergé ,  aux  Açores ,  c'est-à-dire  les 
dîmes,  les  redevances  qu'il  prélève  à  divers  titres,  en- 


102  LES  ILES  MADÈRES 

Irent  pour  un  tiers  au  moins  dans  le  budget  de  ce  pays. 
Aussi  les  prêtres  et  les  moines  s'y  sont-ils  toujours  mon- 
trés plus  intolérans  que  dans  la  métropole.  Avant  1832  , 
le  nombre  immense  de  monastères  et  de  couvens  de 
femmes  qui  s'y  trouvaient  était  pour  ces  îles  un  véri- 
table fléau.  Don  Pedro  a  dignement  commencé  son  œuvre 
de  réformation ,  en  abolissant  les  institutions  monasti- 
ques et  en  assurant  aux  moines  et  aux  religieuses,  avec  la 
liberté  ,  une  pension  qui  suffit  à  leurs  besoins.  Les  pro- 
priétés ecclésiastiques  passeront  bientôt  des  mains  de 
l'état  dans  celle  des  citoyens ,  qui  consacreront  leur  in- 
dustrie et  leurs  capitaux  à  les  améliorer.  L'accroissement 
de  leurs  produits  ouvrira  au  commerce  de  nouvelles 
sources  de  richesses;  les  communications  intérieures  de- 
Tiendront  plus  faciles  ;  et  celles  des  îles  entre  elles  et  avec 
la  métropole  prendront  une  plus  grande  activité.  Je  n'hé- 
site pas  à  affirmer  que  ,  sous  le  gouvernement  anglais  , 
quelques  années  suffiraient  pour  convertir  cet  archipel 
en  un  véritable  Eden,  où  régneraient  partout  l'abondance 
et  la  paix.  De  riches  émigrans  viendraient  s'y  établir  en 
foule  5  leur  présence  accroîtrait  la  valeur  des  propriétés 
agricoles ,  exercerait  la  plus  heureuse  influence^  sur  le 
prix  du  travail ,  donnerait  de  l'aisance  aux  classes  ou- 
Trières,  aplanirait  la  voie  aux  arts  élégans ,  et  ouvri- 
rait de  nouveaux  débouchés  à  toutes  les  productions  du 
pays.  La  réforme  !  mot  électrique  qui  a  si  long-tems 
retenti  dans  les  Trois-Royaumes,  qui  a  forcé  le  Iriple 
rempart  dont  l'oligarchie  entourait  le  trône!  La  réforme 
doit  être  aussi  le  vœu  constant  des  îles  de  l'Ouest  et  de 
l'empire  portugais. 

Favorisés  par  le  traité  de  Methuen  ,  les  Anglais  ont  déjà 
réalisé  à  Funchal(l)  ce  qui  neparaîldans  mes  pages  qu'une 

(i)  Capitale  des  îles  Madères. 


ET  l'archipel  des  açores.  1  03 

vaine  utopie.  Funchal  est  aujourd'hui  une  ville  tout  an- 
glaise 5  elle  a  des  maisons  élégantes  avec  des  cours  et  des  jar- 
dins ;  des  chevaux  et  des  voitures  circulent  dans  ses  rues  ; 
partout  de  l'aisance  et  une  propreté  exquise  ,  chose  incon- 
nue dans  les  possessions  portugaises.  Eh  bien  !  qu'a-t-il 
fallu  pour  opérer  cette  métamorphose  ?  le  concours  de  quel- 
ques négocians  anglais  établis  dans  l'ile  5  aussi  quel  riant 
aspect  offrent  ses  plaines  ,  ses  vallées  et  ses  coteaux  ,  çà  et 
là  parsemés  d'élégantes  villas  et  de  constructions  champê- 
tres qui  donnent  de  la  vie  à  ces  magnifiques  paysages  !  Sous 
ce  ciel  toujours  pur  ,  à  côté  d'une  végétation  si  active  ,  si 
puissante  ,  si  variée  ,  la  moindre  fabrique  prend  un  aspect 
imposant,  séduit  les  yeux.  Des  routes  bien  tracées  ,  quel- 
ques corps  de  ferme  jetés  sur  le  penchant  des  collines  ; 
une  rémunération  plus  forte  accordée  aux  travailleurs 
changeraient  aussi  en  peu  d'années  l'état  actuel  des  Açores. 
C'est  en  1 42 1  que  les  premiers  ceps  de  vigne  furent  trans- 
portés de  Crète  à  Madère  ;  quelques  années  après,  le  succès 
de  celte  entreprise  avait  dépassé  toutes  les  espérances,  tan- 
dis que  la  culture  de  la  canne  à  sucre  n'a  pu  soutenir  la 
concurrence  des  Antilles.  Aujourd'hui  la  célébrité  des  vi- 
gnobles de  Madère  a  laissé  bien  loin  derrière  elle  l'antique 
réputation  des  vins  de  Sorrente;  non  seulement  l'Angle- 
terre, mais  laFrance,  mais  l'Amérique,  mais  l'Europe  tout 
en  tière,  sont  devenues  tributaires  de  cet  archipel.  Le  vin  de 
Madère  a  triomphé  de  tous  les  caprices  de  la  mode,  et  pen- 
dant trois  cents  ans,  avec  le  malvoisie,  il  a  conservé  le  pri- 
vilège de  faire  les  honneurs  de  nos  tables.  Malheureuse- 
ment cette  constante  faveur,  ce  succès  de  si  longue  durée 
a  insensiblement  enhardi  les  vignerons  5  depuis  cinquante 
ans,  il  n'est  aucun  moyen  qu'ils  n'emploient  pour  falsifier 
leurs  vins ,  mais  la  fraude  est  loin  de  leur  avoir  été  pro- 
fitable-,  le  xérès  commence  à  prévaloir,  et  le   madère 


104  LES  II.F.S  MAnï.RES 

sera  bien  lot  oublié.  Cbaque  année  la  consommation  de 
ce  vin  diminue.  En  1827,  la  Grande-Bretagne  demandait 
à  Madère  309,000  gallons  de  vin  5  en  1830  ,  elle  n'en  a 
tiré  que  228,000  ,  et  sur  les  comptes  ofTiciels  de  la  douane 
en  1 833,  lesvinsde  Madère  ne  figurent  que  pour  161,042 
gallons.  Mais  revenons  aux  Açores. 

Sainte-Marie,  l'une  des  plus  importantes  des  Açores  , 
est  située  à  750  milles  des  côtes  du  Portugal  ;  elle  a  13 
milles  de  long  sur  neuf  de  large  ,  et  ne  présente  nulle  part 
aucune  trace  d'éruption  volcanique.  Le  sol  de  cette  ile , 
formé  de  couches  d'ardoise  disposées  obliquement ,  est 
très-élevé  et  offre  à  sa  surface  des  terres  légères ,  mais 
très-fertiles  à  cause  des  nombreux  cours  d'eau  qui  l'arro- 
sent. Avec  une  population  industrieuse  et  une  bonne  ad- 
ministration ,  cette  île  pourrait  nourrir  de  quinze  à  vingt 
mille  habitans  ;  mais  les  excès  de  l'absolutisme  et  les  émi- 
grations qu'ils  ont  emmenées  ont  réduit,  dans  l'espace 
de  vingt  ans,  sa  population  de  10,000  à  6,000  âmes.  Si 
la  propriété  y  était  affranchie  des  entraves  du  droit  d'aî- 
nesse ,  quel  champ  immense  s'ouvrirait  aux  spéculations 
des  capitalistes  anglais 5  on  obtiendrait  au  prix  le  plus 
modique  de  vastes  terrains  que  la  culture  convertirait  en 
guérets  ,  en  vergers ,  en  pâturages  magnifiques ,  ou  en 
vignobles.  Nos  gentlemens,  et  surtout  ceux  à  qui  un 
•voyage  sur  mer  ne  déplaît  pas,  pourraient  y  établir  des 
maisons  de  plaisance  pour  s'y  fixer  ou  pour  y  résider 
pendant  quelques  mois  seulement.  L'industrie  anglaise 
est  si  active  qu'en  peu  de  lems  celte  île  deviendrait  un 
vaste  jardin  ;  aujourd'hui  c'est  un  pays  misérable  où 
la  culture  n'est  confiée  qu'à  des  mendians,  où  les  arts  les 
plus  grossiers  sont  inconnus.  L'anecdote  suivante  donnera 
une  idée  de  la  dégradation  morale  et  de  l'ignorance  de  ses 
habitans.  a  A  peine  arrivé  à  Sainte-Marie,  me  disait  un 


ET  1,'auciiipel  des  açorfs.  105 

fies  principaux  foiiclionnaircs  de  cette  ville,  je  remlis 
quelques  arn^és,  que  je  fis  afficher  dans  divers  quar- 
tiers de  la  ville,  lorsque  l'un  des  notables  vint  me  trou- 
ver et  me  dit  :  ce  mode  de  publicité  est  parfaitement  inu- 
tile, c'est  comme  si  vous  faisiez  afficher  de  l'hébreu  ou 
de  l'arabe.  Nous  n'avons  dans  l'Ile  que  six  hommes  et 
deux  femmes  qui  sachent  lire.  » 

On  attribue  la  découvei-te  de  l'ile  St-Michel  à  un  pri- 
sonnier qui,  s'étant  évadé  et  rodant  sur  les  montagnes 
de  Ste-Marie  ,  aperçut ,  par  une  belle  soirée  d'été  ,  les 
pics  élevés  de  cette  ile,  dorés  par  le  soleil  couchant.  Il 
en  informa  le  gouverneur  qui  lui  fit  obtenir  sa  grâce. 
Cette  circonstance  éveilla  le  génie  explorateur  du  célèbre 
Cabrai  qui ,  après  avoir  lutté  pendant  deux  ou  trois  jours 
contre  les  vents,  y  prit  terre,  en  1444,  le  jour  de  la  St- 
Michel.  Cette  ile  est  située  k  cinquante-quatre  milles 
N.-X. -Ouest  de  Ste-Marie,  et  quoiqu'elle  possède  déjà 
110^000  habitans ,  elle  pourrait  en  nourrir  près  d'un 
million.  Ponla  Delgada  ,  qui  en  est  la  capitale,  est  la 
ville  la  plu§  populeuse  et  la  plus  florissante  des  Acores  : 
ony  compte22,000  âmes,  et  près  de  3,000  prêtres  ou  an- 
ciens moines.  La  suppression  des  couvensdans  les  Acores 
a  été  l'une  des  causes  piùncipales  qui  ont  prolongé  la 
guerre  civile  en  Portugal  -,  elle  a  soulevé  contre  les  droits 
de  dona  Maria  tous  les  ordres  monastiques ,  qui  ont  prévu 
dès  ce  moment  le  sort  qui  les  attendait,  aussitôt  que  le 
régent  aurait  pris  possession  de  Lisbonne.  Le  clergé  sé- 
culier a  épousé  ses  intérêts  5  de  là  vient  surtout  le  zèle 
aveugle  manifesté  en  faveur  de  don  Miguel  par  les  paysans 
et  les  soldats  dont  le  fanatisme  barbare  a  été  exalté  par 
le  désespoir  des  moines.  Si  on  avait  été  assez  sage  pour 
attendre  l'occasion  favorable  ,  la  prise  d'Opporto  eiîl  mar- 
qué le  terme  de  cette  lutte  acharnée. 


106  Les  îles  MADÈftËS 

Parmi  les  sites  pittoresques  qu'ofifre  l'ile  Saint-Michel, 
il  n'en  est  aucun  de  plus  ravissant  que  le  Val  de  la  Cw 
verne ,  célèbre  par  ses  eaux  thermales.  C'est  une  vaste 
plaine,  coupée  par  de  petits  ruisseaux  ,  où  çà  et  là  s'élè- 
vent des  bosquets  d'orangers,  et  sur  les  collines  des  sour- 
ces qui  jaillissent  à  fleur  de  terre,  ou  qui  tombent  en  cas- 
cades du  flanc  de  la  montagne  •,  mais  les  phénomènes  les 
plus  curieux  se  manifestent  dans  les  anfractuosités  qui  ont 
donné  leur  nom  à  la  vallée.  Là  ,  sous  des  voûtes  rocheu- 
ses ,  la  nature  a  creusé  trois  vastes  réservoirs  où  déborde 
sans  cesse  une  eau  bouillante  ,  et  d'où  s'échappe  par- 
fois un  bruit  souterrain  accompagné  de  détonnations.  Le 
plus  grand  a  douze  pieds  de  diamètre  ,  la  température  de 
l'eau  s'élève  de  80  à  200  degrés  Fahrenheit  tandis  que 
le  thermomètre  marque  seulement  69  degrés  dans  le  voi- 
sinage du  bassin.  Le  second  réservoir  offre  le  même  ca- 
ractère. A  20  mètres  environ  du  premier,  il  y  en  a  un 
troisième  qu'on  nomme  Pedra  Botiglia  (  la  bouteille  de 
pierre)  \  elle  est  située  dans  une  grotte  très-basse,  l'eau  en 
sort  avec  fracas,  et  lance  une  écume  savonneuse,  qui  pro- 
duit d'excellens  effets  sur  les  affections  cutanées.  L'effer- 
vescence de  l'eau  y  est  telle ,  que  si  l'on  fait  le  moindre 
bruit  à  l'entrée  du  bassin  ,  elle  en  jaillit  par  jets  qui  s'é- 
lèvent jusqu'à  dix  pieds  de  haut  suivant  l'intensité  de  l'é- 
branlement donné  à  la  colonne  d'air.  Les  eaux  des  envi- 
rons ont  à  peu  près  les  mêmes  propriétés  que  celle  des 
trois  réservoirs  dont  je  viens  de  parler.  Il  y  en  a  de  froi- 
des qui  contiennent  des  acides  hydro-chloriques ,  sulfu- 
riques  et  carboniques,  mêlées  de  matières  ferrugineuses, 
d'alumine  et  de  magnésie;  l'une  d'elles,  contenant  de  l'air 
fixe  et  sapide,  est  digestive  comme  les  eaux  gazeuses  et  est 
très-appétissante.  Quel  dommage  que  ce  sanctuaire  d'hygie 
reste  ignoré  !  Si  l'Angleterre  possédait  l'île  Saint-Michel, 


ET  l'arciiipel  des  AÇORES.  107 

elle  y  fonderait  une  petite  Chellenhani,  avec  ses  bains,  ses 
douches,  ses  cercles  littéraires,  ses  hôtels  ,  ses  promena- 
des, et  tout  ce  qui  fait  le  charme  de  ces  réunions.  L'a- 
griculture aurait  bientôt  tiré  parti  de  tout  le  terrain  cul- 
tivable. Les  eaux  thermales  deviendraient  pour  lesAçores 
une  source  inépuisable  de  richesse. 

Si  les  paysans  de  Saint-Michel  ont  un  extérieur  repous- 
sant, le  fond  de  leur  caractère  est  bon  5  malheureusement 
les  classes  les  plus  aisées  sont  restées  étrangères  au  mou- 
vement de  la  civilisation  en  Europe.  A  notre  arrivée,  dit 
l'auteur  auquel  nous  empruntons  cet  article ,  nous  fu- 
mets hébergés  par  un  des  notables  de  l'Ile.  Sa  maison  vaste, 
bienbùlie,  était  garnie  de  meubles  vermoulus.  La  femme 
et  les  filles  de  notre  hôte  n'assistaient  pas  à  nos  repas, 
mais  elles  les  préparaient  elles-mêmes.  Presque  tous  les 
mets  étaient  apprêtés  à  la  porlu^,aise;  c'est-à-dire  à  la 
graisse,  fades  et  indigestes.  Notre  hôte  ne  savait  ni  enga- 
ger, ni  soutenir  la  conversation;  ses  enfans,  inabordables 
comme  une  nichée  de  hérissons ,  n'annonçaient  pas  des 
dispositions  plus  heureuses  ;  on  les  endimanchait  quel- 
quefois pour  nous  les  présenter  ,  mais  sauf  ces  rares  oc- 
casions ,  ils  passaient  la  journée  à  se  »ouler  dans  l'ap- 
partement ou  dans  le  jardin,  sous  la  garde  d'un  vieux 
domestique.  Leur  père  n'employait  guère  mieux  son  tems. 
Le  matin  ,  il  déjeunait,  jouait  et  fumait  •,  le  soir,  il  dî- 
nait ,  fumait  et  jouait  ;  telles  étaient  ses  invariables  occu- 
pations. Ainsi  avaient  dii  s'écouler  les  plus  belles  années 
de  sa  vie;  ainsi  dépensent  leur  tems  la  plupart  des  ha- 
bitans  de  ces  iles  fortunées,  à  charge  à  eux-mêmes  et  inu- 
tiles à  la  société. 

(  Monthly  He^iew.) 


i>IÉ:iIOIRES  ET  CO>^FESSIO?(S 

D'UN  RADICAL   ANGLAIS. 


Il  SOI  a  permis  sans  doiile  à  un  radical  écrivant  ses  Mé- 
moires de  ne  plus  employer  l'ordinaire  langage  d'un 
monde  corrompu.  Jetons  ce  masque^  essuyons  ce  fard 
dont  les  hommes  de  la  société  vulgaire  se  servent  pour 
illusionner  ceux  qui  les  enlourent.  Oublions  cette  hypo- 
crisie générale  et  commune ,  rejetons  ces  mots  absurdes  et 
usés  :  Dertu,  sympathie,  bienveillance,  grâce ^  tendresse, 
amitié,  amour,  gloire,  supériorité^  noblesse,  aristo- 
cratie :  vieilleries  dont  les  haillons  séculaires  font  sourire 
de  pitié  tout  homme  sage  au  niveau  de  son  siècle. 

Je  commence. donc  par  proclamer  hautement  que  les 
Mémoires  dont  on  va  parcourir  les  pages  seront  les  Mé- 
moires d'un  homme  jaloux  ^  oui ,  jaloux  ,  envieux  même  , 
si  vous  l'entendez  ainsi.  Par  quelle  perversion  de  toutes 
les  idées  saines  a-t-on  fait  un  vice  de  la  plus  haute  des 
vertus  ?  Ce  que  vous  nommez  sottement  envie ,  l'es- 
sence du  radicalisme,  n'est-ce  pas  tout  simplement  ce 
principe  honorable  d'égalité,  cette  fraternité  des  hommes 
que  Socralo  a  prèchée  ,  que  Jésus  est  venue  autoriser  de 
son  exemple  et  sanctionner  de  sa  mort  ?  Eh  bien  !  oui ,  je 
smsjalou.v;  tout  ce  qui  s'élève  auprès  de  moi  me  fait  om- 
brage. Tout  ce  qui  est  grand  est  contre  nature. 


MÉMOir.ES   l)  U.\    r.ADICAL  ANGLAIS.  1  09 

A  peine,  depuis  un  demi-siècle,  a-t-ou  commencé  à  sen- 
tir quelle  énergie  et  quelle  vertu  se  cachaient  dans  cette 
pensée  d'envie  que  tous  les  jioètes  anciens  avaient  associée 
aux  Furies  et  aux  Gorgones.  Enfin  l'aurore  d'un  nouveau 
monde  semble  prête  à  éclore  :  le  même  sentiment  (jui  m'a 
toujours  possédé  s'infiltre  lentement  dans  les  masses.  Le 
niveau  s'apprête  à  peser  sur  les  fortunes ,  sur  les  intelli- 
gences, sur  les  conditions  et  sur  les  sexes.  C'est  en  vérité 
dommage  que  nous  ne  puissions  pousser  plus  loin  notre 
conquête  ,  et  que  Dieu  ne  consente  pas  à  créer  pour  nos 
menus-plaisirs  une  population  terrestre  sans  variétés,  sans 
inégalités,  sans  différence  de  taille,  de  maintien,  de  co- 
loris, de  physionomie,  d'habitudes  et  de  force  physique 
ou  morale.  Peut-être  en  persévérant  à  soumettre  la  na- 
ture à  nos  lois  philosophiques,  atteindrions-nous  dans 
quelques  milliers  d'années  ce  résultat  si  désirable  -,  et 
certes  alors  le  monde ,  tel  que  nous  parviendrions  à  le 
créer ,  serait  beaucoup  meilleur  qu'il  n'est  aujourd'hui. 

Il  faut  que  je  me  rende  justice  et  que  je  fasse  mon  ('logé; 
je  n'ai  pas  attendu  ce  développement,  aujourd'hui  général 
en  Europe,  développement  de  haine  ardente  contre  les 
supériorités  établies  et  convenues  ,  pour  donner  libre  pas- 
sage au  sentiment  vraiment  créateur  et  fécond  sur  lequel 
reposent ,  comme  sur  une  base  unique ,  toutes  les  théories 
radicales  ;  je  veux  dire  l'envie.  Quand  j'ai  flatté  des  hom- 
mes de  talent,  je  n'ai  voulu  qu'atteindre  mon  but  ;  mon 
cœur  était  plein  de  fiel ,  mon  ame  d'amertume  pour  leurs 
vertus  apparentes  5  et  sous  l'éclat  extérieur  dont  ils  se  pa- 
raient ,  leurs  défauts  secrets  et  leur  partie  faible  se  dévoi- 
laient toujours  à  mes  yeux.  Bienveillance  !  imbécillité  de 
l'ame  !  vous  ne  servez  qu'à  créer  des  esclaves  et  à  préparer 
la  misère  des  rovaumes  !  Avec  vous  on  ne  réformerait 
rien ,  on  n'arriverait  à  rien  ,  on  ne  réduirait  jamais  les 


110  MÉMOIRES  ET  CONFESSIONS 

hommes  à  leur  propre  valeur.  Quoi  que  l'on  ait  pu  dire 
ou  penser  ,  les  deux  pivots  nécessaires  de  toute  bonne 
société,  ce  sont  l'envie  et  la  malveillance.  Il  faut  y  joindre 
un  calcul  exact  des  vices  des  hommes,  la  force  qui  sait 
leur  résister ,  même  l'art  de  les  flatter  quand  on  veut  les 
perdre. 

La  nature  et  la  société  ont  tout  fait  pour  créer  mon  ra- 
dicalisme et  l'alimenter.  Mon  horreur  de  toute  espèce  de 
discipline  date  de  loin.  Ma  première  enfance,  écrasée  et 
misérable,  ne  m'inspira  qu'un  désir,  celui  de  la  ven- 
geance. Mes  premiers  sentimens  ne  furent  empreints  ni 
de  tendresse,  ni  de  vénération  ,  ni  de  reconnaissance.  J'é- 
tais traité  en  ennemi ,  je  ne  vis  au  monde  que  des  en- 
nemis. J'essayai  de  savoir  tout  ce  que  les  autres  faisaient 
de  mal,  non  pas  pour  leur  nuire,  mais  pour  mettre  en 
réserve  de  quoi  leur  nuire.  J'écoutais  aux  portes  avec 
délices.  J'avoue  que  je  m'admire  moi-même  encore  au- 
jourd'hui, quand  je  pense  aux  progrès  que  j'avais  faits 
dès  mon  plus  jeune  âge  dans  la  haute  science  révolu- 
tionnaire. Aussi  quel  mépris  profond  n'avais-je  pas  pour 
ces  sympathies  qui  élargissent  l'ame  ,  selon  d'absurdes 
philosophes,  qui  élèvent  la  pensée,  qui  l'imprègnent  de 
générosité  ,  qui  exaltent  la  sensibilité  humaine  !  Vertus 
de  sot  !  qualités  d'enfant  !  Il  n'y  a  au  monde  qu'un  savoir, 
un  talent ,  une  vertu  ,  V arithmétique  :  qu'un  art ,  celui 
de  profiter  des  vices  d'autrui  et  de  les  exploiter  ;  qu'un 
espoir ,  c'est  de  faire  marcher  la  race  humaine  dans  la 
voie  du  progrès,  en  la  détachant  de  ses  ridicules  affections, 
de  ses  niaises  sympathies  ,  de  ses  sots  préjugés  5  en  rem- 
plaçant tout  cela  par  l'industrialisme  qui  n'est  que  le  tra- 
vail ,  par  la  personnalité  qui  n'est  que  le  respect  de  soi- 
même,  et  par  l'envie  qui  n'est  que  le  sentiment  de  l'égalité. 

La  postérité  reconnaîtra  dans  mes  confessions  l'un  des 


d'un  radical  anglais.  111 

fils  du  dix-neuvième  siècle,  un  de  ceux  qui  onl  dirigé  dans 
la  voie  de  la  perfectibililé  indéfinie  la  société  nouvelle. 
J'ai  commencé  par  haïr  et  résister  ;  c'était  la  vocation  de 
mon  tems.  Juste  et  noble  symbole  de  l'époque  où  j'étais 
né  5  que  l'on  ne  s'attende  pas  à  trouver  chez  moi  des  pas- 
sions ordinaires,  de  vulgaires  amitiés,  d'amoureuses  liai- 
sons :  ces  affections  ne  sont  que  des  maladies  de  l'ame. 
L'amitié  n'est  que  la  coïncidence  de  deux  intérêts.  Il  est 
bien  regrettable  que  l'amour  (que  l'on  dit  nécessaire  à  la 
perpétuité  de  l'espèce)  n'ait  pu  être  remplacé  jusqu'ici 
par  une  fabrication  mécanique  5  quelle  économie  de  tems, 
de  peine,  de  force  humaine  !  que  l'on  épargnerait  d'heures 
et  de  minutes  !  calculez  celles  que  perdent  les  raccom- 
modemens  ,  les  brouilles  ,  les  intrigues ,  les  coups  d'épée, 
les  coups  de  pistolet ,  les  procès  en  adultère.  Je  ne  dé- 
sespère pas  tout-à-fait  :  les  machines   à  vapeur  ont  fait 
assez  de  progrès,  et  la  science  de  la  chimie  est  fort  avancée  ! 
Le  lecteur  ne  saura  pas  mon   nom.  Qu'est-ce  qu'un 
nom  ?  Un  préjugé  5  un  symbole  arbitraire  5  un  bruit  qui 
frappe  l'air  et  au  moyen  duquel  on  nous  distingue  les 
uns  des  autres.   Chaque  individu  n'est  dans  le  monde 
qu'une  simple  unité  numérique ,  un  pauvre  clou  de  la 
machine  sociale  ;  rien  de  plus. 

Mon  père  était  avoué.  Je  gagnai  dans  son  étude  et  dans 
l'atmosphère  resserrée,  infecte,  nauséabonde,  au  milieu 
de  laquelle  je  vivais ,  une  ou  deux  excellentes  qualités. 
J'appris  la  chicane,  l'art  de  mettre  les  points  sur  les  i, 
les  mille  subtilités  du  raisonnement  et  l'acharnement  de 
la  discussion.  Cependant  mon  père,  homme  de  loi  de 
l'ancienne  roche,  conservait  du  respect  pour  certains 
principes  qu'il  jugeait  nécessaires  et  de  bon  exemple.  Je 
m'empressai  de  les  répudier  :  telle  est  ma  nature.  Un 
ressort  d'élasticité  violente,  secrète ,  invincible,  est  comme 


112  MÉMOIRES  ET  CONFESSIONS 

implanté  chez  moi,  et  me  porte  toujours  vers  l'opinion  op- 
posée à  celle  que  l'on  cherche  à  me  faire  adopter  :  je  ne 
crois  que  le  contrepied  de  ce  qu'on  m'a  dit^  je  me  défie  ; 
je  suis  né  opposant  ;  c'est  là  mon  élément  d'héroïsme.  Me 
voilà  donc  le  contradicteur  et  le  haisseur  universel  ;  faisant 
planer  sur  tout  ce  qui  m'approche  cette  observation  sans 
pitié,  quelquefois,  je  l'avoue,  sans  justesse 5  plongeant, 
si  l'on  peut  le  dire  ,  dans  tous  les  caractères  et  dans  toutes 
les  circonstances  auxquelles  je  me  trouvais  mêlé,  la  sonde 
dont  ma  curiosité  s'armait  pour  en  retirer  quelques  vices 
cachés. 

Mon  énergie  fut  donc  dirigée  vers  la  résistance.  Sous 
quelques  formes  que  se  présentât  le  pouvoir,  quelle  que  fut 
l'autorité  qui  voulait  peser  sur  moi ,  je  m'exerçai  à  les 
braver,  ou  à  les  éluder.  Je  commençai  à  croire  que  le 
pivot  de  la  vie  sociale  était  la  défiance  et  le  soupçon  ^  que 
son  mobile  était  la  lutte  secrète  contre  toute  supériorité 
avouée.  Si  j'osais  entrer  dans  le  détail  de  mes  exploits  en- 
fantins, je  raconterais  comment,  par  des  dénonciations  se- 
crètes ,  je  parvins  à  faire  chasser  successivement  trois 
femmes  de  chambre.  Une  profonde  antipathie  contre 
l'injustice  m'a  toujours  animé  ;  il  y  a  de  Tinjustice  dans 
tout  ce  qui  est  plus  fort  que  nous ,  plus  beau ,  plus  puis- 
sant, plus  heureux.  Armons-nous,  mes  amis,  de  toutes 
les  ressources  possibles  contre  les  supériorités  quelles 
qu'elles  soient  :  dépositaires  de  richesse ,  de  naissance  ou 
de  talent;  c'est  dans  leur  existence  même  que  réside  l'ini- 
quité fondamentale  ! 

Je  ne  sus  gré  à  personne  d'aucun  service  ,  d'aucun 
bienfait,  d'aucune  complaisance;  c'eût  été  faiblesse;  pour 
rendre  service  à  qui  que  ce  soit,  il  faut  avoir  un  genre 
de  supériorité  sur  lui,  et  toute  supériorité  est  un  outrage. 
Notre  ennemi  (a  dit  le   fabuliste  français),  c'est  notre 


d'un  radical  anglais.  1 13 

maître.  Un  bienfaiteur  ,  c'est  donc  un  ennemi ,  car  il 
nous  domine  5  logiciens  ,  sortez  de  ce  syllogisme  si  vous 
pouvez. 

On  essaya  do  briser  mon  indépendance  sous  le  fouet  et 
sous  les  verrous  -,  je  gardai  ma  baine  héroïque.  De  tems  à 
autre,  un  peu  de  dissimulation  regagnait  pour  moi  le  de- 
gré de  faveur  nécessaire  pour  que  le  buffet  s'ouvrît  à  mes 
désirs.  Mais  je  ne  changeai  pas  au  fond  5  et  dès  le  premier 
mouvement  où  je  pouvais  prouver  à  mes  despotes  com- 
bien je  les  abhorrais ,  avec  quelle  joie  ne  dévastais-je  pas 
leur  verger  ou  leur  cellier  ! 

La  premièie  aventure  de  ce  genre,  celle  qui  fonda  ma 
réputation  parmi  mes  camarades,  c'est-à-dire  parmi  mes 
frères  et  sœurs,  fut  le  pillage  complet  d'un  fort  beau  pom- 
mier. La  veille  même,  le  voisin  auquel  il  appartenait, 
nous  voyant  sur  la  grande  route,  nous  avait  donné  un 
panier  plein  de  belles  noix.  Mon  père  avait  essayé  de  me 
faire  sentir  ce  qu'il  y  avait ,  disait-il ,  de  dwin  et  de  sacré 
dans  le  plaisir  d'être  utile  à  autrui ,  de  procurer  une 
jouissance  réelle  ,  ne  fût-ce  qu'à  un  tout  petit  enfant. 
Vieilleries  puériles  dont  je  sentais  instinctivement  tout 
le  mensonge,  dont  je  comprenais  la  fausseté.  Je  réflé- 
chis sur  le  cadeau  que  mon  voisin  m'avait  fait.  Je  pensai 
d'abord  qu'en  me  traitant  de  petit  garçon  ,  il  m'avait 
humilié;  ensuite  que  la  plupart  de  ses  noix  étaient  gâ- 
tées 5  enfin  ,  qu'eu  m'ordonnant  de  rapporter  le  panier 
quand  j'aurais  mangé  les  noix  ,  il  montrait  une  avarice 
révoltante.  Plusieurs  fois  aussi,  en  voyant  mon  frère 
attaquer  à  coups  de  pierres  ce  beau  pommier ,  il  s'était 
permis  de  l'appeler  petit  polùson.  Toutes  ces  raisons  réu- 
nies ,  bien  pesées  ,  et  jointes  à  la  beauté  vermeille  des 
pommes  qui  brillaient  sous  les  branches  de  l'arbre,  dé- 
terminèrent mon  action.  Aujourd'hui  même,  j'y  vois  le 
XIII.  8 


114  MÉMOIRES  ET  CONFESSIONS 

germe  de  toutes  celles  qui  m'ont  honoré  dans  la  suite. 
C'était  une  attaque  contre  cette  législation  arbitraire  et 
inique,  contre  cette  subdivision  factice  de  la  propriété  , 
qui  a  enclos  de  haies  et  distribué  entre  les  riches  un  sol 
donné  en  commun  à  tous  les  hommes.  C'était  donc  mon 
droit  naturel  et  imprescriptible  que  je  venais  reconquérir, 
Les  enfans  ,  qui  sont  beaucoup  plus  rapprochés  que  nous 
de  la  nature  ,  n'ont  pas,  pour  ce  que  nous  appelons  vol , 
l'aversion  que  la  société  inspire  à  ses  nourrissons ,  aversion 
qui  la  porte  à  flétrir  des  noms  les  plus  odieux  cette  acqui- 
sition de  propriété. 

Le  pillage  du  pommier  fit  grand  bruit  dans  la  maison 
paternelle.  On  me  mit  à  l'école  :  je  n'y  avais  pas  passé 
deux  mois,  quand  je  découvris  un  fort  beau  verger  du  voi- 
sinage ,  vers  lequel  se  dirigea  toute  mon  attention.  Un 
matin,  en  me  promenant  avec  Billy  Perth  ,  mon  compa- 
gnon de  choix  (  car  je  ne  suis  pas  assez  fou  pour  ajouter 
foi  aux  affections  de  l'homme  pour  l'homme ,  ni  de  l'en- 
fant pour  l'enfant,  et  je  n'ai  jamais  eu  besoin  de  détruire 
un  préjugé  qui  chez  moi  n'est  jamais  édos)  ,  nous  admi- 
râmes ,  à  travers  une  haie,  l'incarnat  des  pèches  et  la 
grosseur  des  raisins ,  dont  tous  les  espaliers  se  trouvaient 
enrichis.  Nos  réflexions  furent  singulièrement  philoso- 
phiques. La  haie  était  trop  épaisse ,  et  la  lune  se  cachait 
avec  trop  d'obstination ,  pour  que  deux  petits  conjurés 
tels  que  nous  pussent  triompher  à  eux  seuls  de  tous  les 
obstacles.  Nous  remimes  la  partie  au  lendemain,  et  nous 
proposâmes  à  nos  camarades  de  les  associer  à  notre  entre- 
prise. Ils  acceptèrent  de  bon  cœur  j  et,  la  nuit  venue, 
toute  l'école,  au  moyen  de  quelques  draps  attachés  bout 
à  bout,  descendit  du  dortoir  dans  le  jardin.  Billy  était 
chargé  de  diriger  les  mouvemens  de  l'armée  expédition- 
naire, et  moi  je  devais  faire  sentinelle,  afin  d'avertir  mes 


d'un  radical  anglais.  115 

camarades,  si  je  voyais  quelque  danger  les  menacer.  Mal- 
heureusement le  pauvre  Billv  {^rimpa  sur  un  espalier  dont 
le  treillage  n'était  pas  assez  fort  pour  le  soutenir  ;  il 
tomba,  se  donna  une  entorse,  et  poussa  un  cri  si  lamen- 
table ,  que  le  recteur  lui-même  ,  propriétaire  oisif  du 
verger  que  notre  activité  allait  exploiter,  parut  à  une 
fenêtre,  le  bonnet  de  nuit  sur  les  oreilles ,  une  bougie  à 
la  main  ,  et  s'écria  : 

((  Ah  !  ah  !  mes  petits  brigands  !  » 

Déroute  universelle  :  la  nature  de  l'homme  est  si  faible  ! 
Presque  tous  nos  cornplices  ,  au  lieu  de  se  résigner  stoï- 
quement aux  suites  d'un  acte  honorable,  passèrent  la 
nuit,  livrés  à  une  terreur  panique.  Le  lendemain  était 
dimanche,  et  tout  se  passa  tranquillement.  Ce  préjugé 
religieux ,  qui  consacre  le  dimanche  à  la  paix ,  nous  pro- 
tégea. Mais  le  lundi  !  oh  !  ce  lundi  fatal ,  je  ne  l'oublierai 
jamais!  Tous  les  conjurés,  pressentant  la  main  vengeresse, 
tenaient  leurs  regards  attachés  sur  leurs  livres,  avec  une 
application  sans  égale.  Le  maître  entra  d'un  air  solennel. 
Nous  tremblions  à  son  approche  :  son  front  était  plissé  ; 
son  sourcil  froncé  ;  toute  l'horreur  du  despotisme  se 
faisait  lire  sur  ses  traits  sévères.  Il  répéta  deux  fois  sa 
prière ,  comme  s'il  eût  voulu  donner  plus  de  solennité  à 
ses  paroles  5  un  profond  silence  régnait  dans  la  salle ,  et 
lui  se  tournant  vers  moi ,  me  dit  : 

«  Nathaniel  Libblach,  qu'avez-vous  fait  l'autre  soir  ^it 

La  question  était  captieuse ,  et  la  réponse  difficile. 

«  Moi,  répondis-je  au  despote,  j'étudie  mes  leçons, 
monsieur. 

—  Ah!  drôle!  Et  quelles  leçons  avez  -  vous  étudiées 
avant-hier  ,  quand  vous  avez  dévasté  le  jardin  du  recteur 
Sleepall  ? 

—  C'était  une  envie  plus  forte  que  moi,  monsieur,  » 


116  MÉMOIRES  ET  CONFESSIONS 

répondis-je.  Et  voyant  qu'il  affectait  de  ne  pas  me  com- 
prendre ,  je  continuai  d'un  ton  plus  hardi  encore  :  «  Nous 
n'avons  fait  que  revendiquer  nos  droits.  Pourquoi  le 
recteur  ne  nous  donne-t-il  pas  quelques-uns  de  ces  beaux 
fruits  qu'il  garde  pour  lui  seul? 

—  Revendiquer  des  droits  !  La  logique  des  voleurs  ! 
s'écria  le  maitre.  Attendez,  attendez,  je  vais  vous  ap- 
prendre le  dialectique  de  Botany-Bay  !  Sa  canne  dont  il 
faisait  un  terrible  usage  se  joua  ,  retomba ,  s'éleva  tour  à 
tour  sur  nos  malheureuses  épaules,  avec  tant  de  souplesse 
et  d'agilité  que  nos  longues  clameurs  firent  retentir  la 
salle.  L'infâme  despote  nous  priva  ensuite  de  récréation 
pendant  huit  jours.  Les  événemens  de  la  vie  développent 
le  caractère  de  l'homme  j  je  n'étais  pas  le  premier  écolier 
voleur  de  pommes  5  mais  je  suis  le  premier  assurément  qui 
ait  soumis  sa  conduite  à  un  système  réfléchi ,  à  un  calcul 
philosophique.  Long-tems  je  méditai  sur  les  moyens  d'ac- 
complir ma  vengeance  et  de  la  faire  tomber ,  non  seule- 
ment sur  le  bourreau  ,  mais  sur  ses  satellites;  enfin  un 
dimanche  soir ,  douze  ou  treize  jours  après  notre  première 
conjuration ,  je  réunis  autour  de  moi  mes  condisciples, 
dans  le  cimetière  du  village.  Nous  discutâmes  long-tems 
sur  les  moyens  de  punir  à  la  fois  le  Tarquin  moderne  de 
l'école  et  les  vils  esclaves  qui  pliaient  devant  lui.  Tous  ils 
voyaient  avec  enthousiasme  la  perspective  que  je  leur 
offrais  ;  tous  ils  jurèrent  sur  une  tombe  nouvellement 
creusée  de  m'aider  de  leurs  efforts.  Oui ,  la  nature  de 
l'homme  est  essentiellement  ennemie  de  la  tyrannie  : 
toutes  les  fois  qu'on  lui  propose  un  moyen  de  l'écraser  ou 
de  la  harceler  ,  un  élan  vigoureux  et  instinctif  la  porte 
à  cette  œuvre  de  délivrance  5  ce  n'est  pas  pour  elle  un 
effort ,  c'est  un  mouvement  si  spontané  qu'on  ne  peut 
douter  de  sa  nature  primitive  et  presque  divine. 


d'un  RADICAL  ANGLAIS.  117 

Que  faire  cependant,  et  comment  réaliser  notre  déter- 
mination ?  Les  uns,  d'une  nature  féroce,  parlaient  d'en- 
duire notre  victime  de  poix-résine  et  de  lui  donner  ce 
costume  d'oiseau  bipède  que  le  chanoine  Scarron  avait 
adopté  pendant  le  carnaval.  Selon  les  autres  il  aurait  fallu 
le  berner  sur  la  couverture.  On  résolut  enfin  unanime- 
ment de  briser  les  armoires  ,  de  dévaliser  les  buffets ,  de 
descendre  à  la  cave ,  de  laisser  la  maison  vide  et  dépouillée 
de  tout  comoslible  et  de  partir  après  cet  exploit.  Mal- 
beureiisemenl  la  nuit  que  nous  avions  choisie  pour  accom- 
plir notre  projet  fut  une  nuit  d'orage,  et  nous  avions  de  la 
répugnance  à  nous  mettre  en  route  sous  la  pluie  battante 
qui  tombait  du  ciel.  Peu  de  tems  avant  l'heure  où  nous 
devions  nous  rendre  au  dortoir  ,  voyant  l'incertitude  que 
cette  circonstance  jetait  dans  les  âmes ,  je  montai  sur  un 
pupitre  de  la  classe  où  nous  étions  enfermés ,  et  je  dis  aux 
conspirateiH's  : 

«  Mes  amis,  dès  que  le  tyran  sera  couché,  nous  nous 
approcherons  de  son  lit  :  nous  sommes  vingt  5  nous  n'au- 
rons pas  de  peine  à  garrotter  ses  bras  et  ses  mains  -,  nous 
le  bâillonnerons  pour  l'empêcher  de  crier  ,  puis  nous  al- 
lumerons toutes  les  lampes,  toutes  les  bougies,  toutes  les 
chandelles  que  la  maison  renferme^  et  nous  asseyant  sous 
ses  veux  à  une  table  couverte  d'un  grand  repas  improvisé, 
nous  nous  moquerons  de  sa  rage.  Il  n'y  a  que  deux  domes- 
tiques ,  nous  les  traiterons  de  la  même  manière  ;  il  faut 
que  demain  matin  il  ne  reste  ni  une  croûte  de  pain ,  ni 
un  morceau  de  viande ,  ni  un  bout  de  chandelle.  » 

Ce  beau  discours  fut  accueilli  par  des  cris  de  joie  una- 
nimes 5  je  m'arrête  encore  ici:  cette  histoire  ne  serait 
rien  si  on  la  dégageait  de  sa  signification  philosophique. 
Observez  que  toutes  les  fois  que  des  résolutions  de  ce 
genre  sont  prises  contre  les  gouvernemens  ou  contre  les 


118  MÉMOIRES  ET  CONFESSIONS 

maitres  d'école,  les  discours  pareils  au  mien  causent  à 
ceux  qui  les  écoutent  une  joie  et  une  sympathie  ardente. 
Donc  V insurrection  est  dans  la  nature,  et  l'opposition  à 
tout  ce  qui  domine  est  la  première  nécessité  de  l'homme. 
Nous  voilà,  petits  Gâtons,  procédant  à  notre  œuvre 
vengeresse.  J'admirais  comhien  l'espèce  humaine  est  forte 
et  grande  quand  elle  est  bien  dirigée.  Le  plus  vieux 
d'entre  nous  avait  quinze  ans  ;  le  maître,  dont  les  bras  , 
les  pieds  et  même  le  cou  étaient  déjà  assujétis  par  des 
nœuds  coulans  avant  même  qu'il  fût  tout-à-fait  réveillé  , 
ne  dit  pas  un  mot ,  ne  poussa  pas  un  cri  5  je  me  rappelle 
seulement  un  de  ses  regards  qui  s'arrêta  sur  moi.  Tel  de- 
vait être  sans  doute  le  coup-d'œil  que  César  jetait  sur 
son  fils  quand  ce  dernier  le  perçait  du  poignard  pa- 
triotique. Nous  avions  réussi  dans  notre  entreprise ,  et 
nous  courions  dans  le  corridor  qui  conduisait  au  garde- 
manger,  bien  déterminés  à  compléter  notre  œuvre.  Tout- 
à-coup  ,  hélas!  incident  inattendu  !  la  vieille  gouvernante 
Marthe  ,  que  nous  avions  oubliée  dans  nos  calculs,  ou- 
vrit sa  porte  et  nous  regarda  d'un  air  stupéfait  :  cette 
bonne  femme  nous  avait  si  souvent  distribué  des  tranches 
de  plum-pudding  -^  elle  était  si  généralement  aimée  dans 
la  maison  qu'une  malheureuse  faiblesse  nous  parla  en  sa 
faveur  5  et  que  nous  n'eûmes  pas  le  tems  de  la  traiter  avec 
le  même  stoïcisme  barbare ,  mais  nécessaire ,  qui  avait 
dirigé  toutes  nos  actions.  Quelle  imprudence  !  il  ne  faut 
jamais  faire  à  demi  ce  que  l'on  fait  ;  et  dans  les  entreprises 
dangereuses ,  le  moindre  respect  humain  peut  entraîner 
une  chute  terrible.  Nous  nous  contentâmes  de  tourner  la 
clef  dans  la  serrure  et  de  condamner  la  gouvernante  aux 
arrêts.  Fous  que  nous  étions  !  aussi  insensés  que  les  mo- 
teurs de  la  révolution  française  qui  faisaient  monter 
Louis  XVI  sur  l'échafaud  et  laissaient  survivre  sa  race  ! 


d'un  radical  anglais.  119 

Déjà  le  buffet  se  dégarnissait  rapidement  sous  nos  mains 
lorsque  des  cris  aigus  nous  étonnèrent. 

Bientôt  la  porte  retentit  sous  des  coups  réitérés.  Epou- 
vantés ,  nous  courûmes  du  coté  du  jardin  dont  une  porte 
dérobée  ouvrait  sur  les  champs  ;  et  de  là  nous  cherchâmes 
un  asile  à  l'auberge  des  Trois  Canards  ,  située  sur  la 
grande  route.  Malheureusement  l'aubergiste  se  douta  du 
fait  :  son  garçon  alla  chercher  le  constable  et  bientôt , 
hélas  !  escortés  des  baguettes  blanches  et  de  watchmen , 
nous  finies  notre  entrée ,  qui  n'était  pas  triomphale,  dans 
le  village  dont  tous  leshabitans,  armés  de  leurs  flambeaux 
et  coiffés  de  leurs  nocturnes  bonnets,  entr'ouvraient  les 
fenêtres  pour  regarder  passer  Tinsurrection  juvénile. 
Ils  ne  se  doutaient  pas  (l'espèce  humaine  est  aveugle) 
que  des  cœurs  de  héros  battaient  dans  nos  jeunes  poi- 
trines,  et  que  l'mstigateur  de  la  révolte,  Nathaniel  Lib- 
black,  devait  un  jour  contribuer  pour  sa  part  à  la  ré- 
forme de  l'Angleterre  et  à  la  préparation  d'une  société 
parfaite  et  libre. 

Tels  furent  mes  pi'éludes.  Le  maître  refusa  de  me  re- 
cevoir désormais  dans  son  école  ,  sous  prétexte  que  j'étais 
un  garnement  incorrigible  \  et  mon  père  ,  à  la  lecture 
d'une  lettre  tracée  par  ce  bourreau  ,  ne  craignit  pas  de 
me  maltraiter  avec  la  plus  odieuse  barbarie.  O  nature  , 
sont-ce  là  tes  lois  !  sont-ce  là  tes  ordres  !  Je  me  promis 
vengeance  et  je  l'obtins.  Comment  n'aurais-je  pas  désiré 
avec  ardeur  le  renversement  de  cet  état  social  !  Rousseau, 
Raynal ,  Diderot ,  Thomas  Payne  !  Sans  cette  première 
révolte  de  votre  jeunesse  contre  ses  tyrans ,  vous  n'au- 
riez pas  fait  tant  d'efforts  pour  renverser  ce  misérable 
édifice  1 

Rentré  chez  mon  père ,  personne  ne  me  parlait ,  per- 
sonne ne  s'approchait  de  moi  j  je  vivais  comme  un  lé- 


120  Ml.MOlr.I'S  KT  COXFESSIOXS 

preux  ,  romnic  un  paria  au  milieu  de  la  famille.  Celait 
bien  là  l'éducation  qu'il  fallait  <à  un  réformateur  futur  ; 
ne  rien  craindre,  être  inaccessible  à  la  bonté  et  même  aux 
sentimens  les  plus  naturels  5  ne  jamais  plier  ,  ne  jamais 
céder ,  excellent  apprentissage ,  bel  exorde  de  mes  des- 
tinées !  Ma  mère  pleura ,  mon  père  ne  sortit  point  de 
sa  sévérité  silencieuse.  Il  ne  me  vit  m'abaisser  jusqu'à 
aucune  prière  ,  comme  l'eût  fait  une  ame  vile.  Enfin  on 
m'annonça  que  je  serais  transféré  chez  le  docteur  Whip- 
pingstifF,  célèbre  par  sa  sévérité  et  les  corrections  qu'il 
infligeait  sans  miséricorde.  Ma  résolution  était  prise  :  je 
me  voyais  martyr.  Je  ne  cédai  pas. 

La  veille  de  mon  départ ,  moi ,  que  l'on  avait  empri- 
sonné sans  pitié  ,  et  qui  avais  mangé  dans  ma  cbambre , 
je  fus  invité  à  souper  avec  la  famille.  Je  repoussai  la  con- 
cession qui  m'était  faite.  Les  larmes  de  ma  mère  et  l'at- 
trait d'un  grand  pâté  de  lièvre ,  que  j'aimais  beaucoup  , 
ne  m'ébranlèrent  pas.  Sur  de  posséder  une  ame  assez 
ferme  pour  résister  aux  tentations  de  la  puissance  et  aux 
amorces  de  la  volupté ,  je  me  renfermai  dans  ma  cham- 
bre ,  et  mon  triomphe  fut  une  jouissance  pour  moi.  Ce- 
pendant je  ne  dormais  pas.  J'entendis  la  serrure  s'ouvrir 
doucement,  ma  mère  entra,  se  pencha  sur  mon  lit,  ses 
larmes  brûlantes  tombèrent  sur  mon  front.  Je  ne  bougeai 
pas,  je  feignais  de  dormir.  Elle  quitta  la  chambre  au 
bout  de  quelques  minutes.  Coriolan  avait  vaincu  Vo- 
luranie. 

L'école  du  docteur  WhippingstifF  était  remplie  de  ces 
nobles  caractères  que  l'on  flétrit  communément  du  nom 
d'enfans  rétifs  ;  pauvres  adolescens  ,  qui  pressentent  les 
axiomes  de  la  loi  naturelle,  les  privilèges  de  l'homme  et 
la  grandeur  de  l'état  de  nature.  Quand  les  autres  maîtres 
de  pension  ne  pouvaient  rien  faire  d'eux  ,  on  les  adres- 


î)  IX  nADirAI.  AXf.l.AÎS.  121 

sali  an  dooleur  "\Vhi|ipin.^sliiT.  Criait  lui  qui  so  rliar- 
geait  de  les  briser  sous  sa  verge  d'airam.  Les  fenêtres 
étaient  garnies  de  barreaux  de  fer.  Les  environs  étaient 
semés  de  pierres  et  de  débris  ,  des  caricatures  significa- 
tives ornaient  toutes  les  murailles  et  se  mêlaient  à  des 
malédictions.  Toutes  les  baies  voisines  étaient  en  ruines  : 
c'était  le  Botany-Bay  de  Tenfance.  Quant  au  docteur, 
imaginez.un  petit  homme  pale,  bilieux,  se  redressant  pour 
exhausser  sa  taille  et  se  rendre  menaçant  j  des  lèvres  ser- 
rées, un  langage  bref,  une  démarche  raide ,  l'extérieur 
d'un  garde-chiourme.  Tel  fut  l'aimable  gardien  au  soin 
duquel  je  fus  confié. 

Au  moment  où  j'entrai  dans  la  classe ,  conduit  par  le 
docteur,  des  clameurs  infernales  en  émanaient  :  à  peine 
fut-il  entré ,  tout  se  tut  :  silence  expressif,  tranquillité 
éloquente  ! 

L'illégale  violence  des  maîtres  ,  le  droit  tyrannique 
de  punir  par  la  faim  ,  la  soif  et  la  solilude,  de  malheu- 
reux adolescens,  avaient  toujours  excité  ma  colère.  Mais, 
jusqu'à  ce  moment ,  je  n'avais  pas  encore  systématisé 
ma  révolte.  Il  fallait  bien  se  soumettre  au  régime  de  la 
force,  et,  tout  en  détestant  le  docteur,  remplir  ses  de- 
voirs et  se  taire.  Un  événement  inattendu  se  présenta, 
me  permit  d'approfondir  les  idées  philosophiques  que 
mon  instinct  vague  avait  effleurées  jusqu'alors.  Trois 
compétiteurs  se  disputaient  l'élection  qui  allait  avoir  lieu 
dans  le  village  que  j'habitais  :  l'un  toj-y ,  ou  partisan  du 
pouvoir  absolu  5  le  second  wJu'g- ,  ou  libéral  modéré  5  le 
troisième  radical ,  c'est-à-dire  un  de  ces  hommes  logi- 
ques qui  pénètrent  courageusement  jusqu'aux  dernières 
conséquences  des  choses  ,  et  comprennent  la  dignité  hu- 
maine. A  propos  de  cette  élection ,  qui  mettait  en  mou- 


122  MÉMOiRES  ET  CONFESStOtiS 

vement  la  province,  nous  discutâmes  de  grandes  ques- 
tions politiques.  Nous  étions  tous  radicaux  acharnés. 

Le  tyran  avait-il  sa  police?  son  instinct  l'avertissait-il 
que  des  pensées  patriotiques  germaient  dans  nos  es- 
prits? je  ne  sais  5  mais  il  déclara  que  le  premier  d'entre 
nous  qui  parlerait  politique  serait  condamné  aux  arrêts, 
et  nous  défendit  de  prendre  part  aux  scènes  électorales. 
Les  portes  de  l'école  furent  fermées  le  premier  jour  du 
poil.  Grande  indignation  parmi  nous  ,  quand  cet  édit 
arbitraire  fut  publié.  Nous  résolûmes  d'adresser  au  doc- 
teur une  de  ces  lettres  à  la  fois  menaçantes  et  suppli- 
catoires  ^  pétitions  embarrassantes  et  fières ,  qui  sont 
connues  dans  la  Grande-Bretagne  sous  le  nom  de  round- 
robins.  Il  s'agissait  de  revendiquer  nos  imprescriptibles 
droits  d'Anglais,  de  citoyens,  d'hommes  libres.  Les  plus 
âgés  d'entre  nous  auraient  voulu  que  nous  nous  donnas- 
sions pour  toiys  consen>nteurs  ,  ce  qui  aurait  plu  à  no- 
tre maître  :  la  majorité  refusa  noblement  cette  abdication 
de  principes  :  une  lettre  toute  martiale  ,  signée  par 
l'école  entière,  fut  présentée  par  six  d'entre  nous,  dépu- 
tation  solennelle  dont  j'étais  membre.  J'ai  conservé  la 
copie  de  cette  remarquable  épître. 

«  Monsieur, 
»  Fiers  du  glorieux  titre  d'Anglais  ,  nous  avons  du  être 
»  surpris  de  l'usurpation  de  nos  privilèges  qui  a  dicté  votre 
»  dernier  arrêté;  nous  avons  résolu  de  revendiquer  nos  droits 
»  natm-els  et  inviolables.  Rendez-nous  donc  la  liberté  d'as- 
»  sister  à  l'élection  qui  Se  prépare ,  ou  attendez-vous  à  subir 
»  toutes  les  conséquences  qu'entraînerait  votre  refus.  » 

(  Suivaient  les  signatures.  ) 

Il  était  huit  heures  du  matin  quand  cette  pétition  fut 
présentée.  Le  docteur,  averti  sans  doute,  siégeait  sur  son 


d'ux  radical  anglais.  123 

Irone  ;  un  énorme  fouet  de  poste  reposait  sur  le  dossier. 
Ce  monstre  nous  sourit ,  nous  écouta  en  silence ,  reçut 
notre  épitre  ,  la  relut  lentement ,  et  déchiffra  toutes  les 
signatures.  Puis ,  jetant  le  papier  dans  le  poêle  ,  et  sai- 
sissant l'arme  prépaiée  d'avance  ,  il  chassa  la  dépulation 
à  grands  coups  de  fouet.  La  déroute  était  générale,  lors- 
qu'un de  mes  camarades  ,  plus  hardi  que  les  autres,  se 
mit  à  crier  : 

«  Vous  le  méritez  bien  ;  vous  êtes  six  contre  nn  ,  et 
vous  vous  laissez  traiter  ainsi  !  » 

A  peine  avait -il  parlé,  les  bancs  volèrent  en  éclats  ^ 
nous  fîmes  arme  de  tout  ce  qui  se  présenta  ,  et  bientôt 
le  petit  homme,  enveloppé  d'une  grêle  de  projectiles, 
disparut  à  nos  yeux.  Notre  triomphe  était  complet.  Sur 
le  champ  de  bataille  même,  nous  nous  formâmes  en  corps 
d'armée,  et,  sortant  de  l'école,  nous  nous  dirigeâmes  vers 
les  hustings.  Un  vieil  aveugle,  joueur  de  violon,  que  nous 
rencontrâmes  sur  notre  route,  nous  servit  de  guide,  et 
prêta  à  notre  entrée  un  caractère  assez  solennel. 

Nous  écoutâmes  avec  plaisir  le  candidat  radical  , 
M.  Chease,  qui  dé^eloppa  ses  doctrines  5  de  cette  époque 
date  ma  régénération  véritable.  L'usurpation  de  toutes 
les  aristocraties,  de  pouvoir,  de  richesse  et  de  talent, 
m' apparut  sous  son  vrai  jour.  Je  reçus  le  baptême  du  ra- 
dicalisme. Je  détestai  ces  subdivisions  de  propriété  ,  ces 
prétentions  ridicules  et  écrasantes ,  tout  cet  ordre  social , 
ces  gibets  ,  ces  bourreaux ,  ces  juges ,  ces  titres  ,  ces  lois 
régulatrices  ,  pour  lesquels  on  professe  tant  de  vénéra- 
tion. J'étais  tout  oreille  pour  l'éloquent  discours  de 
M.  Chease  qui  nous  apprenait  combien  il  y  avait  d'injus- 
tices dans  notre  hiérarchie  sociale.  Mais  cette  même  ty- 
rannie qui  m'inspirait  tant  d'indignation  ,  se  préparait  à 
nous  écraser.  Elle  avait  pris  la  forme  d'une  douzaine  d'of- 


124  MÉMOIRES  ET  CONFESSIONS 

ficiers  de  justice,  suivis  d'une  quarantaine  de  soldats  de 
milice,  auquel  le  terrible  Whippingstiff  servait  de  guide. 
Ces  instrumens  serviles  du  pouvoir  nous  ramenèrent  à 
l'école. 

«  Ah!  nous  dit  ce  barbare,  éles-vous  satisfaits  ?  Vous 
allez  avoir  la  bonté,  messieurs,  d'entrer  dans  les  cham- 
bres qu'on  vous  assignera;  on  vous  aj)porlera  tous  les  jours 
de  l'eau  et  du  pain  pour  éclaircir  vos  idées  politiques  et 
amortir  le  feu  de  votre  courage  :  allez ,  mes  jeunes  légis- 
lateurs !  ))  Le  scélérat  mêlait,  comme  Tibère,  l'ironie  à 
la  férocité.  Deux  jours  après,  on  nous  convoqua  dans  la 
grande  salle,  où  nous  trouvâmes  réunis  nos  pères  et  nos 
tuteurs. 

((  Messieurs,  leur  dit  le  docteur,  que  voulez-vous  que 
je  fasse  de  ces  enfans  rebelles  ?  votre  désir  est-il  de  les 
soustraire  à  ma  juridiction  ?  » 

Les  pères  et  les  tuteurs  furent  unanimes  ;  ils  nous  li- 
vrèrent au  bras  sécvdier.  On  ne  nous  laissa  plus  sortir 
que  deux  à  deux,  trois  à  trois;  et  toute  association  se- 
crète ,  toute  causerie,  même  innocente,  furent  punies 
cruellement.  Torturer  ainsi  des  êtres  humains,  des  êtres 
pensans  !  Mon  irritation  était  au  comble  ;  elle  n'a  fait 
que  s'accroître  depuis  cette  époque.  Ainsi  morigéné  par 
Whippingstiff  5  je  fus  rappelé  chez  mon  père  qui  me  re- 
gardait d'un  œil  de  défiance,  et  avec  lequel  mes  rapports 
étaient  ceux  d'une  réserve  froide  et  d'une  politesse  affec- 
tée. 11  était  loin  d'approuver  les  vues  de  haute  sagesse  et  de 
philosophie  morale  ,  adoptées  par  ma  précoce  raison.  Dans 
la  ville  que  j'habitais ,  peu  de  personnes  partageaient  la 
sévérité  de  mes  principes. 

Je  dissimulai  ;  j'aj)pris  à  ployer  sous  la  nécessité  des 
circonstances  la  rigidité  des  principes.  Quelques  jeunes 
gens ,  amis  du  plaisir  et  libres  dans  leurs  propos  ,  avaient 


him  RADICAL  ANGLAIS.  Iô5 

établi  un  club  dont  je  devins  membre.  Là,  je  déve- 
loppai mes  doctrines;  la  révolution  française  suivait 
son  cours  et  les  journaux  nous  apportaient  les  haran- 
gues remarquables  d'Anacbarsis  Clootz  et  de  ses  amis. 
Tel  était  le  texte  de  nos  discussions.  «  Est-il  juste  qu'un 
seul  homme  dévore  la  subsistance  d'un  millier  d'êtres  hu- 
mains ?  L'existence  d'un  clergé  est-elle  nécessaire  ?  celle 
d'une  religion  est-elle  prouvée  ?  »  Ces  questions  se  pré- 
sentaient tour  à  tour  ;  et  fidèle  au  système  résultant  des 
impressions  de  ma  jeunesse  ,  heureux  d'ailleurs  de  voir 
toute  une  grande  nation  professer  les  idées  qui  avaient 
germé  solitaires  dans  mon  ame  et  dans  mon  esprit ,  je 
ne  craignis  pas  de  m' annoncer  hautement  comme  prosé- 
lyte et  propagateur  de  la  seule  philosophie  réelle  :  du  ra- 
dicalisme. Plusieurs  de  nos  compagnons  se  séparèrent  de 
nous  5  nous  les  oubliâmes  ,  et  comme  dit  la  Bible  :  «  Nous 
ceignîmes  nos  flancs  pour  le  combat.  » 

Un  accident  de  peu  d'importance  vint  me  confirmer 
dans  mes  idées.  Alice  Washybell,  jeune  blanchisseuse 
qui  demeurait  dans  notre  voisinage,  était  jolie  et  fort 
avenante.  Mes  études  philosophiques,  mon  caractère  et 
la  sombre  énergie  que  j'aimais  à  nourrir  me  rendaient 
assez  peu  propre  aux  intrigues  galantes  qui,  d'ailleurs, 
étaient  en  contradiction  directe  avec  mes  principes  de 
puritanisme  républicain.  A  peine,  depuis  six  mois,  Alice 
et  moi,  avions-nous  échangé  quelques  paroles;  cependant 
je  ne  sais  trop  comment  cela  se  fit^  les  lois  de  la  nature 
l'emportèrent  sur  les  lois  de  la  société  ;  nos  entrevues 
furent  fréquentes ,  notre  intimité  devint  plus  douce. 

Un  matin,  le  bedeau  de  la  paroisse,  exécuteur  des  lois 
tyranniques  qui  régissent  la  jurisprudence  anglaise,  vint, 
la  tête  ornée  de  son  chapeau  à  trois  cornes,  couvert  de 
son  uniforme  galonné  d'or,  frapper  à  la  porte  de  la  mère 


126  MÉMOIRES  ET  CONFESSIONS 

d'Alice  :  «  Madame  ,  lui  dit-il ,  je  voudrais  bieu  que  vous 
me  rendissiez  coinpte  de  certains  changfemens  visibles  cjui 
èommencent  à  altérer  la  taille  de  M"''  Alice  Washybell. 

—  Je  voudrais  bien  savoir,  moi,  ce  que  cela  voiis  fait, 
dit  la  mère  ? 

—  Ce  que  cela  me  fait  !  répondit  le  bedeau  en  frap- 
pant le  pavé  de  sa  canne  à  tête  d'argent ,  symbole  de  son 
singulier  ministère.  Les  magistrats  vous  le  diront ,  et 
jyjue  j^iice  n'a  qu'à  se  tenir  prête  à  répondre  ou  à  serrer 
mieux  son  corset.  » 

Le  soir  même,  Alice,  avec  laquelle  j'avais  rendez-vous 
dans  le  parc  ,  m'apprit  cette  impertinente  visite  du  be- 
deau, que  j'allai  trouver  et  que  je  menaçai  de  ma  colère. 

«  Je  suis  vraiment  bien  aise  de  vous  voir  ,  monsieur, 
me  dit -il.  Vous  m'épargnez  la  peine  d'aller  chez  vous; 
j'avais  à  vous  demander  le  cautionnement  qu'exige  la 
loi,  pour  que  la  paroisse  n'ait  pas  à  soutenir  la  charge  de 
l'enfant. 

—  Mais ,  lui  dis-je ,  monsieur  le  bedeau  ,  tout  cela  est 
ridicule  et  je  vous  assure  que  je  n'ai  pas  eu  la  moindre 
intention  de  donner  à  la  paroisse  le  surcroit  de  dépensé 
que  vous  exigerez  pour  elle  ;^c'est  un  accident ,  un  ha- 
sard très-naturel.  Réfléchissez,  monsieur  le  bedeau,  que 
la  loi  humaine  ne  peut  être  en  contradiction  avec  la  loi 
divine,  et  que  nos  penchans  sont  les  plus  sacrés  de  tontes 
les  lois.  Quel  crime  ai-je  commis  envers  la  société .^'N'ai-je 
pas  agi  selon  la  nature  ?  » 

J'aurais  disserté  pendant  un  jour  entier,  que  le  bedeau 
serait  resté  immobile  comme  le  pilier  de  son  église.  Je 
me  retirai,  plein  de  mépris  pour  les  bedeaux  et  les  lois. 
Un  peu  d'argent  donné  par  mon  'père  amortit  l'affaire  5 
mais  il  était  fort  courroucé  contre  moi,  et  quand  j'essayai 
de  lui  développer  le  système  naturel  que  j'avais  appuyé 


d'un  radical  anglais.  127 

sur  des  bases  historiques ,  sur  des  exemples  multipliés  , 
sur  des  argumens  irrécusables,  il  se  contenta  de  me  dire  : 

«  Allez ,  mon  fils  ,  je  ne  sais  ce  que  vous  êtes  destiné  à 
devenir  :  mais  tous  vos  principes  sont  faux  ,  toutes  vos 
idées  fausses.  Cette  dernière  aventure  ne  vous  a  pas 
fait  estimer  dans  le  pays ,  et  la  manière  dont  vous  soute- 
nez, par  des  sophismes  dangereux,  ce  que  l'étourderie  de 
la  jeunesse  peut  rendre  pardonnable ,  est  odieuse  pour 
moi.  Vous  allez  vous  rendre  à  Birmingham,  où  vous  tien- 
drez les  comptes  d'une  grande  manufacture  que  dirige  un 
de  nos  anciens  amis.  » 

On  prépare  tout  pour  mon  départ  :  la  veille  du  jour  fixé, 
mon  père  me  fait  entrer  dans  son  cabinet. 

«  Nathaniel  Libblack,  me  dit-il  en  fixant  sur  moi  un 
regard  sévère  ,  depuis  votre  première  enfance  vous  avez 
bravé  tous  les  châlimens  et  résiste'  à  tous  mes  désirs. 

—  Mon  père ,  répondis-je  avec  fermeté  ,  j'ai  résolu  de 
résister  à  l'oppression  sous  toutes  les  formes. 

—  L'oppression  !  malheureux ,  reprit  le  vieillard,  c'est 
vous  qui  avez  été  notre  tyran  !  Ne  vous  ètes-vous  pas  fait 
chasser  d'une  école  ?  N'avez-vous  pas  dirigé  l'insurrection 
d'une  autre  école  ?  N'est-ce  pas  pour  vous  que  j'ai  payé, 
il  y  a  huit  jours  ,  au  bedeau  ,  cent  livres  sterling  ?  Voilà 
un  opprimé  bien  à  plaindre  ! 

—  Pardonnez-moi ,  mon  père  ,  je  suis  jeune  5  vous 
êtes  vieux.  Vos  idées  sont  d'autrefois,  les  miennes  sont 
d'aujourd'hui.  Nous  avons  détruit  la  crédulité  aveuple 
avec  laquelle  on  se  soumettait  jadis  aux  idées  reçues.  En 
ma  qualité  d'homme  raisonnable  ,  je  réfléchis,  je  pèse  , 
j'analyse^  je  me  décide  d'après  ma  raison  personnelle.  Je 
sens  qu'il  n'y  a  que  tyrannie  autour  de  moi,  et  j'ai  résolu 
d'y  résister. 

—  Je  commeiice  à  comprendre  5  j'ai  pour  fils  un  réfor- 


128  MÉMOIRES  El  CONFESSIONS 

mateur  ,  un  régénérateur  du  monde  !  Pauvre  garçon  , 
c'est  sottise,  peut-être,  plus  encore  que  méchanceté.  Au- 
trefois, mon  cher,  nous  faisions  des  étourderies^  nous  n'é- 
tions ni  meilleurs,  ni  plus  raisonnables  que  vous.  Mais 
réformer  le  monde  à  dix-huit  ans  ,  c'est  ce  dont  nous  ne 
rious  serions  jamais  avisés.  Oh  !  je  ne  prétends  pas  que 
nous  fussions  de  petits  Socrates  j  nous  faisions  des  dettes, 
nous  avions  des  duels,  et  nous  dépensions  lestement  l'ar- 
gent de  nos  familles.  Jeunes  ,  nous  avions  les  défauts  de 
la  jeunesse  avec  ses  qualités  ,  son  élan  ,  sa  vivacité  géné- 
reuse ,  sa  compassion  facile  et  ingénue.  Vous ,  messieurs, 
vous  êtes  vieux  sans  maturité  ,  turbulens  sans  but ,  am- 
bitieux sans  force  ,  opiniâtres  sans  expérience,  vieillards 
imberbes  qui  ne  connaissez  et  ne  devinez  pas  le  monde,  et 
qui ,  dans  vos  théories  pédantesques  ,  prétendez  le  réfor- 
mer. 

—  Mon  père ,  tout  ce  que  je  réclame ,  c'est  mon  droit 
naturel.  Les  animaux  des  champs  et  des  bois ,  dès  qu'ils 
peuvent  se  suffire,  sortent  libres  de  leurs  tanières,  et 
prennent  place  dans  le  monde.  » 

A  ces  paroles  ,  le  vieillard  ressentit  une  espèce  de  fré- 
nésie; ses  yeux  étincelèrent  5  d'une  main  il  saisit  une 
touffe  de  cheveux  qui  tombait  sur  mon  front ,  de  l'autre 
une  bougie  qui  se  trouvait  sur  la  cheminée  5  et  appro- 
chant la  lumière  de  ma  figure  ,  il  fixa  sur  moi  un  regard 
sombre  et  prolongé 5  puis,  comme  si  un  sentiment  de  pi- 
tié ou  même  de  mépris  se  fût  mêlé  à  sa  colère ,  il  me  re- 
poussa loin  de  lui  en  me  disant  :  «  Va  donc,  va,  bête  des 
forêts  ,  animal  de  proie  ,  va  où  tu  voudras.  » 

Je  ne  ferai  aucune  réflexion  sur  celte  scène.  Comment 
un  jeune  homme  ,  sortant  du  collège  et  nourri  des  maxi- 
mes de  la  philosophie  actuelle,  aurait-il  eu  le  moindre 
respect  pour  un  père,  avoué  de  province,  portant  une  eu- 


d'un  n.VDlCAl,   ANGLAIS.  129 

lotte  courte  de  Casimir  jaune  ,  des  bas  blancs  chinés  ,  des 
souliers  à  boucles  et  des  ailes  de  pigeon  ?  Un  homme , 
qui,  chargé  depuis  trente  ans  des  affaires  de  lord  Wolms- 
bury,  avait  épousé  les  principes  et  les  idées  aristocrati- 
ques? Je  fus  donc  charmé  de  quitter  le  toit  paternel  et 
d'aller  habiter  le  toit  de  M.  Needly  à  Birmingham. 

C^'lail  un  homme  tout  différent  5  velu  en  gentil- 
homme, alerte  ,  aimable,  l'air  fin  et  la  physionomie  pé- 
nétrante. Il  y  avait  chez  lui  de  l'homme  du  monde  et 
du  marchand  ;  il  m'accueillit  avec  un  sourire ,  lut  atten- 
tivement la  lettre  de  mon  père,  et ,  lorsqu'il  l'eut  par- 
courue ,  me  donna  pleine  liberté  dans  sa  maison.  Point 
d'observation  exercée  sur  ma  conduite  ^  rien  d'amer  et 
de  désagréable;  jamais  de  reproches.  Seulement ,  lors- 
qu'une de  mes  phrases  semblait  avoir  trait  à  ces  théories 
d'indépendance  que  je  ne  cessais  de  méditer,  M.  Needly 
se  contentait  de  me  dire  :  «  Très -bien  pour  le  collège  5 
mais  nous  ne  sommes  pas  dans  une  république  du  SelecLœ 
è  profanis  ,  enfant.  Ces  valeurs  n'ont  pas  cours  dans  le 
monde,  et  je  vous  conseille  de  vous  en  défaire  ,  si  vous  ne 
voulez  finir  par  la  banqueroute.  » 

Le  ton  léger  et  pres([ue  sarcaslique  du  marchand  pro- 
duisit plus  d'impression  sur  moi  que  la  violence  pater- 
nelle. Mes  systèmes  lui  semblaient  des  puérilités  j)lulôt 
que  des  crimes,  ce  qui  ne  laissait  pas  que  de  m'Iuuui- 
lier.  Pour  me  maintenir  dans  la  voie  de  la  véiilé  et  de  la 
philosophie,  je  m'abonnai  à  la  plupart  des  journaux  fran- 
çais; je  relus  les  Préjugés  vaincus  de  Dumais^ais,  les 
Chaînes  de  l'Esclavage ^  le  Phocion  de  3Iab}y,  V Océa- 
nia  d'Harrington  ,  \ei  Discours  de  Gordon,  et  tous  les 
livres  qui  pouvaient  fortifier  ma  croyance.  Apiès  (îuviion 
six  mois  de  séjour  chez  M.  Needly,  il  me  prit  un  .-.oir  à 
part,  et  me  dit  :  «  Mon  cher  Nadianiel,  votre  famille  n'est 

XIII.  t) 


130  MÉMOIRES  ET  CONFESSIONS 

pas  nombreuse,  et ,  selon  le  cours  naturel  des  choses,  vos 
parens  ,  déjà  vieux  ,  vous  laisseront  seul  dans  le  monde. 
Un  mariage  convenable  vous  serait  utile,  en  vous  créant 
une  famille  nouvelle,  en  assurant  et  augmentant  votre 
fortune  ,  et  aussi  (je  dois  le  dire)  en  donnant  une  société 
agréable  à  votre  père  qui  vieillit. 

—  Monsieur,  répondis-je ,  je  suis  on  ne  peut  plus  sen- 
sible à  l'intérêt  que  vous  me  témoignez-,  mais,  pour  y  ré- 
pondre par  une  entière  franchise,  je  ne  puis  que  vous 
avouer  ma  répugnance  pour  cet  état  de  dépendance,  ou 
plutôt  de  servitude,  qu'on  nomme  mariage.  Il  blesse  les 
droits  de  la  liberté  inaliénable  que  les  hommes  ont  reçue 
de  la  nature  comfne  le  plus  bel  héritage. 

— <  Allons  donc ,  mon  jeune  ami ,  vous  plaisantez.  Je 
vous  parle  de  choses  sérieuses  et  non  de  théories  en  l'air  : 
veuillez  penser  sérieusement  à  ce  que  je  vous  ai  dit. 

—  J'y  pense  ,  monsieur  •,  et  c'est  avec  la  même  gravité 
que  je  vous  réponds.  Le  mariage  me  semble  une  de  ces 
conventions  artificielles ,  inventées  par  les  législateurs  et 
les  prêtres  dans  l'intérêt  de  leur  tyrannie. 

—  Oh!  je  ne  discuterai  pas  là-dessus  ,  Nathaniel.  Sans 
doute  les  prêtres  trouvent  un  intérêt  pécuniaire,  et  même 
un  intérêt  d'ambition  dans  l'institution  matrimoniale. 
Mais  écartons  cette  question.  Ne  faut-il  pas  que  les  hom- 
mes et  les  femmes  (à  ne  les  considérer  même  que  comme 
des  animaux  pensans)  adoptent  certaines  lois  qui  régis- 
sent leur  domicile  commun  ?  que  ces  lois  soient  bonnes 
ou  qu'elles  puissent  être  meilleures  ,  je  m'abstiens  en- 
core de  résoudre  un  tel  problème.  Telles  qu'elles  sont , 
faute  de  meilleures,  ne  vaut -il  pas  mieux  nous  y  sou- 
mettre que  de  nous  en  passer  ? 

—  Monsieur,  repris-je  avec  une  sorte  de  vivacité  élo- 
quente ,  le  mariage  n'est  pas  établi  dans  tous  les  pays. 


d'un  radical  anglais.  131 

On  s'en  passait  fort  bien  dans  les  lies  d'Otaïti,  comme  le 
prouve  Diderot ,  qui  cite  à  ce  propos  le  voyageur  Bou- 
gainville. 

— -  C'est  absurde  ,  mon  cher ,  c'est  absurde.  Voulez  - 
vous  un  sérail  ,  faites-vous  turc.  Voulez-vous  adopter  le 
sigisbéisme  ,  allez  à  Vérone  -,  mais  ,  morbleu  !  vous  êtes 
en  Angleterre,  sovez  anglais.  » 

Jamais  je  n'avais  entendu  M.  Needlv  s'exprimer  avec 
tant  de  force.  Cette  énergie  de  son  langage  ne  cachait-elle 
pas  certaines  vues  personnelles  ?  J'y  réfléchis  un  moment, 
et  je  repris:  «Franchement,  mon  cher  monsieur  Needly, 
mon  intention  est  de  rester  toujours  célibataire.  » 

Il  se  leva  ,  ramassa  ses  papiers  ,  les  rangea  ,  ferma  vi- 
vement son  secrétaire  ,  et  d'un  air  de  mécontentement 
assez  prononcé  :  «  Je  ne  me  suis  jamais  attendu  à  trouver, 
me  dit-il ,  une  tète  d'homme  mûr  sur  des  épaules  de 
vingt  ans  ^  mais  la  folie  d'une  telle  détermination  dépasse 
la  folie  ordinaire  des  jeunes  gens  ,  et  je  vous  conseille, 
Nathaniel ,  de  penser  plus  mûrement  à  ce  que  je  vous 
ai  dit.  Je  vous  donne  huit  jours.  » 

Il  me  laissa  tout  entier  à  mes  méditations.  Je  repris 
un  pamphlet  de  Horne-Toohe  ,  sur  le  suffrage  universel 
et  la  nécessité  d'une  élection  générale.  Je  rapprochai  ma 
chaise  du  feu ,  que  je  tisonnai ,  et  je  me  mis  à  rêver  pro- 
fondément ,  sur  la  proposition  qui  m'était  faite. 

C'est  un  homme  du  monde,  me  dis-je,  qui  juge  toutes 
choses ,  non  d'après  les  rapports  naturels ,  mais  d'après 
des  observations  personnelles  et  l'habitude  des  affaires. 
Il  n'a  jamais  pensé  ni  à  l'état  de  nature  ,  ni  à  l'état  ci- 
vilisé ,  ni  aux  grandes  questions  du  contrat  social  ,  ni  au 
rapport  qui  se  trouve  entre  les  substances  alimentaires 
et  la  propagation  de  l'espèce.  Rien  de  philosophique  dans 
son  esprit.  Cette   vieille  obligation  biblique  lui  semble 


13-2  MÉMOIRES  ET  CONFESSIONS 

sacrée;  comme  si  les  enfans  naturels  n'étaient  pas  les  plus 
beaux  de  tous ,  et  par  conséquent  les  plus  propres  à  l'a- 
mélioration des  races.  Les  considérations  pécuniaires  que 
M.  Needly  fait  valoir  sont  les  seules  qui  aient  quelque 

poids J'y  songerai. 

Chaque  jour  se  passait  sans  m'apporter  une  solution 
satisfaisante,  et  je  penchais  toujours  contre  le  mariage  en 
faveur  de  ma  liberté.  Cependant ,  à  force  de  mûrir  mon 
sujet ,  je  finis  par  découvrir  que  l'homme  ne  vit  pas  tou- 
jours ;  que  si  l'on  a  découvert  l'art  de  faire  du  vinaigre 
avec  du  bois  ,  et  du  pain  avec  de  l'écorce  d'arbre ,  la 
science  ,  encore  imparfaite  ,  n'a  pas  obtenu  jusqu'ici  ce 
grand  élixir  de  longue  vie  qui  pourrait  la  prolonger  in- 
définiment ,  et  rajeunir  les  ressorts  de  notre  organisation 
physique  ,  comme  on  remet  en  ordre  le  mécanisme  d'un 
horloge.  Je  pensai  ensuite  à  l'énorme  imperfection  de 
nos  sociétés,  où  l'on  ne  peut  encore  ni  diriger  les  aéros- 
tats ,  ni  faire  l'or  à  la  vapeur,  ni  se  passer  de  magistrats, 
de  constables ,  de  police.  Je  réfléchis  à  l'imperceptible 
espace  que  j'occupais  au  milieu  du  monde  ,  à  la  néces- 
sité d'être  soigné  dans  mes  maladies,  d'avoir  mon  thé  le 
matin,  mon  rostbeef  cuit  à  point,  et  le  compte  de  ma 
blanchisseuse  convenablement  réglé.  Bien  convaincu  en- 
fin que  l'individu  n'est  qu'un  pauvre  petit  clou  dans  ce 
grand  édifice  mal  construit ,  une  dent  servant  à  l'engre- 
nage dans  cette  vaste  roue  du  hasard  ,  je  laissai  venir 
M.  Needly,  qui,  au  jour  indiqué,  me  demanda,  d'un 
air  presque  sinistre  ,  si  j'avais  pris  une  résolution. 

«  En  vérité,  monsieur,  lui  dis-je  en  hésitant,  je  ne  sais 
trop  que  vous  répondre.  Je  considère  le  mariage  comme 
un  des  maux  nécessaires  de  cette  civilisation  incomplète; 
fléau  qu'il  faut  bien  tolérer  faute  de  mieux. 

—  J'avoue ,  Nathaniel ,  que  cette  phrase-là ,  qui  res- 


d'bn  radical  anglais.  133 

semble  étonnamment  à  de  la  philosophie,  et  qui  n'a  pas  le 
sens  commun,  vous  donne  un  air  très -capable.  Remet- 
tons la  logique  ,  la  dialectique ,  le  paralogisme  et  le  sep- 
ticisme  à  un  autre  jour,  et  dites-moi  tout  bonnement  si 
vous  voulez  vous  marier.  » 

Je  répondis  que  j'y  cons'jntais  par  respect  et  par  con- 
sidération pour  lui,  et  il  me  proposa  sa  nièce,  jeune  per- 
sonne à  laquelle  je  lis  la  cour  en  philosophe,  c'est-à-dire 
par  un  silence  respectueux  ,  et  en  me  laissant  conduire 
à  l'église  comme  un  pauvre  agneau  que  le  boucher  mène 
au  supplice.  Me  voilà  marié  ^  ma  volonté  est  asservie. 
J'eus  grand  soin  de  ne  pas  aimer  ma  femme.  Aimer,  je  le 
répète  ,  c'est  oublier  la  vraie  nature  de  l'homme. 

Deux  mois  après  mon  mariage,  j'avais  achevé  un  petit 
travail  statistique  fort  intéressant.  J'avais  calculé,  d'une 
manière  fort  exacte  ,  le  nombre  d'heures  perdues  dans 
toute  l'Europe,  depuis  l'ère  chrétienne,  par  la  folie  che- 
valeresque et  platonique  de  l'amour.  Que  de  minutes  dé- 
pensées en  pure  perte  par  les  mères  qui  attendent  leurs 
fils  engagés  à  l'armée,  et  qui  pleurent  aii  lieu  de  s'oc- 
cuper de  leur  ménage  5  par  les  rendez-vous  et  les  corres* 
pondances  des  amoureux  -,  par  les  absurdes  sympathies 
des  frères  et  des  sœurs  -,  par  les  inutiles  et  frivoles  ren- 
contres de  vieux  amis  :  masse  de  tems  qui ,  réduite  à  une 
valeur  monétaire  ,  dépassait  tous  les  budgets  de  tous  les 
royaumes  du  monde  ! 

Je  me  réjouis  donc  ,  comme  je  l'ai  déjà  dit ,  d'être  en- 
tré dans  la  carrière  du  mariage  par  la  porte  philosophi- 
que. Ma  femme  ,  élevée  dans  l'habitude  de  la  plus  pro- 
fonde obéissance,  était  d'une  admirable  douceur.  Il  lui 
manquait  la  plus  haute  de  toutes  les  qualités  humaines  , 
la  faculté  d'argumentation.  Le  mot  oui  était  celui  qu'elle 
prononçait  le  mieux  et  le  plus  souvent. 


134  MÉMOIRES  ET  CONFESSIONS 

Après  la  naissance  de  notre  premier  enfant ,  il  fut 
question  de  le  baptiser  5  mesprincipes,  que  j'avais  creusés 
et  approfondis  dans  le  calme,  étaient  parvenus  à  ce  point 
de  maturité  qui  ne  laissait  plus  aucun  doute  dans  mon 
intelligence.  Je  répondis  d'un  air  assez  dédaigneux  que 
nulle  loi  valable  ne  me  forçait  d'engager  mon  fils  avant  qu'il 
fût  homme  et  raisonnable.  Il  me  fallut  subir  et  les  argu- 
mens  de  ma  femme,  et  ses  larmes ,  et  les  déclamations  de 
toute  la  famille,  et  les  lamentations  de  ma  mère  :  au  bout 
dehuit  jours  je  cédai.  Mes  opinions  avaient  blessé  au  cœur 
M""^  Libblack,  femme  tendre,  crédule,  superstitieuse  :  il  y 
eut  de  la  contrainte  dans  ses  manières  et  dans  ses  paroles. 
Heureusement  je  suis  philosophe  et  je  n'ai  jamais  prétendu 
demander  à  personne  les  affections  que  je  ne  donne  pas. 

Je  m'occupai  surtout  avec  attention  de  suivre  dans  son 
cours  la  politique  extérieure.  Mes  espérances  s'enflam- 
maient avec  les  succès  de  Bonaparte,  tombaient  avec  ses 
<léfaites,  se  relevaient  avec  ses  nouveaux  triomphes.  Je 
savais  bien  que  le  despote  militaire,  en  couvrant  l'Eu- 
rope de  ses  armes ,  y  répandait  les  principes  français  ,  et 
qu'ainsi  l'homme  le  plus  tyrannique  était,  après  tout  et 
en  dépit  de  lui-même,  l'allié  des  radicaux.  Ce  fut  pendant 
les  cent  jours  que  je  commençai  à  me  mêler  activement 
à  la  grande  impulsion  radicale  -,  je  ne  croyais  pas  que 
notre  œuvre  de  régénération  fût  destinée  à  marcher  aussi 
vite  5  on  voyait  alors  poindre  légèrement  cette  résurrection 
des  droits  humains,  dans  le  pays  du  monde  qui  les  avait 
étouffés  avec  la  plus  étrange  obstination.  Enfin  tombait 
en  ruine  le  respect  stupide  du  vulgaire  pour  les  choses 
et  les  hommes  qui  le  frappent  par  leur  aspect  grandiose. 
Est-il  rien  de  plus  ridicule  au  monde  que  cette  prédo- 
minance de  quelques  êtres  privilégiés  qui  se  sont  donné  la 
peine  de  naitrcj  et  cet  aveugle  abaissement  qui  courbe 


J>m  RADICAL  ANGLAIS.  135 

tous  les  fronts  devant  un  potentat  ou  un  homme  de  génie, 
devant  Napoléon  ou  Shakspeare  ?  La  plus  forte  accusa- 
tion que  l'on  puisse  intenter  à  la  divinité,  c'est  d'avoir 
créé  ces  inégalités  de  la  nature  qui  peuvent  servir  de  mo- 
dèle aux  inégalités  sociales.  Tout  devrait  être  de  niveau. 

Mais  déjà  le  passé  ,  que  l'on  avait  regardé  d'un  œil  de 
vénération ,  ne  se  dessinai't  plus  que  comme  une  ombre 
vaine,  un  fantôme  historique.  L'avenir  et  la  postérité  , 
dont  on  avait  été  soucieux  ,  n'inspirèrent  que  du  dédain  j 
jadis  on  avait  eu  soin,  en  contractant  des  dettes  nationales, 
de  créer  une  caisse  d'amortissement  qui  soulageât  un  peu 
les  petits-fils  de  ceux  qui  s'étaient  ainsi  obérés.  Il  était 
réservé  à  notre  génération  de  découvrir  que  l'égoïsme  est 
nécessaire  aux  siècles  comme  aux  individus  ;  que  la  pen- 
sée de  l'avenir  est  une  ridicule  chimère ,  et  que  la  seule 
maxime  de  l'histoire  qui  puisse  devenir  utile  aux  hommes 
est  celle-ci  :  Âpres  nous  le  déluge  l 

Le  peuple,  commençant  à  s'éclairer  et  à  sentir  la  va- 
leur de  ses  droits,  se  révolta  dans  plusieurs  cantons  5  les 
villes  manufacturières,  dont  les  gains  se  trouvaient  ré- 
duits s'insurgèrent  les  unes  après  les  autres  ;  enfin ,  la  pé- 
nurie du  commerce  fut  extrême,  et  le  mécontentement 
devint  général.  Malgré  la  douleur  que  m'inspiraient  la  sé- 
dition et  l'incendie  qui  dévoraient  les  Trois-Royaumes ,  je 
ne  pus  m'empêcher  de  voir  avec  joie  l'orgueil  des  grands 
manufacturiers  abaissé 5  l'aristocratie,  usurpatrice  pen- 
dant si  long-tems,  forcée  à  son  tour  de  défendre  ses  droits  ; 
le  peuple  écoutant  la  voix  de  la  nature  et  revendiquant 
ses  privilèges  méconnus.  Whigs  et  torys  concouraient 
également  à  faire  avancer  le  char  de  la  réforme  ;  les  pre- 
miers en  représentant  sans  cesse  la  nécessité  d'altérer 
l'organisation  sociale,  et  les  seconds  en  faisant  avec  ma- 
ladresse concession  sur  concession. 


)36  MKMOU'.F.S  F.T   (OXFrSSTOXS 

Les  wliij^s  {Toyaienl  honnemenl  qiie  lo  rliav,  une  fois 
lancé,  s'arrèlei  ait  à  leur  voix  ^  les  lorys  espéraient  faire  un 
pacte  avec  les  idées  révolutionnaires  :  elles  ne  se  conten- 
tent pas  de  si  lé{;[ers  sacrifices.  Enfin  les  choses  en  vinrent 
à  tel  point  que  plusieurs  branches  de  notre  commerce,  de 
notre  industrie,  furent  frappées  d'une  stagnation  totale; 
et  le  père  de  ma  femme,  homme  vénérable  à  qui  cinquante 
ans  de  travaux  et  de  probité  avaient  assuré  une  belle  for- 
tune e1  une  réputation  sans  lâche  ,  vit  tout-à-coup  l'une 
détruite  par  la  chute  de  plusieurs  maisons  de  commerce, 
et  l'autre  flc'lrie  par  une  banqueroute.  Il  mourut  en  mau- 
dissant les  doctrines  qui  avaient  entraîné  sa  perte. 

Ma  femme  était  présente,  et  je  m'aperçus  que  cette 
mort  faisait  sur  elle  beaucoup  d'impression.  Depuis  cette 
époque,  nos  cœurs  s'aigrirent.  Je  voyais  que,  dans  le  fond 
de  sa  pensée,  elle  m'accusait  d'athéisme,  de  dureté  ,  d'in- 
différence, et  moi  je  lui  reprochais  bien  plus  amèrement 
sa  superstition,  sa  faiblesse,  sa  folie.  La  discorde  pénétra 
ainsi  dans  notre  ménage  ,  discorde  secrète  qui  n'éclatait 
pas  en  violences  furieuses  ,  mais  qui  se  manifestait  sur- 
tout par  le  dépérissement  de  M'""  Libblack  ,  par  la  dété- 
rioration de  sa  santé  et  par  ma  mauvaise  humeur.  Mes 
opinions  sur  le  mariage  n'étaient  pas  moins  coupables  à 
ses  yeux. 

<(  Vous  ne  regardez  donc  ,  me  dit-elle  un  soir  ,  le  ma- 
riage que  comme  une  convention  sans  valeur ,  comme 
une  espèce  de  traité  de  commerce.-^  » 

Je  lui  répondis  positivement  que  telle  était  ma  pensée  ; 
et  après  une  conversation  d'un  quart  d'heure  sur  ce  sujet, 
qui  ne  fit  que  me  prouver  que  nos  cœurs  et  nos  esprits 
étaient  dans  une  situation  diamétralement  contraire  et 
irréconciliable  ,  je  lui  dis  :  «  Vous  savez  ,  madame  Lib- 
black ,  que  je   suis  assez  philosophe   pour  ne  souffrir 


d'vn  n\nir\i.  ant.I.ais.  l.*^? 

patiemment  dans  ce   monde  (|ue  les   maux   in{''\ilal)les. 

—  Hélas!  vous  n'êtes  que  trop  philosophe,  selon  moi. 
Mais,  apprenez-moi,  je  vous  prie,  quels  sont  les  maux 
que  vous  crovez  pouvoir  éviter  à  l'avenir. 

—  Un  seul  5  et  c'est  vous  ,  lui  répliquais-je  fort  paisi- 
blement. )) 

Elle  ne  répondit  rien  ,  mais  elle  me  regarda  d'un  air 
qui  annonçait  une  douleur  concentrée;  puis  elle  me  serra 
la  main.  J'eus  le  coura.j^e  de  reprendre  :  «  Nous  ne  pou- 
vons pas  nous  dissimuler  ,  madame  Libblack ,  que  toutes 
nos  manières  de  voir  ,  l'essence  même  et  le  fond  de  notre 
esprit  n'ont  aujourd'hui  rien  de  commun.  Ne  ferions-nous 
pas  mieux  de  nous  conduire  avec  prudence,  et  de  ne  pas 
attendre  que  nos  qiierelles  soient  devenues  publiques  et 
scandaleuses  pour  nous  séparer?  » 

Je  ne  rapporterai  pas  le  reste  de  la  scène. 

«  Vous  avez  sûrement  perdu  l'esprit  ce  matin  ,  me  dit- 
elle,  pour  que  vos  idées  chimériques  se  portent  à  cette 
extrémité!  Mais  ne  croyez  pas  que  j'y  consente  jamais.  Je 
suis  votre  femme D'ailleurs,  ajouta-t-elle  en  plaisan- 
tant ,  la  loi  est  pour  moi. 

—  Il  ne  sagit  pas  de  la  loi ,  madame  Libblack ,  mais  de 
votre  bon  sens  et  du  mien.  Vous  avez  assez  de  jugement 
pour  vous  consulter  vous-même,  et  savoir  s'il  ne  vaudrait 
pas  mieux  vivre  séparément  que  de  tourmenter  et  de  di- 
viser notre  vie  comme  nous  le  faisons. 

—  Et  par  qui  me  remplacerez-vous  ? 

—  C'est  une  question  de  femme,  et  je  m'abstiens  d'y 
répondre  ! 

Voyant  qu'elle  commençait  à  perdre  le  sang-froid  si 
nécessaire  dans  ces  occasions,  je  sortis  et  j'allai  me  pro- 
mener dans  le  jardin.  La  lune  brillait  5  le  ciel  était  serein  5 
je  réfléchis  long-lems  sur  ma  situation  et  sur  l'injustice 


138  MÉMOIRES  ET  CONFESSIONS 

des  lois  qui,  en  instituant  le  mariage,  donnent  au  faible 
une  puissante  influence  sur  le  fort.  Quand  je  revins  de 
ma  promenade,  je  fus  très-étonné  de  trouver  M""'  Lib- 
black  ,  qui,  appuyée  sur  la  fenêtre,  pleurait  dans  l'obs- 
curité. 

«  Qu'avez-vous ,  lui  demandai-je  en  posant  mon  flam- 
beau sur  la  table? 

—  Pouvez-vous  me  le  demander  ce  que  j'ai?  Ah  !  Na- 
thaniel  !  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  j'ai  compris 
vos  sentimens.  Vous  ne  considérez  le  mariage  que  comme 
une  affaire  j  c'est  pour  vous  un  traité  de  commerce  et  rien 
de  plus.  Mais,  mon  ami,  que  vous  ai-je  fait  pour  me  trai- 
ta ainsi?  Comment  ai-je  mérité  d'être  mise  à  la  porte? 
Ne  suis-je  pas  la  mère  de  tes  enfans?  N'ai-je  pas  rempli 
tous  mes  devoirs  avec  fidélité,  avec  exactitude  ?  Trouvez- 
vous  dans  votre  conscience  un  seul  reproche  légitime  à 
me  faire  ?  Pourquoi  donc  ces  cruelles  pensées  et  ce  pro- 
jet si  barbare  ? 

—  Ma  chère  madame  Libblack  ,  repris-je  avec  beau- 
coup de  sang-froid ,  vous  avez  tort  de  prendre  la  chose 
ainsi.  Vous  ne  m'avez  donné  que  des  sujets  de  satisfac- 
tion,  et  c'est  précisément  parce  que  je  n'ai  rien  à  vous 
reprocher  ,  parce  que  je  vous  crois  une  personne  raison- 
nable j  que  je  me  plais  à  vous  faire  une  proposition  qui 
nous  remet  chacun  dans  nos  droits  naturels  et  respectifs, 
entièrement  conformes  aux  règles  de  l'équité.  Si  nous 
avions  vécu  mal  ensemble,  peut-être  nos  voisins  et  le 
monde  auraient  conçu  des  soupçons  qui  vous  auraient 
été  défavorables;  mais  c'est  à  des  personnes  bien  unies 
qu'il  appartient  de  donner  l'exemple  et  de  fouler  aux 
pieds  les  préjugés. 

Elle  essuya  ses  yeux  baignés  de  larmes. 

«  Ah  !  dit-elle ,  j'ai  toujours  cru   que  vous  étiez  un 


D^UN  RADICAL  ANGLAIS.  139 

homme  de  talent  et  même  un  homme  de  génie.  Je  n'ai 
pu  vous  reprocher  que  quelques  bizarreries  assez  inno- 
centes :  faites  ce  que  vous  voudrez  de  moi^  mais  soyez 
bien  persuadé  que  jamais  je  ne  donnerai  mon  consente- 
ment à  une  séparation  qui  ne  serait  justifiée  par  rien,  et 
en  faveur  de  laquelle  vous  n'avez  pas  un  seul  argument 
raisonnable  à  alléguer.  » 

Je  me  tus,  et  voyant  que  tout  serait  inutile,  que  le  pré" 
jugé  était  trop  vivace  dans  l'esprit  de  ma  femme  ,  je  me 
résignai  douloureusement;  Nous  ne  vécûmes  pas  plus  mal 
ensemble  depuis  celte  époque ,  le  caprice  n'entrait  pour 
rien  dans  mes  déterminations  5  si  l'esprit  de  M"""  Libblack 
était  plus  faible  que  celui  de  son  mari,  je  ne  pouvais  pas 
l'empêcher. 

Mais  quittons  ce  cercle  des  idées  toutes  domestiques  et 
des  querelles  de  ménage.  Qu'il  suffise  au  lecteur  de  re- 
connaître combien,  dans  une  civilisation  rétrécie  et  per- 
verse, il  est  difficile  ou  impossible  de  se  conduire  d'après 
la  loi  naturelle ,  et  de  vaincre  les  préjugés  régnans.  Le  ra- 
dicalisme faisait  des  progrès  en  Angleterre,  et  les  masses 
se  trouvaient  beaucoup  plus  disposées  à  embrasser  des 
opinions  saines  que  ma  femme  ne  l'avait  été.  Ici  ma  car- 
rière politique  commença.  J'écrivis  plus  d'un  article  pour 
la  Société  des  Connaissances  Utiles.  Je  parcourus  le  can- 
ton dans  tous  les  sens ,  escorté  de  deux  amis  qui  parta- 
geaient mes  opinions.  Souvent  je  haranguai  le  peuple  et 
je  fis  pénétrer  dans  ces  intelligences  long-tems  esclaves 
la  lumière  nouvelle  de  nos  crovances.  Les  whigs  me  se- 
condèrent. Ils  ne  vovaient  en  nous  que  les  ennemis  du 
torysme  ,  et  ne  se  doutaient  pas  que  les  doctrines  radi- 
cales absorberaient  nécessairement  le  libéralisme  de  l'An- 
gleterre ;  le  sort  des  systèmes  tout-à-fail  logiques  et  pous- 
sés à  leurs  dernières  conséquences  est  d'entranier  la  ruine 


140       MÉMOIRES   ET  COÎIFESSSIONS  r'l'N  HADICAL  ANGLAIS. 

des  systèmes  qui  les  ont  précédés.  Peu  à  peu  ces  Ijons 
germes  ont  fructifié.  Sans  doute ,  on  doit  regretter  de  ne 
pas  les  voir  encore  pénétrer  dans  le  sein  des  familles  et 
rendre  aux  hommes  la  liberté  complète  dont  les  ont  pri- 
vés ,  sous  toutes  les  latitudes  et  dans  tous  les  tems,  les  lé- 
gislateurs de  l'esclavage.  On  s'aperçoit  enfin  qu'il  faut 
tout  réduire  à  un  simple  mécanisme  ,  que  ce  que  l'on  ap- 
pelait autrefois  ame  n'est  qu'une  machine  de  sensation 
dont  les  ressorts  sont  plus  ou  moins  délicats  5  que  ce  qui 
passait  autrefois  pour  droit  social  n'était  qu'une  machine 
mal  organisée  :  et  que  pour  arriver  à  cet  âge  d'or  si  vanté 
par  les  poètes ,  il  suffit  de  rendre  à  tous  les  hommes  leur 
liberté  d'action  première  ,  de  mépriser  l'avenir,  de  négli- 
ger le  passé ,  d'étouffer  une  sensibilité  vaine ,  de  rendre 
aux  fils  leurs  droits ,  de  laisser  aux  liaisons  des  deux 
sexes  leur  indépendance,  d'effacer  toutes  les  supériorités 
qui  blessent,  enfin  de  faire  régner  l'intérêt  de  tous  et  le 
juste  sentiment  de  notre  dignité  que  l'on  appelle  à  tort 
eni^ie  et  égoïsme. 

(  The  Literaiy  Obsetvet\  ) 


^tatt$(t(|tt«. 


FOIRES  ET  MARCHES 


DE   LA   GRANDE-BRETAGNE. 


Lorsqu'au  moyen  âge ,  l'Europe  était  hérissée  de  châ- 
teaux forts  5  que  chaque  ville  était  une  principauté  5  que 
la  circulation  était  sans  cesse  interceptée  par  des  bar- 
rières, des  herses  et  des  ponts-levis  j  que  tout  comte,  duc 
ou  baron  s'arrogeait  le  droit  de  dépouiller  les  Aoyageurs 
assez  mal  avisés  pour  traverser  ses  terres,  ce  fut ,  sans 
contredit ,  une  heureuse  idée  de  la  part  de   celui  qui , 
pour  la  première  fois,  vint  offrir  asile  et  protection  aux 
pauvres  marchands,  pillés,   battus,   rançonnés.  C'était 
une    bonne  action  et  une  source  immense  de  profits  5 
c'était  plus   encore  :  une  grande  œuvre  de  civilisation. 
J'ignore  le  nom  de  celui  à  qui  l'Angleterre  fut  redevable 
de  ces  utiles  institutions  5    mais  j'ai   toujours  pensé  que 
ce  devait  être  quelque  seigneur  madré  ,    forte  tête  ,   qui 
pressentait  déjà  tout  ce  qu'il  y  a  de  justesse  dans  les  théo- 
ries  d'Adam   Smith.    «  Mes   cousins,   dut-il  se  dire,  à 
force  de  rançonner  marchands  et  voyageurs ,  ont  effarou- 
ché le  gibier  5  voyons  si,  moi,  je  n'en  tirerai  pas  meilleur 
parti,  en  leur  offrant,  pour  quelques  deniers  ,  paix  et  sé- 
curité dans  ma  chàtellenie.  »  C'est ,  je  crois  ,  le  meilleur 
parti  qu'on  ait  tiré  de  l'avantage  qu'offrent  les  petites 
taxes  sur  les  grandes.  On  accorda,  pour  quelques  jours, 


142  FOIRES  ET  MARCHÉS 

la  franchise  de  la  ville,  ou  bien  on  ne  préleva  qu'un  léger 
droit  d'entrée  sur  les  marchandises  :  vendeurs  et  ache- 
teurs y  vinrent  en  foule.  La  ville  acquérait  alors  de  l'im- 
portance ,  la  population  augmentait ^  on  bâtissait,  on 
s'agrandissait  5  l'aisance  se  répandait ,  le  luxe  gagnait  de 
proche  en  proche  5  et- tout  cela  tournait  au  profit  de 
r escarcelle  féodale. 

Depuis  cette  époque  ,  les  choses  ont  bien  changé  :  on 
a  élargi  les  chemins  ;  les  communications  intérieures  sont 
devenues  plus  faciles  et  plus  sûres  5  l'accroissement  de  la 
population  a  favorisé  la  division  du  travail  5  un  colpor- 
teur,  puis  deux,  puis  trois,  ont  renoncé  à  la  vie  nomade 
pour  devenir  citadins  et  marchands  en  boutique.  Ainsi, 
chaque  nouveau  progrès  de  la  civilisation  ,  chaque  amé- 
lioration apportée  dans  le  système  de  nos  routes,  a  insen- 
siblement diminué  l'importance  des  foires,  et  leur  a  ôté 
ce  caractère  local,  cette  physionomie  naïve  ,  ces  airs  de 
fête ,  qui  donnaient  tant  de  charme  à  ces  réunions. 
Tout  contribuait  alors  à  imprimer  à  ces  rendez-vous 
mercantiles  une  teinte  de  poésie  mystique  :  à  chaque  foire 
appartenait  un  conte,  une  légende, un  miracle-,  et  comme 
en  Orient,  les  curieux,  les  marchands  et  les  dévots  s'y 
trouvaient  simultanément  attirés.  Les  jeunes  filles  du 
voisinage  venaient  là  pour  consulter  le  nécromancien  et 
réciter  des  oraisons  à  Notre-Dame-de-Bon-Secours;  le 
fermier  s'y  rendait  à  la  fois  pour  vendre  ses  bestiaux  et 
pour  obtenir  du  sorcier  une  recette  contre  le  maléfice 
qui  décimait  son  troupeau  5  enfin  ,  le  marchand  y  arri- 
vait ,  armé  jusqu'aux  dents  pour  repousser  les  attaques 
des  bandits  ou  de  Lucifer.  Tout  était  poésie  et  roman  : 
le  costume  distinctif  des  habitans  de  chaque  canton  ; 
leur  langage  spécial,  lears  mœurs  et  leurs  préjugés  si  di- 
vers 5  on  croyait  aux  fées,  aux  gnomes,  aux  sorciers,  aux 


DE  LA  GRANDE-BnETAGNE.  143 

bons  et  aux  mauvais  génies  5  et  personne  ne  songeait  à  se 
soustraire  à  l'influence  superstitieuse.  Comment  ne  pas 
croire  à  tous  ces  êtres  surhumains,  puisqu'on  voyait  sans 
cesse  femmes,  enfans,  vieillards,  interrompre  leurs  jeux  , 
leurs  plaisirs  ou  leurs  affaires  pour  implorer  ou  conjurer 
ces  puissances  mystérieuses?  Aujourd'hui,  le  seul  génie 
de  nos  grands  chemins^  de  nos  campagnes  et  de  nos  ha- 
meaux ,  c'est  la  locomotive  de  M.  Stephenson. 

Ainsi,  chaque  nouvelle  conquête  de  l'industrie,  cha- 
que nouveau  perfectionnement,  réalisé  au  profit  du  com- 
fort,  a  dépouillé  d'un  ornement  notre  poésie  nationale; 
l'Orient  seul  a  conservé  dans  toute  sa  pureté  l'aspect 
primitif  de  ces  antiques  réunions.  C'est  à  la  Mecque, 
c'est  à  Bagdad  ,  c'est  à  Damas,  c'est  à  Diarbekir  ,  c'est  à 
Darfour  que  ces  scènes  sont  encore  imposantes  et  poé- 
tiques 5  de  longues  zones  composées  d'hommes  ,  de  cha- 
meaux, de  dromadaires  et  de  chevaux  ondoient  à  travers 
les  sables  du  désert ,  et  pénètrent  dans  l'intérieur  des 
villes  ,  précédées  de  cavaliers  arabes ,  au  son  des  fan- 
fares et  aux  acclamations  des  habitans.  Rien  de  plus 
pittoresque  ,  rien  de  plus  animé  que  cette  réunion 
d'hommes,  de  marchandises  et  de  bestiaux.  Les  caravan- 
sérails sont  encombrés  de  caisses  et  de  ballots  ;  les  cha- 
meaux, les  ânes,  les  dromadaires,  parquent  pèle-méle  sur 
les  places  et  dans  les  rues,  à  côté  de  leurs  conducteurs 
endormis.  Les  troupes,  auxquelles  la  police  de  la  foire 
est  confiée,  chargent  sans  raison  et  brutalement  les  mar- 
chands et  les  acheteurs,  tandis  que  les  santons  ,  les  bon- 
zes, les  derviches,  et  à  leur  suite  une  multitude  de  men- 
dians  ,  de  baladins  et  de  jongleurs  amusent  la  foule  par 
leurs  contorsions ,  leurs  grimaces,  leurs  chants  et  leurs 
tours  de  force.  Ce  spectacle  est  vraiment  étrange  pour 
nous  accoutumés  aujourd'hui  avoir  nos  coramerçans  ap- 


Ï44  l'OlKES  ET  iMARGIIÉS 

porter  tant  de  soin  ,  tant  d'ordre ,  tant  de  méthode 
dans  la  disposition  de  leurs  affaires  et  de  leurs  marchan- 
dises; mais,  ce  brouhaha,  ce  péle-méle,  cette  bigarrure, 
séduisent  les  yeux  et  font  éprouver  au  voyageur  des 
impressions  plus  vives  ,  plus  agréables  que  la  vue  de  ces 
énormes  wagons  qui  arrivent  chaque  jour,  avec  tant  de 
régularité,  sur  les  marchés  de  Liverpool  et  de  Man- 
chester. 

On  compte  bien  encore,  dans  les  Trois-Royaumes, 
4,000  foires  ou  marchés;  mais  quel  peu  de  ferveur 
parmi  ceux  qui  les  fréquentent,  quelle  tristesse,  quelle 
monotonie  règne  dans  ces  réunions  !  Ce  ne  sont  plus  ces 
jours  de  fêle,  ces  plaisirs  bruyans  qui  déridaient  les 
fronts  les  plus  soucieux.  Les  enfans,  les  valets  et  les  ivro- 
gnes y  trouvent  seuls  quelque  distraction.  Les  économis- 
tes ,  ou  plutôt  l'appréciation  pratique  du  tems  et  de  sa 
valeur,  ont  contribué  à  faire  tomber  en  désuétude  ces  insti- 
tutions qui  ne  servaient  plus,  en  définitive,  qu'à  favori- 
ser des  marchés  frauduleux  et  qu'à  multiplier  le  nombre 
des  dupes.  Aujourd'hui ,  toutes  les  villes  de  l'Angleterre, 
comme  celles  de  France  et  de  Hollande,  présentent  cha- 
que jour  l'aspect  animé  d'une  foire  :  les  boutiques  y  sont 
belles  et  bien  assorties,  et  l'acheteur  sait,  au  moins,  con- 
tre qui  exercer  son  recours,  si  la  marchandise  qu'on  lui 
vend  n'est  pas  loyale.  Toutes  ces  foires,  tous  ces  grands 
marchés,  jadis  si  célèbres,  ne  sont  presque  plus  fréquen- 
tés, et  n'existent  que  de  nom;  c'est,  à  mon  avis,  là 
meilleure  preuve  du  progrès  de  la  civilisation. 

La  foire  de  Saint-Barthélémy,  à  Londres,  qui  a  lieu  à 
Pâques  ,  était  la  foire  Saint-Laurent  de  l'ancien  régime , 
en  France  ,  ou  la  foire  Saint-Germain.  Il  y  avait  encore 
la  foire  de  Southwark  et  la  foire  de  May  (3Iay-Fair)  , 
abolies  toutes  deux  ;  celle  de  Sainl-Barthélemy  n'a  près- 


DE  LA    GRANDE-BRETAGNE.  145 

que  plus  rien  conservé  de  son  ancienne  splendeur.  D'a- 
bord, au  lieu  de  quinze  jours,  la  durée  en  a  été  réduite  à 
trois  ^  on  l'aurait  même  supprimée ,  comme  toutes  les 
foires  des  environs  de  Londres,  si  elle  n'était  en  quelque 
sorte  proté.jjée,  dit-on,  par  une  charte  d'Henri  II,  accor- 
dée au  prieur  de  Sainl-Barlhélemv.  Ce  n'était,  dans  l'ori- 
gine, qu'une  foire  de  draperie;  les  cordonniers  vinrent 
ensuite  étaler  à  côté  des  drapiers  5  peu  à  peu  ,  il  n'y  eut 
guère  de  commerce  et  de  petite  industrie  qui  ne  fut  re- 
présenté à  la  foire  Saint-Barlhélemy. 

Autrefois,  le  lord -maire  ouvrait  en  grande  céré- 
monie celte  foire  ;  aujourd'hui  il  délègue  cette  par- 
tie de  ses  fonctions  comme  affaire  de  peu  d'impor- 
tance. Les  trois  premiers  jours  étaient  entièrement  con- 
sacrés aux  transactions  commerciales  de  la  foire  ;  les 
douze  autres  appartenaient  aux  plaisirs  des  badauds. 
Pour  avoir  une  idée  des  espèces  de  saturnales  dont  cette 
foire  était  le  prétexte,  il  faut  lire,  dans  les  œuvres  de 
Ben-Johnson,  la  comédie  intitulée  :  Bartlioloînew-Fair  \ 
c'est  un  tableau  un  peu  confus,  dont  les  détails  sont  vul- 
gaires, et  où  il  y  a  plus  d'une  nudité  que  la  délicatesse 
moderne  laisserait  derrière  la  coulisse;  mais  la  tradition 
du  passé  V  revit  avec  une  grande  vérité  de  couleurs.  On 
retrouve  lia  cette  vieille  et  joyeuse  Angleterre,  old  and 
merry  Englaiid^  qui  s'efface  tous  les  jours  sous  le  ver- 
nis d'une  civilisation,  mieux  disciplinée  sans  doute,  mais 
plus  monotone  ,  plus  pâle  et  moins  dramati(|ue. 

La  liste  des  personnages  seule  est  une  révélation ,  si,  à 
l'aide  des  commentateurs ,  on  ajoute  à  leurs  noms  quel- 
ques désignations  caractéristiques ,  à  la  manière  des 
avant-propos  des  pièces  de  Beaumarchais.  Nous  avons  là 
un  Justice  ofPeace  qui  exerce  fort  mal  ses  fonctions  de 
conservateurde  la  paix  du  roi  ;  il  est  mystifié  comme  le 
xni,  10 


1  46  FOIRES  ET  MARCHÉS 

commissaire  de  police  des  farces  françaises.  L'agent  d'af- 
faires court  d'un  plaisir  à  un  courtage.  Dame  Alice 
tient  un  brelan,  une  maison  de  jeu.  Le  capitaine  Whit 
est  à  la  tête  d'une  maison  plus  suspecte  encore,  etc.,  etc. 
Master  Northon  est  un  drapier  venu  des  contrées  du 
Nord;  il  a  besoin  de  garder  sa  boutique  autant  que 
M.  Guillaume  dans  V^^'ocat  Patelin,  car  la  foire  attire 
les  filous,  représenlés  par  Ezéchiel  Edgworth.  Les  pro- 
meneurs paisibles  ont  à  redouter  Valentin  Cutling,  tapa- 
geur de  profession ,  un  roarer  ou  buUj,  comme  on  les 
appelait  de  ce  tems-là.  Il  y  a  encore  Puppy  le  lutteur, 
Knockem  le  maquignon,  Johanna  Hash  la  marchande  de 
pain  d'épice ,  et  dame  Ursule ,  qui  tient  une  espèce  de 
bouchon  où  l'on  fait  rôtir  le  mets  favori  des  gourmands 
qui  fréquentent  la  foire,  le  petit  cochon  de  lait.  Ursule 
est  une  pig-woman.  Le  pig  rôti  est  toujours  une  frian- 
dise anglaise  :  Charles  Lamb  ,  qui  vient  de  mourir ,  a 
écrit  un  piquant  chapitre  sur  le  pig  rôti.  Le  charlatan 
fait  retentir  ses  cymbales;  mais  on  court  surtout  au 
bruit  du  tambour  qui  annonce  les  marionnettes  ;  car  les 
y^efi'f 5  spectacles  avaient,  en  Angleterre  comme  en  France, 
leur  théâtre  de  la  foire. 

Avec  de  tels  personnages  et  une  telle  prédisposition 
dans  les  esprits  ,  on  conçoit  facilement  tout  ce  que  de- 
vaient offrir  de  piquant ,  de  grotesque ,  d'animé ,  les  foires 
des  environs  de  Londres.  Aujourd'hui  vous  n'y  rencon- 
trez que  quelques  badauds  et  une  multitude  d'enfans 
qu'accompagnent  leurs  bonnes.  Tous  ces  accessoires  de 
fêtes,  de  spectacles,  de divertissemens  siéraient  mal  à  nos 
mœurs  graves;  maintenant  tout  se  fait  sérieusement, 
avec  le  plus  de  promptitude  possible,  et  les  affaires  n'en 
vont  que  mieux.  Ce  ne  sont  pas  des  distractions  qu'on  va 
chercher  aux  marchés  ;  ce  sont  des  matières  premières  ou 


DE  LA  GRANDE-BRETAGKE.  147 

des  objets  manufacturés  qu'on  va  y  vendre  ou  acheter 
aux  conditions  les  plus  favorables.  Nos  maisons  ne  sont 
plus  approvisionnées  comme  des  places  fortes  ;  on  n'en- 
tasse pas  ballot  sur  ballot;  on  sait  trop  la  valeur  des  ca- 
pitaux pour  les  laisser  improductivement  employés.  On 
se  fournit  au  jour  le  jour,  à  mesure  des  besoins.  Autrefois 
la  fermière  exhibait  avec  orgueil  ses  armoires  pleines  de 
linge ,  son  innombrable  batterie  de  cuisine ,  la  profusion 
de  ses  meubles  ^  aujourd'hui  tous  ces  objets  sont  réduits 
à  leur  plus  simple  expression ,  et  le  capital  non  engagé 
dans  l'exploitation  est  placé  dans  les  caisses  d'épargne  ou 
en  rentes  sur  l'état.  Ce  sont  ces  mille  dispositions  intérieu- 
res, ces  petits  aménagemens  domestiques  ,  mieux  com- 
binés, plus  économiquement  entendus,  qui,  en  moins  de 
soixante  ans,  avec  les  machines  et  la  vapeur,  ont  contri- 
bué à  tripler  la  fortune  publique  de  la  Grande-Bretagne. 
Soit  que  vous  pénétriez  dans  les  entrepots,  soit  que 
vous  parcouriez  les  docks,  les  bazars  et  les  marchés,  vous 
trouvez  partout  une  activité,  une  précision  surprenantes. 
Les  magasins,  les  échoppes  et  les  comptoirs  ne  désem- 
plissent jamais-,  car  le  marchand,  aussitôt  qu'il  voit  dimi- 
nuer ses  denrées,  court  à  de  nouveaux  approvisionnemens. 
Et  que  deviendrait  Londres  si  tous  ces  rouages  infini- 
ment petits  ralentissaient  leur  action.^  1,400,000  habi- 
lans  seraient  aussitôt  en  proie  aux  plus  vives  angoisses. 
Quel  triste  spectacle  offrirait  cette  immense  métropole, 
si  tout-à-coup  les  laitières  de  Middlesex  et  de  Surrey  ces- 
saient de  faire  entendre  leurs  glapissantes  voix  5  si  les  ar- 
rivages de  pommes  de  terre  deHumber  étaient  intercep- 
tés ;  si  les  charbons  de  Newcastle  n'encombraient  plus 
nos  quais;  si  le  marché  de  Smilhfield  restait  désert;  si 
l'embouchure  de  la  Tamise  était  tout -à -coup  fermée 
aux  mille  vaisseaux  qui  nous  apportent  les  produits  des 


148  FomiiS  ET  MARCHÉS 

contrées  les  plus  lointaines.  Quelle  désolation  planerait 
sur  cette  population  compacte  qui  dévore  à  elle  seule  tout 
ce  que  peut  produire  un  million  d'acres  de  terre  ,  dont 
les  besoins  les  plus  pressans  sont  à  peine  satisfaits  par  le 
travail  continu  de  cinq  cent  mille  bras  ! 

L'esprit  utilitaire  a  ainsi  étouffé  le  génie  poétique.  Au- 
jourd'hui les  foires  de  la  Grande-Bretagne  n'offrent  au- 
cun attrait  spécial,  à  l'exception  peut-être  de  ces  foires 
fashionables  dont  New-Market,  Worcester,  Derby,  As- 
cott  etBriphton  sont  le  théâtre,  lieux  célèbres,  comme  on 
sait,  par  les  jeux  du  Turf,  et  où  nos  dandys,  jeunes  et 
vieux,  vont  dépenser  leurs  guinées  superflues.  Partout  ail- 
leurs vous  ne  trouvez  que  des  réunions  de  marchands 
fort  vulgaires  qui  s'occupent  peu  de  leurs  plaisirs  ,  et 
beaucoup  de  leurs  schellings.  Aussi  quoique  Exeter  , 
Northampton  ,  Nottingham ,  Howden  ,  et  Horn-Castle  , 
soient  les  marchés  de  chevaux  les  plus  importans  de  l'An- 
gleterre ,  le  nom  de  ces  villes  n'est  connu  que  des  maqui- 
gnons qui  les  fréquentent.  Les  approvisionnemens  de 
houblon,  de  dréche,  de  grains  et  de  bestiaux  ont  aussi  le 
privilège  d'attirer  un  grand  concours  de  marchands  et 
d'acheteurs  :  les  foires  d'Abingdon  ,  de  Bambury,  d'An- 
dover  sont  surtout  célèbres  par  la  bonne  qualité  de  la 
dréche  et  du  houblon  qui  s'y  vendent  j  et  c'est  dans  la 
première  de  ces  villes  que  les  brasseurs  de  Londres  se 
fournissent  presque  exclusivement. 

Les  bouchers  et  les  nourrisseurs  vont  à  Norfolk,  à  Essex, 
à  Ipswich,  à  Suffolk  ,  etc.  ^  acheter  leurs  bestiaux  qu'ils 
livrent  après  plusieurs  migrations  successives  à  la  consom- 
mation. Ici,  ce  sont  plutôt  des  échanges  qui  s'opèrent  que 
des  ventes  réelles.  On  troque  un  bœuf  amaigri  par  l'âge  et 
le  travail  contre  un  jeune  taureau ,  et  la  brebis  étique 
du  Pays  de  Galles  est  échangée  contre  le  mouton  gras  de 


DE  LA  CnANDE-nRETAGNE.  149 

Clieviol-Hlll  :  l'année  d'après,  tous  ces  bestiaux  de  rebut, 
engraissés  ,  restaurés  dans  les  pâturages  de  l'Ecosse  ,  re- 
paraissent à  ces  mêmes  foires  ,  pour  aller  ensuite  orner 
l'étal  de  nos  boucliers.  Si  le  vocabulaire  du  dresseur  m'é- 
tait plus  familier,  je  révélerais  à  mes  lecteurs  mille  parti- 
cularités curieuses  et  peu  connues;  je  leur  dirais  com- 
ment à  force  de  soins,  de  patience  et  d'observation,  on 
est  parvenu  à  déterminer  TinfluGnce  des  divers  genres 
d'alimentation  non  seulement  sur  l'économie  générale  des 
bestiaux ,  mais  encore  sur  chacune  des  parties  de  l'animal. 
Je  dirais  quel  est  le  régime,  quels  sont  les  procédés  mis 
en  usage  pour  raffermir  les  chairs ,  pour  leur  donner  de 
la  saveur,  pour  dégager  les  parties  adipeuses  de  leur  vis- 
cosité ou  de  leur  couleur  jaunâtre.  Je  dirais  aussi  comment 
on  pousse  un  agneau  à  la  côtelette,  comment  on  obtient 
le  beefteak ,  par  quelles  séries  de  combinaisons  on  par- 
vient à  rendre  la  tranche  plus  juteuse,  le  rognon  moins 
alcalin ,  le  fdet  pins  succulent ,  la  langue  moins  filan- 
dreuse :  qualités  qui  paraissent  souvent  n'être  que  l'effet 
du  hasard  ou  le  résultat  d'une  élaboration  toute  simple, 
toute  matérielle ,  et  qui  sont  au  contraire  le  produit  de 
l'art  poussé  jusqu'à  ses  dernières  limites. 

L'histoire  des  foires  d'Ecosse  serait  celle  des  vicissitu- 
des de  la  prospérité  commerciale  de  ce  royaume.  Telle 
ville  ne  dut  jadis  son  importance  qu'à  la  charte  qui  lui 
accordait  le  privilège  d'un  de  ces  rendez-vous  annuels  de 
marchands  et  de  chalands.  Le  tems  de  leur  terme  était  un 
tems  de  trêve  entre  les  montagnards  et  les  habilans  des 
plaines.  Dans  les  foires  de  la  Basse-Ecosse  ,  les  Highlan- 
ders  venaient  se  pourvoir  des  produits  manufacturés  par 
les  Lowlanders,  plus  industrieux  qu'eux.  Sur  les  fron- 
tières il  y  avait  échange  de  produits  entre  l'Angleterre 
du  nord  et  l'Ecosse.   Les  Ecossais  fréquentaient  la  foire 


1  50  FOIRES  ET  MARCHÉâ 

de  Longtown  dans  le  Cumberland  et  y  conduisaient  leurs 
bœufs,  leurs  moulons,  ou  seulement  leurs  laines.  L'An- 
gleterre envoyait  aux  foires  d'Ecosse  ses  toiles,  ses  draps, 
ses  fers  convertis  en  instrumens  aratoires,  etc. 

Depuis  l'union,  l'Ecosse  fit  de  si  rapides  progrès  dans  les 
arts  et  les  manufactures  qu'elle  dépendit  moins  de  l'Angle- 
terre ,  et  approvisionna  elle-même  ses  foires  avec  les  ma- 
nufactures de  Glascow,  de  Paisley.  A  peu  près  à  la  même 
époque  ses  navires  s'étant  ouvert  la  route  des  Indes  et  de 
l'Amérique  du  Nord,  en  concurrence  avec  les  navires  an- 
glais, rendirent  son  commerce  tout-à-fait  indépendant  sous 
le  rapport  des  denrées  coloniales.  En  même  tems  la  faci- 
lité et  la  sécurité  des  communications  intérieures,  que 
procura  aux  divers  comtés  rétablissement  des  routes 
stratégiques  du  général  Wade  ,  firent  tomber  peu  à 
peu  en  désuétude  ces  foires  annuelles  où  les  marchands 
se  transportaient  en  caravanes,  dans  la  crainte  de  mau- 
vaises rencontres. 

Aujourd'hui  les  foires  annuelles  ne  sont  plus  guère  en 
Ecosse  qu'une  tradition.  Chaque  ville  a  son  marché  une 
fois  ou  deux  fois  la  semaine  :  la  foire  est  tout  au  plus  un 
marché  qui  dure  deux  ou  trois  jours  de  suite.  Pour  don- 
ner une  idée  de  cette  décadence  des  foires,  il  n'est  be- 
soin que  de  citer  la  foire  d'Anster  (comté  de  Fife)  qui 
mettait  jadis  en  émoi  toute  l'Ecosse  pendant  la  première 
quinzaine  d'avril  et  qui  se  tenait  sur  une  prairie  hors  la 
ville.  Cette  foire,  qui  a  inspiré  un  poème  en  six  chants  à 
W.  Tonnant,  n'existe  plus  que  comme  un  souvenir  poé- 
tique :  vous  n'y  rencontrez  que  quelques  étalagistes  de  la 
localité ,  mais  plus  de  Hollandais  ,  plus  de  Français ,  plus 
d'Anglais  même. 

Avant  1715  la  Hollande  envoyait  à  Ansler  des  chan- 
vres et  du  lin  «  pour  faire  des  chemises  à  toute  l'Ecosse ,  » 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  151 

comme  dit  le  poète  ;  la  France  y  apportait  ses  vins.  On 
y  voyait  des  représentans  des  comtés  les  plus  éloignés  de 
la  vieille  Calédonie  ,  les  insulaires  des  Hébrides  et  les  ber- 
gers des  bords  de  la  Tweed.   Dumferline  y   envoyait  ses 
tisserands,   Dysart  ses  charbonniers,  Leven  ses  coute- 
liers, Dundee  ses  marchands  de  laine,  le  comté  de  Ross 
ses   marchands  de  harengs ,  Dumfries  ses   bonnetiers  , 
Ayr  ses  fermiers  ,  Selkirk  ses  cordonniers  ,  et  Glascow 
ses  manufacturiers  avec  des  sacs  pleins  d'or.  Les  villes 
royales,  bourgeoises,  universitaires,  comme  Edimbourg, 
Saint-André,  etc.,  se  dépeuplaient  de  leurs  étudians ,  de 
leurs  avocats ,  de  leurs  nobles.  Jacques  V  lui-même  ,  ce 
roi  populaire,  vint  une  fois,  suivant  la  tradition,  jouir 
des  plaisirs  de  la  foire  d'Anster.  Outre  le  commerce,  des 
jeux  célébrés  avec  pompe  v  attiraient  une  foule  immense  : 
c'était  la  course  aux  ânes,  c'était  la  course  au  sac-^  c'é- 
tait le  concours  des  cornemuses.  Tous  les  spectacles  pos- 
sibles étaient  réunis  d'ailleurs  pour  l'agrément  des  curieux 
sur  la  pelouse  :  le  baladin  y  faisait  ses  tours ,  le  Meriy- 
Andrews  y  disait  ses  bons  mots  :  l'un  faisait  danser  son 
singe,  un  autre  son  ours  ,  et  il  y  avait  aussi  un  théâtre 
où  l'on  représentait  une  vieille  pièce  de  Sir  David  Lindsay. 
Eh  bien  !    aujourd'hui   la  foire  d'Anster   sous  le   point 
de  vue  commercial  n'intéresse  plus  que  les  enfans ,  car 
de  tous  les  industriels,  le  marchand  de  pain  d'épice  et 
le  marchand  de  joujoux  sont  les  seuls  à  peu  près  qui  sui- 
vent la  foire  ,  comme  de  tous  les  jeux  de  jadis,  il  ne  reste 
plus  que  le  spectacle  de  polichinelle. 

La  Foire  de  Boswell  qui  se  tient  à  St.-Boswell's- 
Green ,  situé  près  du  village  de  Lesudden ,  dans  la  pa- 
roisse du  même  nom ,  attirait  autrefois  un  grand  nombre 
de  fermiers  qui  y  venaient  échanger  leurs  bestiaux  épui- 
sés contre  déjeunes  sujets.  Cette  foire  a  lieu  le  18  juillet. 


i!^2  Forr.Es  et  map.chks 

Il  y  a  10  ou  12  ans  encore  on  v  voyait  une  aftluence 
considérable  de  moulons  et  d'a.{i;neaux,  mais  depuis  quel- 
que lems  elle  a  bien  diminué,  et  il  est  rare  maintenant 
d'y  trouver  plus  de  20,000  bêles.  Le  marché  au  gros 
bétail  tombe  beaucoup^  celui  des  chevaux  s'y  soutient 
encore.  On  les  y  conduit  de  50  milles  à  la  ronde  ;  c'est  à 
ce  marché  que  les  ma({uignons  du  Cumberland  ont  cou- 
tume de  faire  leurs  achats. 

La  Ivoire  de  Kirhieiholni  a  long-tems  joui  en  Ecosse 
d'une  grande  célébrité.  Kirkietholm  est  un  petit  village 
situé  dans  la  vallée  de  Beaumont's-Water,  paroisse  d'Ye- 
tholm.  Il  se  trouve  à  égale  dislance  de  Kelso  et  de  Jed- 
burgh,  près  de  la  route  directe  de  Kelso  à  Wooler.  Trois 
foires  se  tiennent  dans  ce  village.  L'une  est  la  Foire  de 
KiiMethohn  proprement  dite,  qui  a  lieu  le  27  juin.  Il  s'y 
vend  peu  de  gros  bétail  \  mais  on  y  amène  quelquefois 
jusqu'à  8  ou  10,000  moutons.  La  seconde  est  la  Foire 
aux  agneaux  et  aux  Laines  (jui  a  lieu  le  5  juillet,  c'est 
la  plus  forte  foire  d'agneaux  du  midi  de  l'Ecosse  :  il  s'y  en 
est  vendu  jusqu'à  10,000.  Elle  a  aussi  été  célèbre  pen- 
dant long-tems  pour  les  laines.  On  les  y  apportait  de  plu- 
sieurs comtés,  entre  autres  du  Northumberland  ^  et  elles 
se  vendaient  aux  marchands  en  gros  de  Wakefields ,  de 
Leeds,  de  Bradford  ,  etc.  -,  mais  depuis  l'établissement  des 
marchés  aux  laines  de  Kelso  et  de  Berwick ,  la  foire  de 
Kirkietholm  baisse  tous  les  jours.  Elle  n'est  plus  qu'un 
lieu  de  rendez-vous  où  vendeurs  et  acheteurs  se  réunis- 
sent pour  connaître  les  variations  des  prix. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  dans  la  Grande-Bretagne 
que  ces  lieux  de  rendez-vous  autrefois  si  célèbres  perdent 
chaque  jour  de  leur  importance.  Dans  tous  les  pavs  où 
la  civilisation  est  en  progrès  ces  institutions  disparaissent 
aussi  et  s'effacent.   La  France  ne  compte  aujourd'hui 


DR  LA  Cr.AXDE-nr.F.TAGNE.  153 

qu'une  seule  foire  imjioiianle  ;  c'esl  Beaucaire,  où  so 
réunissent  GO  à  80,000  marchands,  (jui  y  font,  assure-t- 
on ,  pour  plus  de  6,000,000  1.  st.  (150,000,000  fr.  ) 
d'affaires.  En  Italie  ,  la  seule  foire  de  Siniga{^lia  a  con- 
servé la  vogue  :  aux  Français  ,  aux  Autrichiens  ,  aux 
Suisses  ,  aux  Américains  qui  s'y  rendent,  elle  ne  donne 
que  ses  soies  écrues,  ses  fromages,  ses  huiles,  ses  fruits, 
et  parvient  ainsi  à  halancer  les  2,000,000  livres  sterling 
(50,000,000  fr.)  de  produits  étrangers  qu'on  y  apporte. 
Les  foires  de  Francfort  et  de  Leipsick  se  maintiennent 
encore  en  Allemagne  ;  la  première  est  un  véritable  con- 
grès de  marchands  de  tous  les  pays  :  l'Angleterre  y  en- 
voie ses  cotons  filés  et  lissés ,  ses  draps  et  sa  sellerie  ;  la 
France  sa  joaillerie  et  ses  étoffes  de  soie  ^  le  Cachemire 
ses  châles;  la  Suisse  et  l'Autriche  ses  toiles  peintes;  la 
Turquie  ses  riches  tapis  ;  le  négociant  d'Ispahan  vient  y 
acheter  les  fourrures  du  facteur  de  Mont- Real,  tandis 
que  le  Géorgien  s'y  approvisionne  des  produits  manufac- 
turés à  Manchester  et  de  la  joaillerie  de  Paris.  Les  foires 
de  Leipsick,  quoique  moins  importantes,  sont  cependant 
plus  célèbres  que  celles  de  Francfort  ;  c'est  là  que  le 
génie  littéraire  de  l'Allemagne  vient  trois  fois  l'année  s'y 
débiter  en  rames  et  en  ballots. 

Malgré  la  rigueur  du  climat ,  les  foires  de  la  Russie 
sont  encore  dans  la  plus  grande  prospérité  ,  et  tout  porte 
à  croire  que  le  défaut  de  communication  en  maintiendra 
long-tems  la  vogue.  Le  marché  d'hiver  de  Saint-Péters- 
bourg a  quelque  chose  d'imposant  et  d'étrange.  Aussitôt 
que  la  glace  a  rendu  les  chemins  praticables  aux  traî- 
naux  ,  les  marchands  de  comestibles  se  rendent  dans  cette 
capitale  des  parties  les  plus  éloignées  de  l'empire,  et 
bientôt  sur  les  places  publiques  on  voit  s'élever  des  pyra- 
mides immenses ,  composées  d'animaux  de  toute  espèce; 


X54  FOIRES  ET  MARCHÉS  DE  LA  GRANDE-BRETAGNE. 

c'est  un  pêle-mêle  inconcevable  de  poissons,  de  volailles, 
de  gibiers  qui  ont  encore  toute  l'apparence  de  la  vie. 
Mais  c'est  toujours  Novogorod-Nijney  qui  conserve  la 
suprématie  entre  toutes  les  foires  de  l'empire  russe-,  le 
capitaine  Gochrane  évalue  le  montant  total  des  affaires 
qui  s'y  traitent  à  200,000,000  de  roubles. 

Quoique  située  d'une  manière  fort  pittoresque  au  con- 
fluent de  l'Oka  et  du  Volga ,  Novogorod  ne  compte  dans 
les  tems  ordinaires  que  15  à  16,000  habitans  ;  mais  aus- 
sitôt que  la  glace  a  rendu  les  chemins  praticables  aux  traî- 
neaux ,  on  voit  de  toutes  parts  les  marchands  accourir, 
et  cette  ville  compte  alors  150,000  habitans,  chinois, 
persans,  arméniens  ou  tatars.  Les  cosaques,  les  baskirs, 
et  ces  mille  tribus  nomades  qui  vivent  dans  les  forêts  de 
la  Russie,  vendent  là  le  produit  de  leurs  chasses,  et  en 
retirent  plus  de  36,000,000  de  roubles,  qu'ils  échangent 
ensuite  contre  du  tabac ,  de  l'eau-de-vie  et  de  la  quin- 
caillerie. Et,  qui  le  croirait,  tous  les  ans  ces  barbares 
dépensent  près  de  2,000,000  de  roubles  pour  orner  leurs 
tentes  ou  leurs  tanières  d'images  de  saints  ,  de  vierges 
ou  du  grand  Nicolas.  En  somme,  de  toutes  les  foires  qui 
subsistent  aujourd'hui  en  Europe,  celle  de  Novogorod  est 
la  plus  importante  et  la  plus  fréquentée.  Les  pays  indus- 
trieux n'ont  pas  assez  de  tems  à  dépenser  pour  subvenir 
aux  frais  de  ces  réunions,  La  poste  aux  lettres,  les  com- 
mis voyageurs ,  les  paquebots  et  les  chemins  de  fer  ont 
porté  le  dernier  coup  aux  foires  de  la  Grande-Bretagne. 

(  Farmers  Magazine,) 


DES    SPECIALITES  NATIONALES. 


Les  hommes  savent-ils  pourquoi  ils  se  haïssent ,  pour- 
quoi ils  s'aiment  ?  Leurs  costumes  varient ,  les  habitudes 
que  leurs  pères  leur  ont  léguées  diffèrent  :  c'est  une  raison 
suffisante  pour  se  détester.  La  pauvre  espèce  humaine  ne 
changera  jamais.  C'est  en  vain  que  le  tems  efface  les  as- 
pérités les  plus  rudes  qui  séparent  les  peuples  ;  c'est  en 
vain  qu'il  adoucit  la  pointe  aiguë  des  préjugés.  Il  en  reste 
toujours  assez  pour  se  haïr  et  s'égorger  dans  l'occasion. 
Les  animosités  subsistent;  elles  circulent  d'un  siècle  à 
l'autre  ,  elles  se  propagent ,  je  ne  ne  dis  pas  de  peuple  à 
peuple,  mais  de  province  à  province,  de  ville  à  ville  ,  de 
bourgade  à  bourgade.  Vous  faites  peser  l'unité  politique 
sur  l'Irlande  ,  l'Ecosse  et  l'Angleterre  ,  mais  réussirez- 
vous  à  confondre  trois  nationalités  ennemies  .^^  N'y  a-t-il 
pas  ici  une  empreinte  saxonne  ,  là  une  empreinte  picte, 
plus  loin  une  origine  asiatique  et  milésienne?  D'ailleurs, 
la  même  lettre  n'est -elle  pas  prononcée  diversement  par 
les  trois  races?  L'Irlandais  dit  U  lorsque  l'Anglais  dit  A 
et  l'Ecossais  O.  L'un  se  délecte  de  whisky ,  l'autre  de 
toddy ,  le  troisième  de  gin.  Mais  tous  les  trois  s'accor- 
dent à  détester  le  Français  parce  qu'il  mange  de  la  soupe 
maigre.  Essayez  donc  de  réconcilier  définitivement  le 
Marseillais  avec  le  Lillois,  et  l'Avignonnais  avec  le  Pi- 
card :  ces  gens-là  ont  la  même  patrie,  mais  vous  ne  par- 


156  DES  SPÉCIALITÉS  NATIONALES. 

viendrez  pas  à  jeter  leurs  mœurs  dans  le  même  moule  ; 
et  pour  le  vrai  Parisien ,  les  gens  du  midi  seront  toujours 
des  étrangers ,  comme  pour  le  Phocéen  de  Marseille  ,  le 
Parisien  ,  qu'il  am^eWe  franchij7ia?i  dans  son  langage  ,  est 
un  être  lout-à-fait  antipathique.  J'ai  vu  des  villages  d'E- 
cosse et  d'Irlande  dont  les  habitans  étaient  animés  d'une 
haine  mutuelle  et  invétérée,  qui  tenait  à  une  légère  diffé- 
rence de  costume. 

Les  philosophes  ne  cessent  de  nous  répéter  que  la  na- 
ture est  partout  la  même  :  Pascal  a  bien  plus  raison  de 
dire  qu'on  aperçoit  de  nouvelles  différences  entre  tous  les 
hommes  à  mesure  qu'on  a  plus  d'esprit.  L'uniformité  du 
monde  où  nous  sommes  se  brise  et  se  dissémine  en  une 
variété  presque  infinie.  Deux  événemens  et  deux  carac- 
tères qui  semblent  les  plus  homogènes  produisent  les  ré- 
sultats les  plus  différens.  L'usurpation  de  Cromwell  abou- 
tit à  une  paix  générale  :  l'usurpation  de  Bonaparte  à  une 
guerre  universelle.  La  restauration  de  Charles  II  en- 
traîne le  règne  d'une  licence  effrénée  :  la  restauration  de 
Louis  XVIÏI  détermine  la  domination  des  jésuites.  Les 
maximes  générales  nous  trompent  toujours  5  il  n'y  a  que 
spécialités  dans  ce  monde  ,  et  l'on  peut  être  sûr  de  com- 
mettre un  grand  nombre  de  bévues ,  si  l'on  veut  se  diri- 
ger ,  non  d'après  les  circonstances  ,  mais  d'après  certains 
axiomes  à  priori. 

Le  génie  consiste  à  saisir  du  premier  coup-d'œil  les  dis- 
semblances et  les  analogies.  Lorsque  Bonaparte ,  exilé  à 
l'ile  d'Elbe,  s'empara  d'un  petit  navire  et  vint  débarquer 
à  Cannes ,  aucun  exemple  historique  ne  l'engageait  à  ten- 
ter cette  entreprise  hardie-,  mais  il  avait  mis  en  ligne  de 
compte  l'étonnement  des  populations,  la  situation  de  l'es- 
prit public  ,  le  ressentiment  contre  les  alliés  ,  enfin  tous 
les  élémens  napoléonistes  de  la  France  alors  si  agitée  5  sa 


bES  SPÉCIALITÉS  NATIONALES.  167 

marche  de  Cannes  à  Paris  ,  au  lieu  d'être  une  témérité 
imprudente,  doit  compter  parmi  les  calculs  les  plus  su- 
blimes de  sa  vie.  Mais  voyez  comme  on  se  laisse  décevoir 
par  les  apparences.  L'empereiu*  du  Mexique  ,  Augustin 
Iturbide  échappe  à  son  exil  comme  Bonaparte  et  revient 
s'emparer  du  trône  d'où  il  est  tombé-,  on  le  fusille  comme 
un  déserteur  ;  et  le  bruit  du  plomb  qui  le  frappe  est  le 
seul  retentissement  de  sa  mort.  Il  est  dangereux  de  paro- 
dier les  grands  hommes. 

Sans  doute  on  peut  réduire  les  passions  et  les  caractères 
à  un  certain  nombre  de  points  principaux  ,  mais  les  phé- 
nomènes qui  résultent  du  mélange  de  ces  passions  et  de 
ces  caractères  sont  d'une  variété  infinie.  Un  sot  n'a  qu'un 
petit  nombre  d'idées  qu'il  applique  à  tout  5  un  homme 
d'esprit  soulève  l'enveloppe  d'analogie  qui  recouvre  cer- 
tains objets  5  distingue  leurs  nuances  et  analyse  la  cause 
de  cette  diversité  secrète. 

Demandez  à  un  Talapoin  ce  que  c'est  que  la  vertu  ,  il 
vous  répondra  qu'elle  consiste  à  croiser  les  jambes ,  à 
ouvrir  la  bouche  et  à  dormir  au  soleil.  Un  missionnaire 
protestant  adressait  la  même  question  à  un  chef  GafïVe. 
«  Qu'est-ce  que  la  vertu  ?  » 

Le  missionnaire  s'attendait  à  une  solution  subtilement 
théologique.  Le  sauvage  répondit  d'un  air  grave  :  «  Elle 
consiste  à  voler  le  plus  de  bétail  possible.  »  Jamais  ca- 
suiste  ne  fut  plus  embarrassé  que  mon  missionnaire.  La 
notion  de  l'honnête  et  du  juste  était  entrée  dans  la  tête 
du  CafFre,  mais  elle  y  était  entrée  à  rebours,  et  lorsqu'il 
ramenait  à  la  tribu  six  paires  de  bœufs  volés,  il  était 
aussi  sûr  de  sa  vertii  que  le  grand  Caton  ,  plongeant  le 
fer  dans  ses  entrailles  romaines.  Il  y  a  un  code  d'honnê- 
teté, non  seulement  pour  tous  les  peuples,  mais  pour  tous 
les  états.  Le  code  du  marchand  lui  ordonne  de  vendre 


158  DES  SPÉCIALITÉS  NATIONALES. 

cher  ce  qu'il  achète  bon  marché  ;  mais  n'allez  pas  croire 
qu'il  vole.  Le  code  de  l'avocat  général  lui  conseille  d'em- 
ployer à  tort  et  à  travers  cette  éloquence  furibonde,  qui 
fait  tomber  quelquefois  des  têtes  innocentes  et  pousse  les 
jurés  vers  la  sévérité  la  plus  meurtrière  5  mais  il  n'assas- 
sine pas,  il  imite  Démosthènes.  Le  code  du  prêtre  justifie 
à  merveille  les  bûcbers  de  l'auto-da-fé;  celui  des  peuples 
élève  au  milieu  des  places  publiques  l'échafaud  sanglant 
des  rois  -,  et  le  code  des  rois  envoie  sans  scrupule  et  sans 
crainte  des  milliers  d'hommes  à  la  boucherie.  Lorsque 
Gengis-Kan  faisait  immoler  successivement  ses  douze 
fils,  il  se  croyait  profondément  moral  et  tout-à-fait  agréa- 
ble à  Dieu.  Ainsi  chacun  crée  à  son  propre  usage  une 
moralité  particulière ,  et  l'on  pourrait  dire  que  tout  le 
monde,  jusqu'au  brigand,  obéit  aux  lois  de  5a  vertu. 

Mais  je  ne  vous  ai  pas  promis,  lecteurs ,  des  disserta- 
tions métaphysiques ,  une  philosophie  bien  profonde  ,  il 
me  suf&t  de  noter  rapidement  les  spécialités  nationales. 
Les  expliquer  est  inutile.  Les  paysans  français  avec  leurs 
sabots  peuvent  être  en  définitive  assez  bonnes  gens,  tout  le 
monde  en  convient;  cependant  pour  un  homme  de  Lon- 
dres ,  le  sabot  constituera  toujours  un  horrible  grief  con- 
tre le  paysan  picard.  Dans  une  taverne  de  Londres,  j'ai 
vu  un  Gockney  refuser  de  s'asseoir  à  la  table  d'un  de  ses 
voisins  ,  parce  que  ce  dernier  mangeait  son  bœuf  sans 
moutarde  -,  ce  qui  établissait  entre  les  deux  convives  une 
espèce  de  distinction  et  de  délimitation  nationale  impos- 
sible à  vaincre  et  à  effacer. 

Je  ne  prétends  pas  que  le  tems ,  ce  grand  maître  ,  ce 
grand  critique ,  ce  fondateur  et  ce  destructeur  éternel  ne 
vienne  à  bout  de  quelques  préjugés  nationaux.  Nous 
avons  tant  voyagé,  nous  avons  écha4igé  tant  de  coups  de 
canon  ;  nos  disputes  ont  été  si  violentes  ,  si  multipliées, 


DES  SPÉCIALITÉS  NATIONALES.  159 

si  envenimées  ,  que  nous  avons  fini  par  nous  faire  des 
emprunts  mutuels.  L'Italien  boit  de  la  bière,  le  Français 
convient  (jue  la  lotalilé  de  la  rue  n'est  pas  si  commode 
qu'un  bon  trottoir  5  l'Anglais  ne  crie  plus  French-dog 
dans  les  rues.  Mais  croyez-moi,  il  y  a  toujours  au  fond  de 
chaque  nationalité  quelque  chose  d'inaltérable.  L'émeute 
des  Parisiens  actuels  est  encore  une  émeute  de  la  Fronde  ; 
aujourd'hui  comme  autrefois,  le  Parisien  aime  la  foule, 
le  bruit,  les  actions  théâtrales  :  il  a  besoin  de  spectateurs 
et  de  complices  :  isolez-le,  il  perd  une  partie  de  sa  valeur. 
Dans  un  tems  d'agitation  politique  ,  les  théâtres  anglais 
sont  déserts  ;  c'est  alors  que  les  théâtres  français  regorgent 
de  monde.  Ces  mots  :  tout  le  monde  veut,  tout  le  monde 
dit,  exercent  une  influence  magique  sur  l'esprit  des  Fran- 
çais 5  notre  John  Bull ,  au  contraire  ,  se  plait  à  s'armer 
d'égoisme  et  de  brutalité  contre  les  volontés  de  tout  le 
monde  ;  il  se  targue  de  sa  mauvaise  humeur,  comme  le 
Français  de  sa  bonne  humeur  :  vous  lui  faites  plaisir 
quand  vous  lui  dites  que  ses  habitudes  coinfortables  ne 
sont  qu'un  égoisme  déguisé.  Le  Français  ,  avec  sa  vanité, 
trouve  moyen  d'être  heureux  partout,  et  veut  être  agréa- 
ble à  tout  le  monde  :  John  Bull  est  charmé  de  déplaire  , 
et  il  se  déplaît  partout  :  son  vin  de  Champagne  est  trop 
mousseux  5  le  soleil  l'éblouit-,  le  brouillard  le  suffoque^  la 
pluie  le  fatigue^  l'Italie  est  un  pays  de  gueux;  son  che- 
val va  trop  ^ite  ou  Jie  va  pas  assez  vite;  John  Bull  n'est 
jamais  content ,  et  il  serait  désolé  d'être  content.  Le 
Français  au  contraire  croirait  jouer  un  très- vilain  rôle, 
s'il  se  permettait  ces  lubies  de  mauvaise  humeur. 

Jouer  un  rôle,  c'est  beaucoup  pour  un  Français  5  il  at- 
tend des  autres  du  plaisir,  et  cherche  à  les  payer  de  la 
même  monnaie.  L'Anglais  affecte  de  cacher  ses  senli- 
mens,  le  Fiançais  en  fait  parade.  L'idéal  de  l'un,  c'est  le 


1  60  DES  SPECIALITES  NATIONALES. 

Stoïcisme  :  l'autre  joue  l'enthousiasme.  Ainsi  chacun  des 
deux  peuples  se  fait  un  idéal  de  vertu  et  de  grandeur 
diamétralement  opposé  :  le  voleur  qui  subit  sa  peine  à  Ty- 
burn  ,  et  que  le  bourreau  lance  dans  l'éternité ,  tâche  de 
mourir  comme  un  Romain  ;  le  héros  parisien  de  la  place  de 
Grève  essaie  de  s'élever  jusqu'à  la  nonchalance  plaisante 
de  Pétrone.  On  ferait  un  recueil  des  bons  mots  et  des  jolies 
choses  que  nos  voisins  les  Français  ont  dits  à  l'article  de  la 
mort.  Dans  ces  derniers  tems  ,  le  suicide  est  devenu  en 
France  tnie  espèce  de  manie  nationale  j  presque  tous  les 
exemples  de  cette  monomanie  cités  par  les  journaux  prou- 
vent que  nos  voisins  n'oublient  jamais  l'effet  dramatique. 
L'asphyxie  par  le  charbon  est  toujours  accompagnée  d'une 
belle  élégie  en  vers  ou  d'une  lettre  en  prose  ;  l'opinion 
d'autrui  effraie  encore  la  vie  lime  au  moment  de  son  dé- 
part pour  l'autre  monde  ;  le  jeune  écrivain  veut  prouver 
qu'il  était  grand  poète ,  et  la  jeune  fille  qu'elle  avait  le 
cœur  le  plus  tendre  et  le  plus  romanesque  de  l'univers. 

Dans  les  grands  dangers  ,  cette  double  disposition  ,  cet 
antagonisme  des  deux  nationalités  se  déploie  avec  éner- 
gie. L'équipage  d'un  vaisseau  français  qui  va  sauter  fait 
beaucoup  de  tapage  ;  celui  d'un  vaisseau  anglais ,  dans  la 
même  situation,  se  résigne  en  silence.  C'est  de  l'héroïsme 
de  part  et  d'autre  5  mais  chacun  n'accepte  l'héroïsme  que 
lorsqu'on  le  fait  à  sa  manière  :  les  Anglais  n'aiment  pas 
le  bruit  5  le  silence  déplait  aux  Français.  Les  membres  du 
Parlement  anglais  se  disent  de  grosses  injures  avec  un 
sang-froid  merveilleux  ;  la  Chambre  des  Députés  de  Pa- 
ris s'épuise  en  interruptions  et  en  colères  à  propos  d'un 
amendement  et  d'un  sous-amendement. 

Avec  toutes  ces  différences  ,  l'orgueil  national  reste  le 
même.  Je  suis  français  ;  —  a  triie  boni  ejigHshnan  ,•  — 
sono  Jiomano  io ,  sont  des  expressions  qui  retentissent 


DES  SPÉCIALITÉS  NATIONALES.  161 

aussi  fièrement  sur  les  bords  de  la  Tamise  ou  de  la  Seine 
que  sur  les  bords  du  Tibre.  Seulement  le  Français  s'es- 
time parce  qu'il  appartient  à  la  France  5  l'Anglais  trouve 
son  pays  lorl  beureux  de  posséder  des  individus  tels  que 
lui ,  et  l'Italien  n'est  fier  que  de  la  Rome  d'autrefois. 
Quand  un  acteur  prononce  sur  un  tbéàlre  ces  paroles 
magiques  :  Roma  invincibile  sevijyve  sara  ,  il  oublie  que 
la  Rome  papale  est  bien  peu  de  cbose,  que  les  satellites 
autrichiens  cernent  l'Italie,  et  que  le  Capitole  n'a  plus  de 
tropbées;  mais  cette  vanité  pardonnable  qu'il  puise  dans 
son  bistoire  n'a  pas  assez  d'énergie  pour  contrebalancer 
son  amour  àw  far  nient e ,  le  but  véritable  de  sa  vie  :  son 
beau  soleil  lui  suffit.  «  Mangeons  et  buvons,  dit  un  de 
ses  proverbes  5  nous  mourrons  demain  !  »  Penser  est  une 
fatigue  à  laquelle  il  s'expose  rarement. 

Que  faites-vous  là  tout  seul?  me  demanda  un  jour  une 
petite  fille  de  Florence  qui  me  voyait  silencieux  et  la  tête 
appuyée  sur  mes  deux  mains.  — Je  pense  à  quelque  cbose, 
ma  petite.  —  Penser  !  vous  êtes  si  jeune  !  vous  n'avez  ni 
femme  ni  enfans  5  à  quoi  donc  pensez-vous?  «  La  petite 
fille  était  de  l'avis  du  caporal  Trime,  qui  ne  voyait  dans 
la  vie  qu'un  sujet  d'inquiétude  raisonnable  :  une  famille. 

Les  épigrammes  et  les  caricatures  de  peuple  à  peuple 
ont  toujours  quelque  chose  de  vrai  malgré  leur  exagéra- 
tion. Il  V  a  long-tems  que  la  corpulence  anglaise,  la  hau- 
teur de  nos  tailles  saxonnes  et  la  lourdeur  de  notre  dé- 
marche d'éléphans  ont  alimenté  de  caricatures  la  bouti- 
que parisienne  de  Martinet.  Il  y  a  long- temps  aussi  que 
le  maigre  français  est  un  objet  de  risée  pour  l'indigène 
de  Londres.  Nos  matelots  croient  avoir  prononcé  la  plus 
énergique  des  injures  quand  ils  ont  affublé  un  Français 
du  sobriquet  de  Soupe-maigre  Les  femmes  de  la  balle 
de  Paris  n'ignorent  pas  ce  que  c'est  que  milord  Rostbeef. 
xur.  II 


1G3  PES  SPÉCIALITÉS  NATIONALES. 

Eh  bien  ,  il  y  a  quelque  chose  de  vrai  dans  tout  cela. 
Notre  armée  se  compose  d'hommes  beaucoup  plus  grands 
de  taille  que  l'armée  française  ^  un  recruteur  anglais 
avait  pitié  de  l'exiguité  d'un  voltigeur  parisien.  Ce  sont 
cependant  ces  petits  hommes  qui  ont  récemment  conquis 
l'Europe  au  pas  accéléré  ^  et  le  premier  sous-lieutenant 
de  Melun  ou  de  Carcassonne  vous  dira  que  ses  voltigeurs 
valent  bien  les  énormes  grenadiers  de  la  Prusse.  Au  sur- 
plus ,  nous  autres  Anglais ,  nous  professons  le  même  mé- 
pris pour  les  Américains,  qui  nous  dépassent  d'un  pouce, 
et  qui  sont  pour  nous  ce  que  nous  sommes  pour  les  Fran- 
çais. S'il  faut  en  croire  un  stratégiste ,  les  longues  guerres 
de  Bonaparte  ont  enlevé  aux  Français  trois  quarts  de 
pouce  de  leur  taille. 

La  vieillesse  méridionale  ne  ressemblera  jamais  à  la  vieil- 
lesse du  nord.  Nos  vieillards  du  Nord  onl  la  goutte,  et  ne 
s'intéressent  plus  qu'à  une  seule  chose  5  conserver  aussi 
long-tems  que  possible  l'étincelle  de  vie  qui  leur  reste. 
Le  vieil  Italien  est  encore  antiquaire  ou  dilettante  avec 
délices.  «  Ah  ,  ciel  !  s'écriait  Canova  au  lit  de  la  mort  , 
je  ne  ferai  donc  plus  de  Vénus.  »  Durique  no/ifard  piii 
Venerel  II  faut  entendre,  à  l'orchestre  du  Théâtre-Fran- 
çais ,  les  ardentes  discussions  de  huit  à  dix  tètes  blanches 
ou  couvertes  de  perruques  presque  séculaires,  sur  le  mé- 
rite comparatif  de  M"*  Mars  ou  de  M"'  Contât.  Ces  gens 
n'ont  pas  d'âge.  La  verdeur  et  la  sève  ne  les  quittent 
qu'avec  la  vie. 

Les  nationalités  les  plus  sensitives  ne  sont  pas  les  moins 
respectables.  Par  exemple,  les  Américains  des  Etats-Unis 
tressaillent  jusqu'au  fond  de  l'ame  ,  et  toutes  leurs  fibres 
nationales  vibrent  douloureusement,  dès  qu'il  arrive  à  un 
voyageur  de  chercher  le  côté  plaisant  de  leurs  institu- 
tions. C'est  un  bon  sentiment  que  cette  susceptibilité  ,  un 


DES  SPÉCIALITÉS  KATIONALES.  1  63 

sentiment  fait  pour  conserver  la  vigueur ,  la  moralité ,  la 
fraîcheur  inlellecluelle  des  peuples.  Allez  rire  au  nez  du 
Napolitain  :  moquez-vous  de  sa  patrie  ,  de  ses  femmes , 
de  ses  abbés,  de  ses  lazzaronis ,  de  ses  seigneurs,  de  tout 
ce  qui  est  industrie,  commerce,  politique,  religion, 
mœurs,  théâtre,  vie  publique  et  privée,  depuis  le  châ- 
teau de  rOEuf  jusqu'aux  limites  de  l'Apulie  ;  il  ne  bou- 
gera pas,  il  vous  répondra  :  «Que  m'importe?  Je  mange 
mon  macaroni;  et  tout  le  reste  m'est  indifférent.  »  L'im- 
pudence est  une  vertu  toute  napolitaine.  Ce  n'est  pas  un 
méchant  peuple;  mais  une  existence  sensuelle  et  sans  li- 
berté a  tout  effacé  chez  lui,  jusqu'au  sentiment  des  con- 
venances. Il  ne  sait  plus  rougir  ;  le  mot  honte  n'a  pas  de 
signification  pour  lui;  c'est  à  la  face  du  ciel  qu'il  a  l'au- 
dace de  tous  ses  vices  ,  et  je  ne  m'étonne  pas  que  l'Ile  de 
Caprée  et  la  baie  de  Naples  aient  été  témoins  des  orgies  les 
plus  effrontées  des  tems  anciens  et  modernes.  La  populace 
rampe  à  vos  pieds  et  vous  écrase;  elle  est  impudente  et 
servile  :  deux  choses  qui  se  touchent.  Arrêtez-vous  sur 
un  des  quais  deiSaples,  achetez  une  orange  à  ce  marchand  ; 
pendant  que  vous  le  paierez,  sa  main  va  se  glisser  dans  vo- 
tre poche  :  pris  sur  le  fait ,  il  vous  rira  au  nez  et  conti- 
nuera de  vous  offrir  ses  oranges  comme  si  de  rien  n'avait 
été.  On  est  tenté  de  ne  croire  à  aucun  vice ,  à  aucun 
crime,  dans  ce  pays  où  l'assassinat  danse  la  tarentelle  et 
où  la  filouterie  prend  un  air  enfantin.  J'ai  vu  un  cicérone 
s'attacher  à  mes  pas,  de  huit  heures  du  matin  à  huit  heu- 
res du  soir,  me  suivre  d'une  rue  à  l'autre,  ramasser  mon 
mouchoir  que  j'avais  laissé  tomber ,  me  le  voler  ,  m'of- 
frir  obstinément  ses  services  ,  ne  s'eflrayer  d'aucune  me- 
nace, rire  quand  je  me  retournais  et  le  menaçais  de  ma 
canne;  entrer  avec  moi  le  soir  dans  mon  auberge  et  de  là 
dans  ma  chambre ,  pour  me  demander  si  je  n'aurais  pas 


164  DES  SPÉCIALITÉS  NATIONALES. 

besoin  de  lui  le  lendemain.  Je  regardai  fixement  cet 
homme  en  haillons  5  il  me  semblait  sublime  d'entêtement 
et  d'impudence;  je  lui  donnai  deux  soufflets,  un  écu 
napolitain  et  un  verre  de  limonade;  il  s'en  alla  très-satis- 
fait. Osez  vous  aventurer  dans  le  Largo  del  Castéllo  , 
rendez-vous  ordinaire  des  fiacres  napolitains;  vingt  fouets 
vont  claquer  sous  vos  yeux  au  risque  de  vous  éborgner  , 
et  vous  serez  très-heureux  si,  en  vous  criant  dans  leur  jar- 
gon semi- anglais  ,  acaroz  l  acaroz  l  ils  ne  vous  forcent 
pas  de  monter  dans  leur  détestable  voiture.  Tout  cela,  c'est 
le  beau  idéal  de  l'effronterie. 

Les  Américains  du  Nord ,  placés  à  l'extrémité  opposée 
de  l'échelle  de  la  civilisation,  sont  souvent  grossiers,  mais 
non  impudens;  leur  respect  pour  l'indépendance  les  rend 
coupables  de  mille  fautes  contre  la  politesse;  faute  qu'ils 
commettent  avec  une  gravité  et  un  sang-froid  impertur- 
bable. L'Américain  est  aussi  calme  sur  le  pont  d'un 
vaisseau  que  dans  sa  chambre ,  et  aussi  sans  façon  au  mi- 
lieu d'un  salon  que  dans  son  cabinet  de  toilette.  Il  a 
poussé  jusqu'au  mépris  des  autres  ce  respect  de  soi-même 
qu'il  a  emprunté  à  l'Angleterre.  Il  est  plus  susceptible 
que  nous,  comme  un  jeune  recrue  est  plus  susceptible 
qu'un  vieux  soldat.  Nous  autres  Anglais  ,  n'avons-nous 
pas  nos  vieux  titres?  On  nous  répéterait  de  mille  manières 
que  nous  sommes  ridicules  ,  stupides  ,  incapables  ;  peu 
nous  importerait.  Quatre  siècles  répondent  pour  nous. 
Mais  les  Américains  ont  tout  à  faire  ,  laissez-les  gagner 
leurs  éperons  ,  vous  verrez  ensuite  leur  susceptibilité 
s'amortir  et  leur  vanité  inquiète  se  transformer  en  un 
orgueil  content  de  lui-même. 

Il  y  a  des  raisons  physiques  et  matérielles  pour  que  les 
vices  des  peuples  ne  se  ressemblent  pas.  La  vie  des  hom- 
mes du  midi  est  en  dehors,  la  vie  des  hommes  septentrio- 


I 


DES  SPÉCIALITKS  NATIONALKS.  165 

naux  est  toute  en  dedans  5  il  faut  à  ceux-ci  une  nourriture 
très-succulente ,  à  ceux-là  des  aliniens  Irès-légers^  la  dit- 
férence  de  leurs  mœurs  et  de  leurs  idées  est  inévitable  et 
intime.  Ces  mêmes  motifs  physiques  ont  donné  aux  jouis- 
sances de  la  {^astronomie  un  développement  bien  plus 
intense  dans  le  nord  que  dans  le  midi.  L'homme  méridio- 
nal travaille  peu,  se  nourrit  de  végétaux  et  de  pâtes,  dé- 
pense peu  de  force  et  ne  sent  pas  le  besoin  de  l'excitation 
causée  par  l'alcohol  et  les  liqueurs  fermentées.  Exposé 
sans  cesse  à  l'action  du  froid  et  de  l'humidité,  l'homme 
septentrional  est  obligé  de  contrebalancer  cette  influence 
funeste  et  de  se  réchauffer  par  des  liqueurs  ardentes.  IL 
semble  que  la  nature  l'ait  voulu  ainsi.  Le  sol  que  ses 
mains  cultive  est  moins  fécond  ^  il  dépense  une  grande  ac- 
tivité, une  grande  énergie  musculaire.  La  nourriture  ani- 
male qui  répare  ses  forces  charge  son  estomac  et  a  be- 
soin d'une  élaboration  plus  pénible  dont  les  boissons  fer- 
mentées facilitent  le  progrès.  Les  Scandinaves  avaient 
inventé  la  bière  dès  les  premiers  tems  de  leur  civilisation 
barbare  :  les  Tàtares,  qui  n'avaient  ni  vin  ni  bière,  ont 
trouvé  moyen  de  s'enivrer  avec  du  lait  aigri.  En  gé- 
néral, l'homme  qui  se  nourrit  de  la  chair  des  animaux  a 
grand'peine  à  se  contenter  de  l'eau  pure  pour  toute  bois- 
son. La  voracité  anglaise  a  été  pour  nos  voisins  un  sujet 
de  perpétuelle  raillerie  :  nous  nous  sommes  vengés ,  nous 
n'avons  épargné  ni  leurs  ragoûts  ni  leurs  sauces  piquan- 
tes, ni  leur  juliennes.  Le  résultat  le  plus  positif  des  pro- 
grès de  la  civilisation  a  été  de  nous  faire  adopter  les  fri- 
cassées de  poulets  et  de  réconcilier  nos  voisins  avec  le 
plum-pudding  et  le  rostbeef.  Cherchez  une  preuve  plus 
flagrante  de  la  nouvelle  alliance  des  peuples. 

Au  moyen-àge,  les  nationalités  étaient  des  haines  are 
dentés  ,  intenses ,  sanguinaires.  L'histoire  des  Croisades 


166  DES  SPÉCIALITÉS  NATIONALES. 

est  remplie  d'exemples  qui  attestent  la  haine  profonde 
des  Européens  les  uns  pour  les  autres.  L'Italie  a  con- 
servé quelque  chose  de  ce  vieux  levain  :  Toscans ,  Flo- 
rentins ,  Vénitiens ,  Bolonais  ,  se  détestent  cordialement 
et  mutuellement.  Chaque  peuplade  affuble  des  épithètes 
les  plus  insultantes  la  peuplade  voisine. 

<(  Vous  avez  un  garçon  bien  maladroit ,  dis-je  un  jour 
à  un  maitre  de  café  de  Florence. 

—  Que  peut-on  attendre  de  lui  ?  me  répondit-il ,  c'est 
un  Romain.  » 

Les  proverbes  nationaux  offrent  plus  d'une  trace  de 
ces  vieilles  antipathies  :  la  gueuserie  fière  des  Espagnols, 
la  lenteur  des  Hollandais,  la  gloutonnerie  des  Anglais  font 
partie  du  dictionnaire  des  injures  gallicanes  ^  les  mêmes 
fleurs  de  rhétorique  sont  communes  parmi  nous.  Prendre 
congé  à  la  française  ,  c'est  décamper  sans  mot  dire  ^  mar- 
cher à  l'espagnole  ,  c'est  se  pavaner  orgueilleusement  .5 
boire  comme  un  Suisse  semble  une  expression  commune 
à  tous  les  peuples  \  fumer  comme  un  Allemand  est  encore 
une  locution  assez  juste  et  que  les  Germains  eux-mêmes  , 
peuple  éminemment  consciencieux,  ne  contrediront  pas. 
Toutes  nos  relations  commerciales  semblent  prouver  que 
nous  n'avons  pas  calomnié  la  Chine  quand  nous  avons 
dit  :  voleur  comme  un  Chinois.  Une  expression  bien  plus 
symbolique  ,  bien  plus  étrange  et  que  les  autres  nations 
doivent  comprendre  difficilement,  c  est  catching  a  Tartar: 
attraper  un  Tartare.  Ce  qui  veut  dire  :  être  dupe  de  la 
dupe  que  Von  veut  faire. 

11  n'y  a  pas  de  peuples  aussi  entichés  de  leur  mérite 
que  ceux  dont  l'origine  semble  les  exposer  à  la  haine  et 
à  la  raillerie  des  nations.  Le  point  d'honneur  des  Ro- 
mains modernes  consiste  cà  vanter  le  tems  passé ,  les 
Romulus  et  les  Caton.  Vous  ne  les  offenseriez  pas  quand 


DES  SPÉCIALITÉS  NATIONALES.  1(57 

VOUS  diriez  que  tous  les  habilans  de  Rome  actuelle  sont 
menteurs,  fripons  et  lâches  5  ils  ne  se  formaliseraient  pas. 
Cependant  le  Romain  appartient  assurément  à  la  plus  no- 
ble race  des  tems  anciens  et  modernes;  c'est  bien  le  des- 
cendant des  Quirites  ,  le  fils  de  Romulus.  Essayez  au 
contraire  de  faire  entendre  raillerie  à  cet  Anglais,  pro- 
duit bâtard  de  je  ne  sais  combien  de  races  pillardes, 
dans  les  veines  duquel  circule  le  sang  mêlé  du  pirate 
Scandinave ,  du  brigand  saxon ,  du  Normand  rapace ,  et 
du  Welche  féroce.  Il  est  bien  plus  fier  de  sa  naissance 
que  l'homme  né  au  pied  du  Capitole,  et  dont  le  nom  de 
famille  est  celui  d'une  race  patricienne. 

Le  même  orgueil  appartient  à  toutes  les  races  mêlées. 
Les  Américains,  dans  quelques  siècles,  formeront  un  tout 
homogène  ;  et  cependant  l'Europe  entière  aura  concouru  à 
la  formation  du  nouveau  peuple.  Tout  le  monde  sait  que 
des  colonies  allemandes ,  hollandaises ,  françaises  ,  se  sont 
établies  sur  les  bords  de  l'Ohio.  Aujourd'hui  les  Irlandais, 
qui  émigrent  par  milliers,  forment  au  milieu  des  diverses 
populations  américaines  une  espèce  de  corps  d'armée  im- 
possible à  méconnaître.  Pendantque  l'Écossais  ou  l'Anglais 
s'enfonce  dans  les  déserts ,  devient  planteur  et  bâtit  une 
ferme,  l'Irlandais,  incapable  de  s'isoler,  ne  quitte  pas  les 
grandes  villes  et  garde  toujours  sa  nationalité  distincte.  A 
Boston  ,  à  New-York,  à  Philadelphie,  vous  le  reconnais- 
sez à  son  accent  ineffaçable,  aux  haillons  qui  le  couvrent, 
à  sa  misère  et  à  sa  gaité.  Comme  le  Juif  du  moyen-âge ,  il 
habite  un  quartier  séparé,  n'oublie  jamais  sa  patrie  ab- 
sente, garde  intacte  l'originalité  de  ses  mœurs  et  la  bi- 
zarrerie de  ses  vieilles  coutumes.  L'Irlandais  pourrait  dé- 
fricher des  terres  et  laisser  un  bel  héritage  à  ses  enfans  ;  il 
pourrait  s'amalgamer  avec  la  population  américaine,  de- 


168  DES  SPK(-lALriliS  SATIOKALES. 

venir  riche  et  aspirer  aux  emplois  publics.  Ne  croyez  pas 
qu'il  le  désire ,  ce  serait  perdre  caste  et  se  détacher  de  la 
souche  originelle.  La  confraternité  de  misère,  de  langage 
et  de  souvenir,  est  un  charme  que  rien  ne  peut  rompre. 
Singulier  phénomène  !  le  malheur  et  la  dégradation  des 
Israélites  ont  fait  consolider  leur  unité  nationale.  Ne  di- 
rait-on pas  que  les  facultés  sympathiques  de  l'homme  s'ac- 
croissent en  raison  de  sa  souffrance,  et  qu'une  providence 
bienfaisante  lui  accorde  ce  genre  de  bonheur  pour  le  dé- 
dommager de  tous  les  autres  ?  Un  poète  anglais  plein  de 
sensibilité  l'a  dit  depuis  long-tems  :  «  La  communauté  des 
plaisirs  fait  des  amitiés  passagères,  c'est  la  communauté 
des  peines  qui  grave  l'amour  dans  le  cœur.  »  En  raison 
de  cette  maxime  philosophique  et  sentimentale,  toutes  les 
grandes  villes  d'Amérique  semblent  destinées  à  avoir  leur 
quartier  irlandais;  quartier  boueux  ,  infect,  incommode, 
où  pullule  une  végétation  immonde  et  joyeuse ,  où  l'on 
se  bat  et  où  l'on  chante  du  soir  au  matin  ,  où  la  tradi- 
tion du  patois  milésien  se  transmet  de  génération  en  géné- 
ration. 

Certes,  le  caractère  des  races  se  perpétue  victorieuse- 
ment à  travers  les  âges.  Il  s'altère  et  se  modifie  ,  mais 
il  ne  s'anéantit  pas.  Partout  où  le  sang  gothique  a  circulé, 
on  a  reconnu  la  même  hauteur,  la  même  fierté,  le  même 
courage.  Le  sang  gaulois  ne  s'est  pas  altéré  dans  le  Ca- 
nada. Les  Anglais  retrouvent  chez  les  Américains  l'esprit 
d'entreprise,  l'énergie,  la  vigueur  persévérante  des  Saxons 
leurs  ancêtres.  La  conduite  des  Américains  pendant  la 
guerre  de  l'indépendance  est  une  conduite  toute  anglaise. 
La  révolution  de  France  a  rappelé  sous  plus  d'un  rapport 
la  vieille  révolte  des  Maillotins. 

Mes  observations  se  trouveraient  dénuées  de  toute  phi- 


nES  SPÉCIALITÉS  NATIONALES.  101) 

losophie  et  de  toute  utilité ,  si  nous  ne  cherchions  à  fixer 
d'une  manière  historique  le  progrès  ,  le  mélange  et  la 
destinée  définitive  des  nationalités  modernes.   Sommes- 
nous  sur  la  voie  d'une  fusion  universelle  ?  Faut-il  nous  at- 
tendre à  ce  que  toutes  les  nationalités  s'effacent  en  s'in- 
fluençant  mutuellement?  Ce  n'est  pas  là  seulement  une 
question   de  curiosité   historique  ,  mais  une  question  de 
littérature,   de  politique  et   d'art  (1).   Quelle  subtilité, 
quelle  finesse  d'esprit  ne  faudrait-il  pas  pour  apprécier  le 
résultat  total  de  ces  influences  si  diverses?  Le  philosophe 
peut  affirmer  qu'elles  ne  se  détruisent  pas  :  mais  que  de- 
viennent-elles ?  Comment  poursuivre  à  travers  toutes  ces 
métamorphoses  le  génie  de  la  race  saxonne  ,   s'élançant 
du  fond  des  bois  de  la  Germanie,  animant  l'Angleterre  , 
s' alliant  au  puritanisme,  fondant  l'Amérique  septentrio- 
nale et  qui  ne  peut  manquer  de  se  transformer  de  nou- 
veau. Si  l'on  veut  remonter  plus  haut  encore  ,  ne  semble- 
t-il  pas  prouvé  par  les  travaux  philologiques  de  quelques 
écrivains  allemands  que  le  génie  féodal  de  la  Germanie 
descend  en  ligne  directe  de  l'Inde  antique?  On  avait  re- 
marqué, d'une  part,  l'étrange  ressemblance  des  racines  de 
la  langue  persane  avec  les  racines  de  la  langue  allemande; 
d'une  autre,  la  similitude  non  moins  bizarre  qui  se  trouve 
entre  l'esprit  de  caste  de  l'Hindostan  et  la  hiérarchie  féo- 
dale. L'étude  des  poèmes  sanscrits  et  des  traditions  natio- 
nales a  démontré  récemment  que  cette  double  analogie 

(1)  IVoTE  DU  Tr.  h  est  remai'quable  qu'à  riiistant  même  où  parais- 
sait cil  Angleterre  cet  article  qui  indiquait  avec  une  spirituelle  finesse 
linfluence  mutuelle  des  nationalités,  un  jeune  écrivain,  M.  Pliilarètc 
Chastes  ,  développait ,  à  l'Athénée  de  Paris,  dans  un  discours  dune 
éloquence  entrainanle ,  la  même  théorie  appliquée  aux  diverses 
phases  littéraires  et  à  l'histoire  de  l'intelligence. 


170  DES  SPÊCIALÎTËS  NATIONALES. 

n'a  rien  d'illusoire,  et  que  les  nations  hindou -germa- 
niques appartiennent  à  une  seule  et  même  race.  Osez 
donc  nier  la  vitalité  puissante  des  nationalités ,  osez  ré- 
voquer en  doute  la  perpétuité  de  cette  vieille  sève  qui  ne 
cesse  point  d'alimenter  de  jeunes  rameaux. 

\{Metropolitan.) 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 


DR  LA  LITTÉRATURE,    DES  BEAUX-AUTS  ,    DU  COMMERCE,    DES  ARTS 
INDUSTRIELS,   DE    l' AGRICULTURE  ,   ETC. 


Du  système  électoral  de  V Angleterre  avant  et  depuis 
le  bill  de  réforme.  —  Au  moment  où  la  Grande-Breta- 
gne, en  présence  d'un  ministère  pris  dans  les  rangs  de  la 
minorité  de  la  Chambre  des  Communes  ,  manifeste  avec 
une  sagesse  et  une  fermeté  admirables,  par  ses  élections 
générales  ,  la  volonté  de  persister  dans  la  voie  du  progrès 
modéré  qu'elle  avait  embrassé;  il  ne  sera  pas  sans  intérêt 
de  comparer  le  chaos  électoral  qui  a  précédé  la  réforme , 
avec  le  nouveau  système  d'élection  qui  a  permis  à  près 
d'un  million  de  citoyens  de  prendre  une  part  active  aux 
affaires  du  pavs. 

L'inégalité  de  la  représentation  nationale  dans  la  Cham- 
bre des  Communes  et  les  vices  du  mode  d'élection  avaient 
été  signalés,  il  v  a  plus  de  cinquante  ans ,  par  les  deux 
hommes  d'état  les  plus  célèbres  du  dix-huitième  siècle  , 
le  vieux  Chatham  et  son  fils.  «  Le  beau  système  de  gou- 
vernement qui  fait  de  l'Angleterre  l'objet  de  l'admiration 
et  de  l'envie  de  tous  les  peuples,  disait  W.  Pitt  dans  sa 
motion  pour  la  réforme  parlementaire  du  7  mai  1783  ,  a 
dégénéré  de  sa  purel('  primitive  ,  et  les  représentans  de  la 
nation  anglaise  ont  cessé  depuis  loug-tems  d'avoir  la 
moindre  relation  avec  elle.  La  représentation  nationale, 
pour  atteindre  aux  degrés  de  durée  et  d'excellence  aux- 


172  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

quels  elle  aspire,  doit  être  égale,  facile,  praticable  et  com-  , 
plète  5  elle  a  cessé  d'avoir  ces  caractères,  puisque  les  repré- 
sentans  du  peuple  cessent  d'avoir  des  rapports  avec  le 
peuple  qui  les  nomme ,  et  se  trouvent  ou  se  placent  dans 
la  dépendance  de  la  couronne  ou  de  l'aristocratie.  Or,  il 
est  des  villes  ou  bourgs  qui  sont  sous  l'influence  directe 
de  la  trésorerie  et  de  l'administration  des  douanes  tels 
que  les  cinq  ports  ^  et  tous  ceux  où  les  douanes  exer- 
cent une  action  immédiate  5  il  est  des  bourgs  qui  n'en 
ont  que  le  nom  et  dont  l'existence  n'est  connue  que  par 
leur  représentation  ;  il  en  est  dans  lesquels  un  petit 
nombre  de  votans  est  en  possession  de  vendre  le  droit 
d'élire  et  de  trafiquer  de  leur  vote  au  plus  offrant  et  aux 
enchères  publiques.  Le  nabab  d'Arcate  a  sept  ou  huit 
de  ces  représentans  dans  la  Chambre  des  Communes.  » 
L'ordre  du  jour  sur  cette  motion  ne  fut  adopté  qu'à  la 
majorité  de  161  voix  contre  141. 

Le  premier  Parlement  de  Henri  VIII  ne  comptait  que 
198  membres.  La  réunion  des  législatures  d'Ecosse  et  d'Ir- 
lande a  étendu  ce  nombre  à  466,  et  les  chartes  particu- 
lières émanées  d'Henri  YIII  et  de  ses  successeurs  l'ont 
porté  à  658  ,  répartis  ainsi  qu'il  suit  :  pour  l'Angleterre 
489,  pour  le  pays  de  Galles  24  ,  pour  TÉcosse  45  ,  et 
pour  l'Irlande  100.  Le  vice  de  la  représentation  anglaise 
des  villes  et  des  bourgs  était  moins  l'œuvre  du  législateur 
qui  l'avait  fondée  que  celle  des  siècles  progressifs  durant 
lesquels  elle  était  restée  stationnaire.  C'est  ainsi  qu'un 
respect  absurde  pour  les  institutions  de  la  vieille  Angle- 
terre donnait  une  dépulation  à  des  bourgs  inhabités ,  jadis 
populeux j  tandis  qu'il  la  refusait  à  des  villes,  aujour- 
d'hui florissantes  ,  et  qui  ne  formaient  autrefois  que 
de  simples  villages.  Mais  les  statuts  et  les  chartes  parti- 
culières qui  ont  successivement  réglé  la  capacité  éleclo- 


DU  COMMERCE,  DE  l'iNDUSTME  ,  ETC.  173 

raie  dans  les  villes  et  les  bourgs  ,  renfermaient  les  germes 
des  abus  que  le  tems  a  développés.  Ainsi  dans  29  bourgs 
où  ,  dans  l'origine ,  Téleclorat  était  attaché  à  la  tenure 
bourgeoise  (  burgage  tenure),  le  propriétaire  de  ces  ter- 
rains aujourd'hui  inhabités  se  nommait  lui-même  ou  par 
ses  ferfniers.  Il  v  avait  des  villes  où  tout  habitant  était 
électeur;  dans  les  unes  on  ne  rangeait  dans  cette  classe 
que  les  propriétaires  de  maisons 5  dans  quelques  autres, 
on  y  comprenait  quiconque  payait  sa  quote-part  des 
charges  de  la  paroisse. 

Ailleurs  il  fallait  être  bourgeois ,  ou  bien  être  admis  à 
la  corporation  ou  à  la  franchise  de  la  ville ,  depuis  un 
an.  Dans  les  villes  et  ports  qui  sont  comtés  par  eux- 
mêmes,  il  fallait  être  propriétaire  de/zee-^oW^,  c'est-à- 
dire  de  la  maison  et  du  sol.  Pour  être  électeur  de  comté, 
il  fallait  être  possesseur  defree-holds  ou  franc-tenancier 
pour  un  revenu  annuel  de  40  schell.,  valeur  fixée  par  le 
10^  statut  d'Henri  VI,  équivalant  aujourd'hui  à  20  liv.  st. 
{500  fr.).  A  cette  condition  on  avait  le  droit  de  voter  in- 
différemment partout  dans  les  Trois-Royaumes,  abstrac- 
tion faite  du  domicile  ;  ce  qui  permettait  à  certains  élec- 
teurs de  concourir  à  plusieurs  élections  pour  là  même  lé- 
gislature. 

Les  conditions  d'éligibilité  étaient  :  d'être  né  anglais, 
d'avoir  atteint  l'âge  de  vingt-et-un  ans,  de  posséder  de- 
puis un  an  ,  sauf  les  cas  d'échule  par  succession  ,  testa- 
ment ou  contrat  de  mariage  ,  un  revenu  annuel  net  de 
toute  charge,  de  600  liv.  st.  (15,000  fr.)  ,  pour  les  dé- 
putés des  comtés  ,  et  de  300  liv.  st.  (7,500)  pour  ceux 
des  villes  et  ports.  Les  fils  de  pair  étaient  seuls  affranchis 
de  cette  dernière  condition. 

Etaient  inéligibles  :  les  membres  du  clergé  anglican  ou 
ministres  de  l'Evangile  en  Ecosse  ,  les  papistes ,  les  ci- 


174  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

loyens  coupables  ou  prévenus  de  crimes  capitaux,  les  mis 
hors  la  loiÇoiit-laws)  en  matière  criminelle  seulement;  les 
shériifs  des  comtés,  les  maires,  baillis,  shérifFs  des  villes, 
ports  et  bourgs,  dans  leurs  juridictions  respectives  seule- 
ment; les  personnes  employées  à  la  perception  de  tout  re- 
venu public  ,  provenant  d'impôts  créés  depuis  1808  ;  les 
commissaires  des  prises,  leurs  secrétaires  ou  receveurs,  les 
contrôleurs  des  comptes  de  l'armée,  les  gouverneurs  des 
colonies  et  leurs  lieutenans  ;  les  employés  de  l'excise  des 
douanes  ,  du  timbre  ,  du  sel  ,  etc.  ;  les  commis  des  em- 
ployés supérieurs  de  la  trésorerie  ,  de  l'échiquier  ,  de  la 
marine,  des  vivres,  de  l'amirauté,  enfin  ceux  de  tous  les  mi- 
nistères, à  l'exception  des  sous-secrétaires-d'état  ;  les  pen- 
sionnaires révocables  de  la  couronne  ;  les  fournisseurs  du 
gouvernement  5  les  élus  de  plusieurs  villes ,  bourgs  ou 
comtés,  jusqu'après  leur  option. 

Tel  était  le  dernier  étal  de  la  législation  électorale  dans 
le  Royaume-Uni,  quand  le  bill  de  réCorme  a  été  promul- 
gué. Voici  le  résumé  des  dispositions  de  ce  bill,  quanta 
la  capacité  électorale,  la  formation  des  listes,  et  le  mode 
d'élection. 

Le  législateur  a  retiré  aux  bourgs-pourris  leurs  vieux 
privilèges  ;  il  a  accordé  le  droit  de  voter  à  plusieurs  cités 
populeuses  qui  en  étaient  privées,  et  dans  les  comtés  il  a 
réduit  le  revenu  exigé  pour  l'électorat,  de  40  liv.  st.  à  10 
liv.  st.  (250  fr.);  pour  les  élections  des  villes  et  bourgs,  il 
a  maintenu  presque  intégralement  les  anciennes  condi- 
tions, et  n'a  imposé  aux  habitans  des  villes  affranchies 
que  des  conditions  uniformes,  telles  que  de  jouir  du  droit 
de  cité ,  et  de  payer  depuis  un  tems  déterminé  une  légère 
redevance.  Ces  diverses  dispositions  ont  créé  plus  de 
800,000  nouveaux  électeurs. 

Le  bill  exige  la  formation  d'une  liste  électorale  double. 


DU  COMMERCE,   DE  l' INDUSTRIE,   ETC.  175 

Cette  liste  est  permanente.  Elle  est  révisée  tous  les  ans  à 
une  époque  déterminée  ,  contratlictoirement  entre  le  ci- 
toyen inscrit  ou  rayé  et  les  agens  du  gouvernement  ou 
les  électeurs  opposans,  comme  dans  le  système  français. 
Un  double  de  la  liste  est  donné  aux  clercs  du  scrutin  ,  et 
sert  à  vérifier  la  capacité  des  volans.  Dès  que  la  procla- 
mation royale  pour  l'élection  d'un  nouveau  parlement  est 
émanée  du  roi ,  Tordre  est  donné  au  grand  chancelier 
d'expédier  aux  schérifFs  des  comtés  les  writs  ou  man- 
dats électoraux.  Ceux-ci  requièrent,  en  conséquence,  les 
magistrats  désignés  par  la  loi  sous  le  nom  de  retuniing 
officers  de  remplir  les  formalités  préalables ,  c'est-à-dire 
d'annoncer  l'époque  et  le  lieu  de  l'élection  ,  de  dispo- 
ser le  local  où  elle  doit  se  faire  •  de  recevoir  les  sermens 
des  clercs  et  de  préparer  les  cheqne-books  ,  rep^istres 
portatifs  sur  lesquels  les  inspecteurs  du  poil  et  les  candi- 
dats inscrivent  les  votes  ,  et  qui  servent  à  contrôler  le  re- 
gistre tenu  par  le  clerc  du  poil. 

Le  jour  de  l'élection  ,  le  schéritF,  ou  le  haut-bailly  , 
se  rend  au  local  où  elle  doit  avoir  lieu  5  c'est  autant  que 
possible  une  salle  pouvant  contenir  600  personnes  au 
moins.  Il  ouvre  les  opérations,  en  prêtant  serment  con- 
tre la  corruption  devant  un  juge  de  paix  ou  entre  les 
mains  de  trois  électeurs;  il  lit  l'acte  du  parlement  contre 
la  corruption  et  proclame  publiquement  le  nom  des  can- 
didats. Le  bureau  se  compose  du  retwning  officei\  fai- 
sant les  fonctions  de  président,  et  du  clerc  ou  secrétaire  du 
poil.  Si  les  candidats  n'ont  pas  de  compétiteurs,  la  seule 
proclamation  de  leurs  noms,  par  le  schérifip,  devant  l'as- 
semblée électorale,  équivaut  à  l'élection,  et  on  n'a  pas  le 
droit  de  réclamer  ni  d'ouvrir  un  scrutin  ;  mais  ,  s'il  y  a 
concurrence  entre  les  candidats,  le  poil  ne  peut  être  re- 
fusé. Toutes  les  mesures  sont  prises  pour  que  l'opération 


176  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

ait  lieu  avec  ordre  et  sans  confusion.  L'abord  des  salles 
d'assemblée  est  garanti  par  des  palissades  ou  couloirs 
étroits  où  l'on  ne  peut  circuler  qu'un  à  un.  L'électeur 
s'approche  du  bureau  et  fait  constater  son  droit  d'élire, 
et  déclare,  à  haute  voix,  qu'il  vole  pour  tel  ou  tel  candidat. 
Ceux-ci  sont  présens  au  bureau^  assistés  de  leurs  clercs, 
qui  notent  les  votes  sur  le  cheqiie-booh . 

On  connaît  les  scènes  plus  ou  moins  grotesques  aux- 
quelles donnaient  lieu  ,  trop  souvent ,  les  interpellations 
faites  aux  divers  candidats,  et  la  lutte  deprotestationsou  de 
lieux  communs  politiques,  qui  s'élevait  entre  ces  derniers 
et  l'assemblée.  Ces  questions  ,  ces  harangues  sont  encore 
autorisées  ;  mais  elles  n'ont  rien  de  ridicule,  ni  d'odieux 
aujourd'hui ,  bien  qu'elles  paraissent  fort  étranges  à  nos 
voisins.  Sans  doute  leur  caractère  se  plierait  moins  que 
le  nôtre  à  ces  manifestations  d'une  démocratie  dont  le 
lit,  fortement  contenu  par  notre  vieille  constitution,  a  été 
profondément  creusé  par  nos  mœurs  politiques  :  mais  je 
ne  sais  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  ,  pour  leurs  candidats, 
de  faire  un  essai  public  des  lumières  qu'ils  ont  acquises 
sur  les  intérêts  positifs  du  royaume,  sur  les  améliora- 
tions praticables  dans  la  législation  civile  ,  criminelle  , 
industrielle,  administrative,  etc.,  que  de  capter  en  se- 
cret des  suffrages  par  des  promesses  faites  isolément  à 
l'égoisme ,  ou  par  de  maladroites  flatteries  jetées  à  la  va- 
nité d'un  électeur. 


^  \u^ci$   ^^rtfttr^lTes. 


'<:^^::y 


Cas  remarquable  de  monstruosité  vivante.  —  Le  der- 
nier numéro  de  \ American  Journal  of  Science ,  jour- 
nal rédigé  par  des  hommes  habiles  qui  méritent  toute  con- 
fiance, contient  la  description  d'un  poisson  double  ap- 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDUSTRIE,   ETC.  177 

pelé  chat  (espèce  de  silurus).  Ce  poisson  phénomène  fut 
pris  avec  un  filet  à  crevettes,  au  mois  d'août  1 833  ,  à  l'em- 
bouclmie  de  lu  Cape-Fear ,  dans  la  Caroline  du  Nord.  Les 
deux  sujets  étaient  unis  l'un  à  l'autre  comme  les  jumeaux 
siamois.  Un  même  tégument  couvrait  leur  poitrine,  et  une 
simple  raie  noire  en  marquait  la  séparation.  La  contexture 
et  la  couleur  de  la  peau  étaient  en  tout  semblables  à  celles 
du  ventre.  La  tète  et  les  entrailles  étaient  dans  leur  entier 
chez  chacun  d'eux  -,  mais  lorsqu'on  pratiqua  l'incision  sur 
un  coté  de  l'abdomen ,  on  trouva  cette  membrane  vide. 
On  conjectura  dès  lors  que  les  entrailles  qu'elle  aurait  dii 
contenir  étaient  passées  dans  l'abdomen  de  l'autre  sujet, 
ce  qui  se  vérifia.  Le  premier  de  ces  poissons  avait  trois 
pouces  et  demi  de  longueur,  et  le  second  deux  pouces  et 
demi  seulement.  ïl est  probable  que,  lorsque  ces  animaux 
naquirent,  ils  étaient  de  même  force  et  de  même  grandeur; 
mais  la  nature  paraissant  plus  favorable  an  développe- 
ment de  l'un  que  de  l'autre,  le  premier  aurait  beaucoup 
plus  grossi  que  le  second  s'ils  eussent  vécu  plus  long- 
tems;  car  avant  naturellement  la  tète  placée  au-dessus 
de  celui-ci,  il  pouvait  choisir  la  nourriture  qui  se  présen- 
tait, tandis  que  l'autre  était  obligé  d'attendre  que  le 
hasard  le  servît  ou  que  son  jumeau  fût  rassasié. 

tltcrrtfure. 

Progrès  de  la  presse  pénodique  aux  Etats-Unis. 
—  Que  de  fois  n'avons- nous  pas  reproduit  le  titre  que 
nous  venons  de  transcrire  ;  mais  aussi  quelle  est  l'indus- 
trie ,  quel  est  l'art ,  quelle  est  la  science ,  qui ,  en  si  peu 
d'années,  a  fait  autant  de  progrès ,  a  pris  autant  de  déve- 
loppemens  que  la  presse  périodique  ?  et  nulle  part  aussi , 
cet  accroissement  et  ces  progrès  n'ont  été  plus  rapides 
xiir.  12 


178  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

qu'aux  Etats-Unis.  Nous  nous  proposons,  dans  un  pro- 
chain article  ,  de  tracer  une  esquisse  historique  de  la  lit- 
térature périodique  dans  l'Union  ,  tableau  qui  ne  sera 
pas  moins  piquant  que  celui  de  l'histoire  du  théâtre  et 
de  l'art  dramatique  de  l'Amérique  du  Nord,  que  nous 
avons  publié  dans  notre  dernier  numéro.  En  attendant , 
et  sans  déflorer  les  révélations  curieuses  qui  feront  par- 
tie de  notre  prochain  article ,  nous  allons  donner  ici  un 
aperçu  de  l'état  actuel  des  différentes  branches  de  la 
presse  périodique  aux  Etats-Unis.  C'est  à  un  journal  amé- 
ricain que  nous  empruntons  cet  intéressant  résumé  : 

«  Ce  fut  en  1704,  à  Boston,  que  parut  le  premier  jour- 
nal anj^lo-américain  j  en  1720,  les  colonies  américaines 
publiaient  seulement  trois  journaux  ;  en  1771  ,  vingt- 
cinq  ;  en  1775,  trente-sept.  On  le  voit,  cette  marche, 
quoique  progressive,  était  encore  bien  lente-,  mais  elle 
prit  tout  son  essor  du  moment  où  les  Américains  eurent 
conquis  leur  indépendance.  En  effet,  en  1801,  les  Etats- 
Unis  publiaient  deux  cents  journaux  5  en  1810,  trois 
cent  cinquante  -  neuf  ;  en  1828,  huit  cent  cinquante- 
un  5  et  enfin  ,  en  1834  ,  douze  cent  cinquante  journaux 
et  cent  quarante  feuilles  périodiques.  Il  est  bon  cepen- 
dant de  faire  remarquer  que,  parmi  ce  grand  nombre  de 
journaux  ,  il  en  est  bien  peu  qui  soient  quotidiens.  En 
1801  on  en  comptait  dix-sept  5  en  1810  ,  vingt-sept ,  et 
en  1834  ,  quatre-vingt-dix  tout  au  plus;  mais  pour  avoir 
une  idée  exacte  de  l'importance  de  la  presse  américaine  , 
il  ne  s'agit  pas  seulement  de  connaître  le  nombre  de 
journaux  qui  existent ,  et  le  mode  de  leur  publication  ;  il 
faut  encore  savoir  quel  est  le  chiffre  de  leur  émission. 
En  1801  ,  le  docteur  Miller  évalua  l'émission  totale  de  la 
presse  américaine  à  13,075,000  feuilles  5  M.  Thomas  la 
porta,  en  1810,  à  22,222,200.  Ainsi,  dans  l'espace  de 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDUSÏRIE,  ETC.  179 

ces  dix  années  ,  non  seulement  le  nombre  des  journaux 
s'accrut,  mais  encore  leur  émission  particulière  prit  une 
plus  grande  extension.  Aujourd'hui,  d'apiès  des  calculs 
assez  exacts,  on  peut  porter  l'émission  totale  de  la  presse 
américaine  à  70  ou  80  millions  de  feuilles  par  an. 

»  Il  serait  difficile  de  répartir  d'une  manière  équitable 
ce  nombre  immense  de  feuilles  entre  les  1,200  journaux 
publiés  dans  l'Union.  Leurs  modes  si  divers  de  publi- 
cation ,  les  phases  si  incertaines  de  leur  existence  et 
mille  autres  causes  ,  rendent  cette  appréciation  presque 
impossible.  Cependant  on  pourra  juger  de  l'importance 
de  ces  publications  par  ce  qui  se  passe  à  New-York.  En 
1832,  W^ï /mual-Registei-  de  celle  \'û\e  assi^nsiit  à  cha- 
cun des  treize  journaux  quotidiens  qui  se  publient  à 
New- York  une  émission  moyenne  de  1,400  exemplaires 
par  jour,  et  en  1834,  il  a  porté  ce  chiffre  à  1,700.  Cette 
moyenne  serait,  sans  contredit,  beaucoup  trop  élevée 
pour  les  90  journaux  quotidiens  qui  se  publient  mainte- 
nant dans  l'Union,  et  ne  peut  être  applicable  qu'aux 
feuilles  publiées  dans  les  grandes  villes ,  telles  que  Phi- 
ladelphie ,  Boston,  Baltimore,  etc.,  etc.  En  général, 
la  distribution  moyenne  des  journaux  de  l'intérieur  flotte 
entre  500,  600  et  650  exemplaires  par  jour.  Cependant, 
dans  le  Massachussets  ,  le  New-Hampshire  et  le  Connec- 
licut ,  on  la  porte  à  800.  Voici  maintenant  quel  est  le 
nombre  des  journaux  et  recueils  périodiques  qui  s'oc- 
cupent de  sciences,  de  littérature,  de  beaux -arts  ,  etc. 
Nous  indiquons  ici  leur  nombre  et  leur  spécialité  : 


Journaux  de  médecine 8 

Joui'uaux  de  jurisprudence. .  3 

Recueils  littéraires Ii9 

Jouru.  religieux  et  littéraii'es.  lil 


Journaux  purement  l'eligieux.  85 

Journaux  d'agriculture 12 

Journaux  de  tempérance..  .  .    18 

Total 216 


180  MOUVELLliS  DES  SCIENCES, 

»  Il  serait  sans  doute  difficile  de  préciser  le  chiffre  de 
l'émission  de  ces  divers  recueils;  nous  ne  l'essaierons 
même  pas.  Nous  dirons  seulement  qu'entre  toutes  les  pu- 
blications ,  celles  d'un  caractère  religieux  se  distinguent 
par  l'activité  de  leurs  éditeurs  et  par  l'empressement  des 
divers  sectaires  auxquelles  elles  s'adressent.  Ainsi  ,  le 
N^ew-l'oj'k  Baptiste-Register,  expression  de  la  secte  des 
anabaptistes  ,  et  qui  s'imprime  à  Utica  ,  compte  7,000 
souscripteurs  5  le  Christian-  A dvocnte  ,  journal  métho- 
diste qui  s'imprime  à  New-York,  a  32,000  abonnés.  Les 
autres  journaux  méthodistes  comptent  environ  3,000 
abonnés.  Enfin,  le  Gospel- Advocate  et  le  Trumpet-Ma- 
gazine ,  tous  deux  organes  des  universalistes  ,  ne  comp- 
tent pas  moins  de  5  et  8,000  souscripteurs.  » 

âfecott<?mi<;    Sa.octafe. 


Projet  d'une  nécropole  gigantesque.  —  Depuis  quinze 
années,  l'Angleterre  offre  un  spectacle  vraiment  affligeant, 
retracé  de  différentes  manières  ,  suivant  les  impressions 
que  chaque  auteur  a  ressenties-  mais  toujours  pénible  , 
sous  quelque  point  de  vue  qu'on  l'ait  considéré.  Ce  n'est 
pas  à  nos  dissensions  politiques  que  je  veux  ici  faire 
allusion,  mais  bien  à  ce  progrès  irrésistible  de  la  surabon- 
dance de  la  population  qui  tarit  toutes  les  sources  de  ri- 
chesse et  de  prospérité.  Quarante  mille  enfans  de  la 
Grande-Bretagne  qui,  chaque  année,  quittent  volontai- 
rement le  sol  de  la  patrie,  trois  mille  condamnés  que  nos 
lois  envoient  tous  les  ans  dans  des  pays  lointains ,  ne  par- 
viennent pas  encore  à  établir  l'équilibre  entre  l'accrois- 
sement de  la  population  et  celui  de  la  production  des  objets 
nécessaires  à  l'alimenter.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les 
vivans  qui  se  gênent  les  uns  les  autres,  les  morts  viennent 


DU  COMMERCE,  DE  l'iNDUSTHIE  ,  ETC.  18l 

aussi  chaque  jour  leur  ravir  une  portion  de  cet  étroit 
espace  qui  suffit  à  peine  à  leur  existen(^e.  Les  caveaux  des 
églises  regorgent  de  cadavres  et  de  cercueils  ;  un  air  mé- 
phylique  circule  dans  leur  enceinte;  les  cimetières  dis- 
posés autour  des  paroisses  sont  encombrés,  et  chaque 
jour  on  apprend  que  des  tombes  fermées  la  veille  sont  vi- 
dées le  lendemain  pour  recevoir  un  nouvel  occupant.  In- 
sensiblement le  sol  des  cimetières  de  Londres  s'est  élevé 
au-dessus  de  son  niveau  naturel  -,  et  les  tombes  sont  actuel- 
lement si  rapprochées  qu'à  l'ouverture  de  chaque  nou- 
velle fosse  il  s'exhale  de  ces  lieux  un  air  tellement  vicié,  des 
gaz  tellement  délétères,  qu'en  général  la  santé  des  habi- 
tans  qui  vivent  auprès  de  ces  cloaques  en  est  gravement 
affectée.  Cependant  chaque  année  plusieurs  navires  expor- 
tent de  Londres  des  chargemens  entiers  d'ossemens  hu- 
mains dans  les  parties  septentrionales  de  l'Angleterre,  où  ils 
sont  brovés  pour  servir  ensuite  comme  engrais.  A  Shields 
et  à  Sunderland ,  villes  maritimes  ,  on  a  imaginé  un  sin- 
gulier expédient  pour  subvenir  à  l'insuffisance  de  l'espace 
destiné  aux  sépultures  :  les  corporations  de  ces  deux  villes 
obligent  les  navires  qui  fréquentent  ces  deux  ports  à  dé- 
poser leurs  lests  sur  Je  sol  des  cimetières.  Par  ce  moyen, 
des  couches  successives  de  terre  se  sont  accumulées  et 
ont  formé  au-dessus  du  sol  primitif  un  nouvel  emplace- 
ment que  la  mort  viendra  bientôt  envahir. 

Dans  des  villes  plus  populeuses ,  telles  que  Manchester 
et  Liverpool ,  les  mêmes  embarras  se  sont  présentés  ;  par- 
tout on  a  été  forcé  d'ouvrir  de  nouveaux  cimetières  ,  et 
la  corporation  de  Londres  ,  à  son  tour ,  n'a  pu  s'empêcher 
d'en  créer  un  auprès  de  Paddington.  Mais  ces  nouveaux 
terrains  qu'on  prépare  ne  seront-ils  pas  bientôt  remplis  5 
car  on  ne  fait  qu'agrandir  le  domaine  de  la  mort,  sans 
remédier  aux  causes  si  nombreuses  qui  en  accélèrent  le* 


182  xoiu'KM.rs  bES  sciences, 

progrès.  C'est  aussi  pour  ('conomiser  l'espace  que  M.  Wil- 
son  a  conçu  le  plan  d'une  immense  nécropole  qui,  pendant 
plusieurs  siècles,  pourrait  sans  encombrement  recevoir  les 
dépouilles  mortelles  des  habitans  de  la  capitale.  Ce  projet, 
quelque  gigantesque  qu'il  soit,  quelles  que  soient  les  diffi- 
cultés d'exécution  qu'il  présente ,  nous  semble  cependant 
digne  d'attention.  En  l'examinant,  on  croirait  lire  la  des- 
cription de  quelques-unes  de  ces  étonnantes  créations  de 
Martin.  La  nécropole  de  M.  Wilson  sera  tonte  n.onumen- 
tale-,  point  d'arbustes,  point  de  verdure,  point  de  ces  coli- 
fichets d'architecture  mondaine  qui  s'allient  si  mal  avec 
les  idées  de  mort  et  d'éternité.  Imaginez  une  pyramide 
de  granit  immense,  plus  grande  encore  que  celle  de 
Chéops,  dont  la  base  occuperait  une  superficie  de  900 
pieds  carrés  et  dont  le  sommet  s'élèverait  dans  les  airs  à 
une  hauteur  de  1,800  pieds.  Voilà  quel  serait  l'aspect 
général  de  ce  monument  grandiose.  Examinons-le  main- 
tenant dans  ses  détails. 

Les  fondemens  seraient  en  entier  formés  par  plusieurs 
couches  de  pierres  liées  entre  elles  par  du  ciment.  On 
pénétrerait  dans  l'intérieur  par  quatre  portes  situées  au 
nord,  au  sud,  à  l'est  et  à  l'ouest^  à  partir  du  niveau  du 
sol  s'élèverait  successivement  une  longue  suite  d'étages 
dont  le  nombre  serait  de  quatre-vingt-quatorze,  depuis 
la  base  jusqu'au  sommet  de  la  pyramide.  Chacun  de  ces 
étages,  coupés  par  plusieurs  corridors ,  recevrait  un  nom- 
bre de  cercueils  proportionné  à  sa  capacité  :  ainsi  l'étage 
inférieur  pourrait  recevoir  147,360  cercueils,  tandis  que 
l'étage  le  plus  élevé  n'en  contiendrait  que  480.  D'après 
le  calcul  de  M.  Wilson,  l'édifice  entier  pourrait  con- 
tenir 5,167,104  cercueils.  Ainsi,  «n  supposant  que  le 
chiffre  de  la  mortalité  de  Londres  soit  de  27,000  par  an- 
née, il  ne  faudrait  pas  moins  de  deux  siècles  pour  remplir 


DU  COMMERCE,    DE  I.  INDUSTRIE  ,  ETC.  183 

cette  Immense  pyramide.  Certes ,  sous  le  rapport  de  l'é- 
conomie  du  terrain  ,  le  projet  de  M.  Wilson  présente  un 
avantage  immense;  car  en  suivant  la  méthode  ordinaire, 
1 ,000  acres  sutFiraient  là  peine  pour  recevoir  5,000,000  de 
cercueils  ,  tandis  que  la  base  de  la  pyramide  Wilson  n'oc- 
cuperait que  dix-huit  acres  de  superficie.  Disons  encore 
quelques  mots  sur  les  dispositions  intérieures  de  ce  vaste 
monument  :  des  corridors  spacieux  conduiraient  au  cen- 
tre de  rédlfîce;  là  un  ventilateur  général  renouvellerait 
l'air  jusque  dans  les  moindres  parties.  Aux  quatre  avenues 
principales  viendraient  aboutir  des  passages  de  différentes 
grandeurs  qui,  par  des  plans  inclinés,  communiqueraient 
d'étage  en  étage.  La  partie  inlerieure  du  monument  serait 
réservée  aux  grands  cénotaphes  5  là  on  élèverait  des  sta- 
tues aux  hommes  illustres,  là  on  étalerait  toute  la  pompe 
des  arts.  Dans  le  fond  serait  la  chapelle  ;  à  droite  et  à 
gauche  les  différens  bureaux  de  l'administration  et  les  lo- 
gemens  pour  les  gardes  et  les  surveillans.  Ainsi  le  plus  petit 
espace  serait  utilisé,  et  l'intérieur  de  cette  pyramide  res- 
semblerait à  une  ruche  immense  dont  chaque  cellule  se- 
rait un  tombeau. 

M.  Wilson  a  porté  à  2,500,000  liv.  st.  (37,500,000  f.) 
la  somme  nécessaire  pour  la  construction  de  ce  mausolée; 
mais,  comme  selon  toute  apparence  ,  il  serait  impossible 
de  réaliser  sur-le-champ  un  capital  aussi  considérable,  cet 
architecte  a  proposé  un  mode  d'érection  qui  semble  de- 
voir tout  concilier.  Il  voudrait  qu'on  bâtit  peu  à  peu,  et 
qu'on  laissât  chaquegénération  travailler  à  la  construction 
de  ce  monument  éternel.  Cependant  M.  Wilson  pense 
qu'on  pourrait  l'achever  dans  quatre-vingt-dix  et  même 
dans  vingt  ans,  si  l'on  avait  assez  de  capitaux  pour  se- 
conder l'entreprise.  Voici  comment  il  pense  que  les  entre- 
preneurs rentreraient  dans  leurs  fonds  :  en  supposant , 


184  ROUVELLES  DÈS  SCIENCES, 

dit-il,  que  le  nombre  des  décès  dans  Londres  soit  de  30,000 
par  année,  et  en  admettant  que  10,000  sépultures  seule- 
ment fussent  réservées  à  l'entreprise,  au  prix  de  10  liv. 
9t.  (200  fr.)  chacune  ,  il  y  aurait  une  recette  de  100,000 
liv.  par  an,  ou  de  10,000,000  par  siècle;  or,  comme  la 
pyramide  n'aurait  coûté  que  2,500,000  liv.,  il  y  aurait 
une  différence  au  profit  des  actionnaires  de  7,500,000  liv. 
sterl.,  différence  qui  couvrirait  bien  au-delà  le  capital  en- 
gagé et  les  intérêts. 

Ainsi,  ces  grands  monumens,  construits  autrefois  pour 
satisfaire  le  caprice  ou  la  vanité  d'un  tyran,  et  qui  ne  fai- 
saient qu'appauvrir  le  pays  où  ils  s'élevaient,  grâce  à  l'in- 
dustrialisme de  notre  époque,  sont  appliqués  à  l'utilité  de 
tous  et  deviennent  des  sources  immenses  de  richesse. 
Limerick  a  des  jardins  supendus  dont  les  parties  infé- 
rieures, louées  au  commerce,  sont  d'un  grand  rapport 5 
la  tonnelle  de  M.  Brunel  donnera  un  produit  de  plus  de 
400,000  fr.  par  an ,  et  la  pyramide  Wilson  ,  si  elle  est 
exécutée,  procurera,  comme  on  l'a  vu,  des  bénéfices 
considérables. 

(^g,f(tft5tt(|tt(l. 

Tableau  comparé  de  la  dui'ée  moyenne  de  la  vie  en 
France  et  aux  États-Unis.  —  Dans  un  article  du  plus 
haut  intérêt  sur  les  divers  systèmes  d'assurances  sur  la  vie 
que  nous  avons  publié  dans  le  2P  numéro  de  celte  série 
(septembre  1834),  se  trouvaient  des  rapprochemens  fort 
curieux  relatifs  à  la  durée  moyenne  de  la  vie ,  observée 
en  France  et  en  Angleterre.  Nous  profitons  de  la  publi- 
cation des  savans  mémoires  lus  à  l'Académie  américaine 
des  sciences  et  arts  ,  par  le  docteur  Wiggiesworlh ,  pour 


DU  COMMERCE,  DE  L'iNDUSTr.îE ,  ETC.  185 

mettre  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  les  résultats  des  re- 
cherches faites  aux  États-Unis  par  ce  statisticien  distingué 
sur  le  même  sujet.  Nous  commencerons  par  le  classement 
d'après  l'âge  de  la  population  américaine  rapproché  de 
celui  de  la  France  à  des  époques  à  peu  près  égales. 

Classement  par  âges  de  la  population  de  la  France  et  des  Etats- 
Unis. 


IRANCE    BN    le 

J26. 

NOMBRE 
d'individus. 

ETATS-UNIS    EN 

NOMBRE 
d'individus. 

9  ans 

et  au-dessous. 

5,968,810 

10 

ans 

et  au-dessous 

3,426.584 

9  — 

à  16  ans.  . . 

3.9Ji,370 

10 

— 

à  15  aus.  . . 

1,310,751 

16  — 

à  21  — 

2,652,030 

15 

. — 

à  20  —  .  . . 

1,173,327 

21   — 

à  30  — 

Zi, 386, 450 

20 

— 

à  30  —  ... 

1,868,564 

30  — 

à   40  —  .  . . 

4,218,100 

30 

— 

à  40  — 

1,148,161 

60  — 

à  50  —  ... 

3,476.210 

40 

— 

à  50  —  ... 

724,795 

50  — 

à  60  —  ... 

.    2,681.020 

50 

— 

à  60  —  .  .. 

453,428 

60  — 

à   70  —  ... 

1,732.450 

60 

— 

à  70  — 

263,776 

70  — 

à   80   —  .  .  . 

764,050 

70 

— 

à  80  — 

116,170 

80  et 

au-dessus.  .  .  . 
Total.  . . . 

166,410 

80 

et  au-dessus. 
Total 

38,502 

30,000,000 

10,526,058 

Nous  laissons  aux  physiologistes  le  soin  de  tirer  les 
conséquences  de  la  différence  qui  existe  entre  ces  chif- 
fres aux  deux  périodes  extrêmes  de  la  vie.  Nou§  ferons 
seulement  remarquer  que  le  chiffre  des  Etats-Unis  ne  se 
rapporte  qu'à  la  population  blanche. 

Voici  maintenant  la  durée  moyenne  pour  chaque  âge, 
telle  que  Ta  obtenue  M.  Wigglesworth-,  elle  corrobore  les 
données  de  ce  premier  tableau.  Nos  lecteurs  pourront  en- 
core mieux  s'en  convaincre  en  le  rapprochant  de  ceux  de 
Northampton ,  de  Duvillard ,  de  Deparcieux  et  de  Car- 
lisle,  qui  se  trouvent  à  la  page  91  de  notre  article  précité. 


186 


NOUVELLES  DES  SCIENCES 


Tableau  de  la  durée  moyenne  de  la  vie  à  chaque  âge  ^  obsetvée 
aux  Etats-Unis  ,  parle  docteur  Wigglesworth. 


A&ES.  DUREE 

de  la  vie. 

5  ans A0,88 

10  — 39,23 

15  — 36,17 

20  —  34,22 

25  — 32,33 

SO  — 30,25 

55  — 28,22 

40  — 26,04 

45  — 23,92 


AGKS.  DURÉE 

de  la  vie. 

50  ans 21,17 

55  —    18,35 

60  —   15,45 

65  — 12,45 

70  — 10,06 

75  —  ; 7,85 

80  —    5,85 

85  —   4,57 

90  — 3,75 


En  comparant  les  tables  française  et  américaine,  on 
verra  que  la  durée  de  la  vie  aux  Etals-Unis  est  bien  moin- 
dre qu'en  France,  depuis  l'enfancejusqu'àrâgemûr  5  mais 
qu'à  partir  de  cette  époque  jusqu'à  l'extrême  vieillesse  , 
tout  l'avantage  reste  aux  Américains  :  phénomène  remar- 
quable dont  on  ne  peut  se  rendre  raison  qu'en  tenant 
compte  de  cette  exertion  de  forces ,  de  cette  ardeur  que 
déploient  les  Américains  dans  toutes  leurs  entreprises.  Les 
plus  faibles  succombent  à  la  peine  5  mais  ceux  dont  la 
constitution  a  été  assez  forte  pour  résister  ,  parvien- 
nent à  un  âge  très-avancé  :  aussi  en  1830  ne  comptait-on 
pas  moins  de  508  centenaires  dans  l'Union. 


Tapisseries  de  Tfestminster.  —  Parmi  les  objets  pré- 
cieux qui  ont  élé  la  proie  des  flammes  lors  du  dernier 
incendie  de  Westminster ,  on  doit  surtout  regretter  les 
magnifiques  tapisseries  qui  décoraient  les  murs  de  la 
chambre  des  lords.  Les  premières  tentures  de  ce  genre, 


DU  COFMERCE  ,   DE  l'iXDUSTRIE,   ETC.  187 

qui  parurent  en  Europe,  furent  importées  trOrient  par 
les  croisés 5  à  cette  époque,  l'art  n'avait  fait  encore  que 
peu  de  progrès  parmi  nous,  les  femmes  de  qualité  étaient 
les  seules  qui  consacrassent  leurs  loisirs  à  ces  sortes  de  tra- 
vaux. Mais  le  génie  industriel  de  l'Europe  ne  tarda  pas  à 
s'en  emparer  et  à  en  faire  une  nouvelle  branche  de  com- 
merce ;  on  sait  que  les  Flamands  acquirent  les  premiers 
une  grande  réputation  dans  ce  genre  de  fabrication.  Les 
Français  et  les  Anglais  ne  fondèrent  de  semblables  éta- 
blissemens  que  dans  le  seizième  siècle,  sous  Henri  VIÏI, 
en  Angleterre,  et  sous  Henri  IV,  en  France.  Mais,  sous 
le  règne  de  Louis  XIV ,  les  tapisseries  françaises  rivali- 
saient déjà  avec  celles  des  Flamands.  En  Angleterre,  Jac- 
ques I"  favorisa  le  progrès  de  cette  industrie,  et  accorda 
2,000  livres  sterling  à  sir  Francis  Crâne,  pour  subvenir 
aux  frais  de  rétablissement  d'une  de  ces  manufactures  si- 
tuée à  Mortlake,  dans  le  comté  de  Surrev.  Jusque-là, 
les  Pays-Bas  étaient  les  seuls  qui  importassent  des  ta- 
pisseries dans  les  autres  contrées  de  l'Europe  ;  ce  fut 
là  aussi  que  l'on  fit  confectionner  celles  de  la  chambre 
des  lords.  Ces  tentures  représentaient  la  bataille  mémo- 
rable de  V Armada.  Le  poète,  Spencer,  fut  tellement 
frappé  de  la  beauté  de  l'exécution  de  cet  ouvrage,  qu'il 
nous  en  a  laissé  une  description  en  vers.  L'artiste  y  avait 
peint  ce  grand  événement  sous  toutes  ses  faces  :  c'était 
d'abord  un  coup-d'œil  général  de  la  flotte  espagnole,  puis 
les  différentes  manœuvres  d'attaque,  tantôt  les  masses  im- 
posantes de  l'escadre  ennemie  en  présence  du  petit  nombre 
de  vaisseaux  anglais  j  tantôt  le  plan  du  combat,  le  feu  de 
l'action ,  enfin  ,  la  défaite  et  le  départ  de  cette  escadre  qui 
avait  fait  trembler  l'Europe.  Tout  cela  était  exécuté  avec 
beaucoup  d'habileté.  En  1739,  John  Fine  eut  la  pensée 
d'en  publier  la  gravure ,   qu'il  accompagna  d'un  texte 


188  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

explicatif.  C'est  à  cet  ouvrage  intéressant  que  nous  avons 
emprunté  les  détails  qu'on  va  lire. 

Au  mois  de  mai  1588,  le  gouvernement  espa;^nol,  ré- 
solu d'envahir  l'Angleterre,  termina  tous  ses  préparatifs, 
et  donna  avec  solennité  le  nom  Ôl  Armada  invincible  à 
la  flotte  qu'il  venait  d'équiper.  Cette  flotte  se  composait 
de  130  voiles,  savoir  :  65  galions  ou  vaisseaux  de  guerre , 
25  flûtes,  19  chaloupes  ,  13  petites  frégates,  4  galéasses 
et  4  galères.  Il  y  avait  à  bord  19,295  soldats  et  8,050 
marins,  dont  un  cinquième  environ  avait  été  fourni  par 
le  Portugal.  Les  rjuatre  galéasses  portaient  1,200  rameurs 
et  les  quatre  galères  888  ;  il  y  avait  à  bord  2,431  pièces 
d'artillerie,  dont  347  appartenaient  au  Portugal,  et  4,575 
quintaux  de  poudre-,  en  outre,  2,000  volontaires  des 
familles  les  plus  distinguées  d'Espagne-  se  joignirent  à 
l'expédition ,  et  le  duc  de  Parme  ,  gouverneur  espagnol 
dans  les  Pays-Bas,  préparait  encore  d'autres  forces. 

L'escadre  anglaise  n'était  composée  que  de  30  vais- 
seaux de  guerre  ,  inférieurs  pour  la  plupart  à  ceux  de 
l'ennemi  ,  et  n'était  montée  que  par  17,472  marins. 
On  avait  divisé  l'armée  de  terre  en  deux  portions  :  l'une 
devait  être  opposée  à  l'ennemi  en  cas  de  descente;  l'autre 
devait  veiller  sur  la  conservation  de  la  personne  de  la 
reine.  Dans  ce  dernier  corps,  on  comptait  45,362  hom- 
mes et  36  pièces  de  canon,  et  dans  le  premier,  18,449. 

Au  moment  où  V  Armada  allait  partir  de  Lisbonne  , 
le  grand-amiral,  le  marquis  de  Santa-Cruz,  mourut  pres- 
que subitement  des  atteintes  d'une  fièvre  maligne.  Cette 
mort  fut  suivie  de  celle  du  duc  de  Galiano,  vice-amiral  5 
on  conçoit  que  ces  circonstances  fâcheuses  durent  retar- 
der le  départ  de  la  flotte.  Il  était  difficile  de  trouver  un 
successeur  à  SantaCruz;  mais  bientôt  on  jeta  les  yeux  sur 
le  duc  de  Médina-Sidonia ,  et  on  lui  donna  pour  vice-ami- 


DU  COMMERCE,   DE  l' INDUSTRIE,   ETC.  189 

rai  le  duc  de  Ricaldo.  Le  nouveau  chef  était  un  homme 
d'une  grande  réputation  ,  mais  qui  ne  connaissait  point 
la  marine  comme  ses  prédécesseurs.  Cependant  le  19  mai, 
la  flotte  mit  à  la  voile  ;  mais  en  se  rendant  à  la  Coroj^yne , 
où  elle  devait  prendre  encore  un  renfort  de  troupes  et  de 
munitions,  elle  essuya  vme  violente  bourrasque  qui  la  dis- 
persa et  lui  causa  plusieurs  perles.  Tous  les  vaisseaux , 
excepté  quatre,  relâchèrent  à  la  Coroj^ne  -,  on  les  radouba, 
et,  quelques  semaines  après,  la  flotte  était  en  état  de  te- 
nir la  mer.  La  nouvelle  de  celte  avarie  fut  très-exagérée 
en  Angleterre  ;  on  pensait  déjà  que  l'expédition  ne  pour- 
rait plus  avoir  lieu ,  et  l'amiral  anglais  ,  lord  Howard  , 
reçut  l'ordre  de  désarmer  quatre  des  plus  grands  vais- 
seaux -,  mais  il  n'obéit  point,  et  résolut  de  garder  auprès 
de  lui  et  à  ses  frais  les  soldats  et  les  marins  qu'on  lui  or- 
donnait de  renvoyer.  Il  fit  plus  ,  il  voulut  voir  par  lui- 
même  la  situation  de  V Armada  ,  et  fit  voile  vers  la  Co- 
rogne.  Lorsqu'il  fut  arrivé  sur  les  côtes  d'Espagne ,  il  ne 
tarda  pas  à  se  convaincre  de  la  fausseté  des  bruils  répan- 
dus à  la  cour  ;  en  effet  V Armada  s'avançait  vers  l'An- 
gleterre, comme  à  une  conquête  certaine.  Il  vire  de  bord, 
et  se  rend  à  Plymoulh. 

A  son  arrivée  dans  le  port ,  il  apprend  à  l'Angleterre 
étonnée  que  l'ennemi  est  sur  le  point  d'arriver,  et  le  len- 
demain on  signale  la  flotte  espagnole.  Il  était  difficile 
de  préciser  sur  quel  lieu  l'amiral  espagnol  dirigerait  l'at- 
'  taque  ;  mais,  comme  on  le  vit  opérer  une  jonction  avec  les 
forces  du  duc  de  Parme  ,  on  se  douta  qu'il  avait  le  projet 
de  s'emparer  du  canal.  Aussitôt  l'amiral  anglais  va  en  re- 
connaissance, s'assure  du  désordre  qui  régnait  chez  l'en- 
nemi •  et  le  lendemain  matin  une  attaque  générale  eut 
lieu.  Le  combat  commença  à  la  pointe  du  jour,  et  ne  finit 
qu'à  six  heures  du  soir.  On  se  battit  de  part  et  d'autre 


190  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

avec  courage;  mais  enfin  les  Espagnols  eurent  le  dessous; 
la  plupart  de  leurs  vaisseaux  furent  gravement  endom- 
magés, et  plusieurs  coulés  bas.  Le  duc  de  Médina  ne  dé- 
sespérait pas  encore  du  succès  ;  mais  il  était  embarrassé 
dans  ses  opérations  ,  les  vaisseaux  qu'il  commandait 
étaient  trop  lourds  ;  les  manœuvres  étaient  lentes  ;  les 
évolutions  sans  ensemble.  Son  conseil  décida  qu'il  fallait 
abandonner  le  combat  ;  et  comme  le  passage  était  fermé 
du  côté  de  l'Espagne  ,  les  débris  de  l'Armada  doublèrent 
les  îles  Britanniques. 

Après  avoir  passé  Orkneys  ,  cette  malheureuse  flotte 
essuya  encore  une  violente  tempête.  La  plupart  des  vais- 
seaux se  brisèrent  contre  les  rochers  ,  échouèrent  sur  la 
cote  ou  coulèrent  à  fond.  Le  duc  de  Médina  lui-même 
n'échappa  au  naufrage  que  par  le  plus  grand  des  hasards, 
et  arriva  enfin  ,  au  mois  de  septembre  ,  à  Sanlander  , 
dans  la  baie  de  Biscaye,  avec  cinq, ou  six  chaloupes; 
c'était  tout  ce  qui  lui  restait  de  son  armée  invincible. 
D'après  un  écrit  qui  parut  à  cette  époque,  voici  com- 
ment on  avait  évalué  la  perle  des  Espagnols  :  sur  les  co- 
tes d'Angleterre,  pendant  les  mois  de  juillet  et  d'août, 
15  vaisseaux  et  4,791  hommes;  sur  les  côtes  d'Irlande, 
17  vaisseaux  et  5,394  hommes.  Au  total,  32  vaisseaux  et 
10,185  hommes  périrent  dans  cette  expédition. 

Voici  maintenant  quelles  étaient  les  différentes  scènes 
de  cette  action  représentées  sur  les  tapisseries  de  la  Cham- 
bre des  Lords:  l^La  flotte  espagnole  au  moment  où  elle  en- 
trait dans  le  canal  ;  2"  V  Armada  rangée  en  demi-cercle 
elpoursuivie  par  les  Anglais  de  van  tFowey;  3°  l'aile  gauche 
et  les  premières  hostilités.  L'artiste  avait  choisi  l'instant 
où  les  Espagnols  paraissaient  plier;  4**  la  galère  de  Vas- 
quez  perdant  le  mât  de  misaine  et  tombant  entre  les  mains 
de  Sir  Francis  Drake ,  taudis  que  le  lord  grand  amiral 


DlJ  COilMERCE,  DE  l' INDUSTRIE,  ETC.  191 

poursuivait  l'ennemi  avec  le  Bear  et  la  Marie-Rose  i 
5"  le  vaisseau  amiral  et  l'escadretle  de  Guipuscoa  incen- 
diés par  les  Anglais  ,  et  Vylrviada  s'avançanl  sur  l'ile  de 
PoFtland  où  elle  devait  éprouver  un  nouvel  échec  ;  6°  une 
lutte  partielle  de  quelques  vaisseaux  anglais  et  espagnols  5 
7°  quelques  engagemens  qui  eurent  lieu  le  25  jtiillet  en 
face  de  Tile  de  Wight  5  8"  V ydniinda  poursuivie  par  les 
Anglais,  et  attendant  du  secours  de  Dunkerque  et  de  Ca- 
lais. L'artiste  avait  choisi  le  moment  où  le  duc  de  Parme 
venait  de  rejoindre  la  flotte  5  9°  les  Espagnols  à  l'ancre 
devant  Calais  et  chassés  de  leur  position  par  nos  brûlots; 
dans  le  lointain  l'armée  anglaise  se  préparant  à  livrer  un 
nouveau  combat  ;  10''  enfin  les  Espagnols  cherchant  un 
refuge  dans  les  mers  septentrionales  ;  mais  toujours  bat- 
tus par  les  Anglais,  tandis  que  le  vaisseau  amiral  échouait 
auprès  de  Calais, 

Les  côtes  étaient  en  général  rendues  avec  infiniment 
plus  de  soin  qu'on  n'en  mettait  ordinairement  dans  les 
ouvrages  de  cette  époque.  Les  lointains  v  étaient  assez 
bien  observés  j  quelquefois  seulement  ,  l'artiste  ayant 
voulu  représenter  les  deux  côtes  et  n'ayant  pas  assez  d'es- 
pace sur  le  tableau,  les  avait  trop  rapprochées  l'une  de 
l'autre.  Çàetlà  paraissaient  au  sein  des  eaux  des  dauphins, 
des  cétacéesde  diverses  espèces  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  curieux, 
c'est  que  l'artiste  leur  avait  donné  une  physionomie  som- 
bre et  menaçante  comme  si  les  poissons  eux-mêmes  eus- 
sent été  indignés  de  l'injustice  de  cette  expédition.  En 
général  tous  ces  tableaux  avaient  entre  eux  beaucoup 
de  ressemblance  5  c'était  toujours  X Armada  rangée  en 
demi-cercle  ,  et  la  flotte  anglaise  qui  la  poursuivait.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ces  tapisseries  étaient  des  monumens  artis- 
tiques très-précieux  qui  faisaient  le  plus  grand  honneur 
à  ceux  qui  les  produisirent.  Heijri ,  Cornélius  Wroom 


92 J  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

d'Harlem  ,  fameux  peintre  de  marine  en  donna  les  des- 
sins, et  ce  fut  Francis  Spring  qui  les  exécuta. 

Nouveau  pont  de  Fribourg  en  Suisse.  —  H  y  a  quel- 
ques mois ,  lesjournaux  quotidiensont  entretenu  le  public 
de  ce  hardi  monument  j  nous  allons  dans  cet  article  rec- 
tifier et  compléter  la  plupart  de  ces  notices. 

Jusqu'ici  les  ingénieurs  les  plus  habiles  avaient  consi- 
déré comme  impossible  la  construction  d'un  pont  en  pierre 
jeté  à  travers  un  espace  de  huit  cents  pieds ,  et  dont  les 
piles  auraient  dû  s'élever  à  une  hauteur  de  près  de  deux 
cents  pieds.  Telle  est  à  peu  près  l'étendue  de  l'encaisse- 
ment de  la  Sarine,  petite  rivière  sur  les  bords  de  la- 
quelle Fribourg  est  bâti.  Les  ponts  suspendus  en  fil  de  fer 
pouvaient  seuls  triompher  d'un  tel  obstacle.  En  effet, 
l'exécution  du  pont  de  Menai ,  dont  la  partie  suspendue 
avait  été  portée  par  M.  Telford  à  environ  550  pieds  an- 
glais, faisait  concevoir  la  possibilité  d'un  pont  encore  plus 
long.  Celui  de  Fribourg  s'élance  de  la  partie  de  la  ville  si- 
tuée sur  la  rive  gauche  de  la  Sarine,  à  peu  près  de  la  hau- 
teur où  se  trouve  la  cathédrale,  et  va  aboutir  sur  le  coteau 
de  la  rive  droite ,  très-près  de  l'ancienne  route  de  Berne. 
Ces  deux  coteaux  qu'on  avait  crus  d'abord  être  composés  de 
roches  propres  à  servir  de  base  pour  les  deux  portiques 
destinés  à  la  tension  les  chaînes  et  à  supporter  le  poids  de 
cette  immense  construction  ,  ont  offert  à  un  examen  plus 
attentif  de  grandes  difficultés.  On  a  été  obligé  de  rentrer 
de  dix  pieds  environ  de  chaque  coté  ces  piles  ou  portiques, 
afin  de  trouver  une  base  plus  solide  et  d'éviter  tout  ébou- 
lement. 

Les  fils  de  fer  employés  ont  été  fabriqués  dans  le  Po- 


DU  COMMERCE,    DE  l' INDUSTRIE  ,   ETC.  193 

rentruy,  près  de  Bienne  5  leur  diamètre  est  de  0,00308 
mètres  :  1  ligne  et  yss'-,  la  force  moyenne  de  chacun 
d'eux  a  été  estimée  par  Texpérience  pouvoir  soutenir 
un  poids  de  610  kilo(^rammes  avant  de  rompre  ,  et  1 ,200 
de  ces  fds  ont  servi  à  composer  les  câbles  de  suspension. 
Or,  comme  chaque  fil  peut  porter  en  moyenne  610  ki- 
logrammes ,  la  réunion  de  la  totalité  pourrait ,  à  toute  ri- 
gueur, supporter  le  poids  énorme  de  2,928,000  kilogr. 
Les  cordes  verticales  se  composent  de  30  fils  et  peuvent 
soutenir  par  conséquent  chacune  jusqu'à  18,300  kilogr. 
Ces  ordonnées  sont  à  la  distance  d'un  mètre  et  demi , 
de  telle  sorte  qu'il  y  en  a  164  de  chaque  côté  ,  soit  328 
en  tout.  Puisque  chacune  d'elles  peut  porter  ,  comme 
nous  l'avons  vu,  un  poids  de  18,300  kilogr.  ,  la  réunion 
de  toutes  ces  cordes  verticales  pourrait  porter  6,588,000 
kilogr.  Le  tablier  du  ])ont  est  formé  de  poutrelles  et  de 
fortes  planches  ,  revêtues  de  papier  goudronné  dans  tous 
leurs  intervalles.  Ce  planchera  6  mètres  1/2, soit  20pieds 
de  largeur  ,  dont  à  peu  près  14  pour  les  voitures,  et  3  de 
chaque  côté  pour  les  trottoirs  destinés  aux  piétons.  La 
longueur  d'un  portique  à  l'autre  est  de  265  mètres  60 
centimètres  ,  soit  817  pieds  4  pouces,  et  sa  hauteur  au- 
dessus  du  niveau  de  la  rivière  est  de  51  mètres,  156  pieds 
environ.  Cette  hauteur  est  presque  rigoureusement  celle 
du  sommet  de  l'aqueduc  du  pont  du  Gard  au-dessus  du 
Gardon.  Les  quatre  grands  câbles  de  suspension  décri- 
vent, entre  les  deux  portiques,  une  courbe  très-voisine 
de  la  parabole  et  dont  la  flèche  est  de  20  mètres.  Il  résulte 
évidemment  de  cette  courbe  une  grande  inégalité  dans  la 
longueur  des  ordonnées.  Les  cordes  verticales  les  plus 
voisines  des  portiques  ont  1 7  mètres  de  longueur  5  celles 
du  milieu  sont  assez  courtes  pour  que  les  câbles  viennent 
presque  affleurer  les  poutres  qu'ils  sont  destinés  à  soute- 


194  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

nir.  Les  nombreuses  épreuves  qui  ont  été  faites,  soit 
lors  de  l'ouverture  du  pont,  soit  depuis,  attestent  la  so- 
lidité et  la  parfaite  harmonie  qui  règne  entre  chacune  de 
ses  parties.  Faisons  maintenant  quelques  rapprochemens 
entre  ce  pont  et  celui  de  Menai  en  Anglelerre. 

La  partie  suspendue  par  des  chaînes  de  fer,  dans  le 
pont  de  Menai,  est  de  550  pieds  anglais,  soit  510  pieds 
de  France  5  celle  du  pont  de  Frihourg  est  de  265  mètres 

50  centimètres,  soit  environ  817  pieds.  Le  plancher 
du  pont  de  Menai  passe  à  environ  100  pieds  au-dessus  du 
niveau  de  la  mer  5  celui  du  pont  de  Frihourg  s'élève  à 

51  mètres,  soit  environ  156  pieds  au-dessus  du  niveau 
de  la  Sarine.  La  construction  du  pont  de  Menai,  com- 
mencée en  mai  1819  et  terminée  en  janvier  1826,  a 
exigé  près  de  sept  ans  -de  travail  ;  celle  du  pont  de  Fri- 
hourg ,  arrêtée  en  juillet  1830,  mais  commencée  réelle- 
ment au  printemsde  1832,  a  été  achevée  en  octobre  1834 
et  n'a  duré  qu'environ  deux  ans  et  demi  ;  les  frais  de 
construction  du  pont  de  Frihourg  s'élèvent  en  totalité  à  la 
somme  d'environ  600,000  fr. ,  somme  bien  faible,  si  on 
la  compare  à  celle  qui  a  été  dépensée  pour  tous  les  anciens 
ponts.  La  quantité  de  fer  employée  à  Menai  a  été  de 
4,373,282  livres  pesant ,  dont  la  valeur  dépasse  à  elle 
çeule  la  dépense  occasionée  par  le  pont  de  Frihourg. 


^sgconomic   ^^«raU. 


Aïanière  de  faire  le  heuire  en  Ecosse.  —  Voici  le 
procédé  généralement  employé  en  Ecosse  pour  faire  le 
beurre.  Le  lait ,  au  sortir  du  pis  de  la  vache ,  se  met 
dans  des  rafraichissoirs  où  on  le  laisse  de  six  à  douze 
heures  jusqu'à  ce  qu'il  ail  perdu  sa  chaleur  naturelle.  On 


DU  COMMERCE,  DE  l'jNDUSTRIE  ,   ETC.  195 

le  verse  alors  dans  un  large  vase  qu'on  recouvre  ;  et  on 
n'y  touche  plus  jusqu'à  ce  que  la  coagulation  ait  com- 
mencé. C'est  alors  seulement  qu'on  procède  au  battage. 
Le  beurre  se  bat  dans  des  barattes  droites  ou  plongean- 
tes, d'une  grandeur  proportionnée  à  l'importance  de  la 
laiterie.  Pour  un  petit  nombre  de  vaches  ,  elles  contien- 
nent environ  50  pintes  d'Ecosse  -,  dans  les  fermes  plus 
considérables,  on  les  fait  de  100  à  120  pintes,  quel- 
quefois on  les  met  en  action  au  moyen  de  divers  mé- 
canismes ;  mais  lorsque  la  baratte  ne  contient  pas  plus 
de  100  pintes  ,  ce  sont  des  femmes  qui  battent  à  la  main. 
Après  que  le  lait  coagulé  a  été  agité  quelque  tems  dans  la 
baratte,  on  y  verse  de  l'eau  bouillante  jusqu'à  ce  qu'il 
monte  de  la  température  ordinaire  de  la  laiterie  qui  doit 
être  de  50"  à  55",  jusqu'à  celle  de  70°  à  75°.  Pour  que  le 
beurre  se  sépare  du  petit-lait ,  il  faut  qu'il  ait  une  chaleur 
de  70°  au  moins.  Celte  opération  nécessite  une  attention 
très-minutieuse  5  et  pour  la  rendre  plus  sûre  ,  on  a  soin 
de  consulter  le  thermomètre.  Quand  on  observe  le  degré 
de  chaleur  convenable  ,  le  beurre  doit  être  fait  en  deux 
heures  et  demie  ,  ou  deux  heures  trois  quarts  au  plus.  Si 
le  lait  est  de  qualité  ordinaire,  8  pintes  doivent  donner 
24  onces  de  beurre  ;  et  en  raison  de  l'eau  qu'on  y  a  jetée 
pendant  le  battage,  la  quantité  du  petit-lait  doit  être  égale 
à  celle  du  lait  battu. 

Les  Ecossais  emploient  une  autre  manière  de  faire  le 
beurre  ,  qui  consiste  à  séparer  la  crème  du  lait  aussi  com- 
plètement que  possible  ,  et  à  la  battre  séparément.  Voici 
comment  on  procède.  Dès  que  le  lait  est  tiré,  on  le  place 
dans  des  rafraichissoirs  en  bois  ,  en  fer  étamé  ou  en  grès. 
On  le  laisse  reposer  à  une  température  de  50°  à  55°,  jus- 
qu'à ce  que  la  crème  surnage.  Dans  les  laiteries  où  on 
fait  du  beurre  avec  la  crème,  et  des  fromages  avec  le  lait 


196  NOUVELLES  DES  SCIENCES  ,   TAC. 

écrémé,  on  laisse  le  lait  reposer  pendant  trente-six  à 
quarante-huit  heures  ,  afin  d'en  retirer  toute  la  crème. 
En  Hollande,  on  ne  laisse  reposer  ce  lait  que  seize  à 
vingt-quatre  heures  ;  c'est  pour  cela  que  le  beurre  de  ce 
pays  est  meilleur  que  le  nôtre.  La  première  crème  qui 
monte  est  toujours  la  plus  savoureuse  ;  aussi  lorsqu'on 
veut  avoir  du  heurre  de  deux  qualités  différentes,  on  a 
soin  d'écrémer  le  lait  à  deux  reprises.  La  crème  se  hat 
également  dans  des  barattes.  Dès  que  le  beurre  est  formé, 
on  le  sépare  du  petit-lait ,  on  le  lave  bien  dans  cinq  ou  six 
eaux  avec  de  l'eau  de  fontaine  très-froide.  Si  le  beurre  est 
mou,  et  que  le  tems  soit  chaud  ,  il  faut  le  laisser  dix  mi- 
nutes dans  l'eau  pour  qu'il  durcisse  avant  d'être  complète- 
ment battu.  Lorsqu'il  a  pris  une  bonne  consistance,  on 
le  pétrit  avec  la  main  pour  en  exprimer  le  petit-lait. 

La  qualité  du  beurre  dépend  sans  doute  de  la  manière 
dont  on  le  fait ,  mais  il  dépend  aussi  de  l'espèce  des  va- 
ches qui  ont  fourni  le  lait,  et  de  la  manière  dont  elles  sont 
nourries.  Les  vaches  trop  jeunes  ou  trop  vieilles,  celles 
qui  sont  maigres  ou  maladives ,  donneront  toujours  du 
lait  inférieur.  Si  elles  sont  de  bon  acabit ,  elles  dédom- 
mageront amplement,  par  l'abondance  et  la  qualité  de  leur 
lait ,  des  frais  qu'on  aura  faits  pour  leur  nourriture. 


DU  f.OMMgnCE,   DE  l'iNDUSTRIE  ,    ETC.  195 

lu  verse  alors  dans  un  large  vase  qu'on  recouvre  ;  et  on 
n'v  touche  plus  jusqu'à  ce  que  la  coagulation  ait  com- 
mencé. C'est  alors  seulement  qu'on  procède  au  battage. 
Le  beurre  se  bat  dans  des  barattes  droites  ou  plongean- 
tes, d'une  grandeur  proportionnée  à  l'importance  de  la 
laiterie.  Pour  un  petit  nombre  de  vaches  ,  elles  contien- 
nent environ  50  pintes  d'Ecosse;  dans  les  fermes  plus 
considérables,  on  les  fait  de  100  à  120  pintes,  quel- 
quefois on  les  met  en  action  au  moyen  de  divers  mé- 
canismes 5  mais  lorsque  la  baratte  ne  contient  pas  plus 
de  100  pintes  ,  ce  sont  des  femmes  qui  battent  à  la  main. 
Après  que  le  lait  coagulé  a  été  agité  quelque  tems  dans  la 
baratte,  on  y  verse  de  l'eau  bouillante  jusqu'à  ce  qu'il 
monte  de  la  température  ordinaire  de  la  laiterie  qui  doit 
être  de  50°  à  55%  jusqu'à  celle  de  70°  à  75°.  Pour  que  le 
beurre  se  sépare  du  petit-lait ,  il  faut  qu'il  ait  une  chaleur 
de  70°  au  moins.  Cette  opération  nécessite  une  attention 
très-minutieuse  5  et  pour  la  rendre  plus  sûre  ,  on  a  soin 
de  consulter  le  thermomètre.  Quand  on  observe  le  degré 
de  chaleur  convenable  ,  le  beurre  doit  être  fait  en  deux 
heures  et  demie  ,  ou  deux  heures  trois  quarts  au  plus.  Si 
le  lait  est  de  qualité  ordinaire,  8  pintes  doivent  donner 
24  onces  de  beurre  ;  et  en  raison  de  l'eau  qu'on  y  a  jetée 
pendant  le  battage,  la  quantité  du  petit-lait  doit  être  égale 
à  celle  du  lait  battu. 

Les  Écossais  emploient  une  autre  manière  de  faire  le 
beurre  ,  qui  consiste  à  séparer  la  crème  du  lait  aussi  com- 
plètement que  possible  ,  et  à  îa  battre  séparément.  Voici 
comment  on  procède.  Dès  que  le  lait  est  tiré ,  on  le  place 
dans  des  rafraîchissoirs  en  bois  ,  en  fer  étamé  ou  en  grès. 
On  le  laisse  reposer  à  une  température  de  50°  à  55°,  jus- 
qu'à ce  que  la  crème  surnage.  Dans  les  laiteries  où  on 
fait  du  beurre  avec  la  crème,  et  des  fromages  avec  le  lait 


196  NOUVELLES  DES  SCIENCES^  ETC. 

écrémé,  on  laisse  le  lait  reposer  pendant  trente-six  à 
quarante-huit  heures  ,  afin  d'en  retirer  toute  la  crème. 
En  Hollande,  on  ne  laisse  reposer  ce  lait  que  seize  à 
vingt-quatre  heures  5  c'est  pour  cela  que  le  beurre  de  ce 
pays  est  meilleur  que  le  nôtre.  La  première  crème  qui 
monte  est  toujours  la  plus  savoureuse  5  aussi  lorsqu'on 
veut  avoir  du  heurre  de  deux  qualités  différentes ,  on  a 
soin  d'écrémer  le  lait  à  deux  reprises.  La  crème  se  bal 
également  dans  des  barattes.  Dès  que  le  beurre  est  formé, 
on  le  sépare  du  petit-lait ,  on  le  lave  bien  dans  cinq  ou  six 
eaux  avec  de  l'eau  de  fontaine  très-froide.  Si  le  beurre  est 
mou,  et  que  le  tems  soit  chaud  ,  il  faut  le  laisser  dix  mi- 
nutes dans  l'eau  pour  qu'il  durcisse  avant  d'être  complète- 
ment battu.  Lorsqu'il  a  pris  une  bonne  consistance,  on 
le  pétrit  avec  la  main  pour  en  exprimer  le  petit-lait. 

La  qualité  du  beurre  dépend  sans  doute  de  la  manière 
dont  on  le  fait ,  mais  il  dépend  aussi  de  l'espèce  des  va-  > 
ohes  qui  ont  fourni  le  lait,  et  de  la  manière  dont  elles  sont 
nourries.  Les  vaches  trop  jeunes  ou  trop  vieilles ,  celles 
qui  sont  maigres  ou  maladives ,  donneront  toujours  du 
lait  inférieur.  Si  elles  sont  de  bon  acabit ,  elles  dédom- 
mageront amplement,  par  l'abondance  et  la  qualité  de  leur 
lait ,  des  frais  qu'on  aura  faits  pour  leur  nourriture. 


FÉVRIER  môii. 


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REVUE 


lâi 


ÎMnbusfrie. 


EXPLOITATION    DES  MINES  DE    CUIVRE 

E>    ANGLETERRE 
ET  DA^S  LES  PRliNCU>ALES  CONTRÉES    DE   LEUROTE. 


Rendons  grâce  aux  tremblemens  de  terre ,  aux  érup- 
tions volcaniques,  à  tous  ces  grands  cataclysmes  de  la  na- 
ture,  à  toutes  ces  convulsions  intérieures  qui  ont  si  vio- 
lemment tourmenté  notre  planète.  Tous  ces  phénomènes 
terribles  regardés  comme  des  causes  de  désastre  et  de 
destruction  ,  comme  des  signes  du  courroux  céleste  ,  ne 
sont  au  contraire  que  le  résultat  des  prévisions  de  la  sa- 
gesse divine  et  l'accomplissement  des  lois  destinées  à 
entretenir  le  mouvement  et  la  vie  dans  l'immensité  de  la 
création.  Soit  que  ces  phénomènes  aient  ramené  à  la  sur- 
face ce  qui  était  enseveli  dans  les  profondeurs  de  la  terre, 
soit  qu'ils  aient  précipité  dans  l'abîme  les  plus  beaux  or- 
nemens  de  la  végétation,  ils  n'ont  fait  que  préparer  à 
l'homme  les  moyens  d'étendre  et  de  maintenir  sa  domi- 
xiii.  i3 


198  EXPLOITATION  DES  MINES  DÉ  CUIVRE 

nation.  Quelques  compressions  exercées  à  l'intérieur  du 
globe  en  ont  fait  sortir  par  infiltrations  les  filons  de  ma- 
tières métalliques  devenues  les  agens  universels  de  nos 
échanges ,  et  ces  métaux  non  moins  précieux  qui  four- 
nissent des  instrumens  à  tous  les  arts,  des  matières  pre- 
mières à  toutes  les  industries  ,  tandis  que  les  forets  dis- 
paraissant tout  entières  sous  des  couches  nouvelles,  ser- 
vaient à  préparer  ces  masses  inépuisables  de  combustible 
qui  donnent  l'impulsion  à  nos  machines,  qui  réchauffent 
nos  demeures  ou  qui  éclairent  nos  villes.  Substituez  à 
cette  confusion  apparente  qu'ont  provoquée  ces  révolu- 
tions une  disposition  régulière  et  immuable  de  couches 
horizontales ,  concentriques  et  homogènes ,  toute  la  ma- 
gnificence de  la  nature  disparaît  5  plus  de  vie  nulle  part, 
ou,  si  elle  durait  encore  ,  si  la  race  humaine  n'eût 
pas  été  anéantie,  elle  eût  vécu  pâle,  étiolée,  et  forcée  de 
renoncer  à  la  culture  des  arts  et  de  l'industrie,  qui  ont 
fondé  son  pouvoir  sur  tous  les  autres  habitans  de  la  terre. 
Ce  sont  donc  ces  bouleversemens,  ces  grandes  conflagra- 
tions, qui  en  rapprochant  les  élémens  les  plus  hétérogènes 
ont  créé  cette  multitude  de  produits  qui  nous  étonnent 
par  leur  variété,  et  qui  ont  répandu  tant  d'aisance ,  tant 
de  bien-être  dans  les  sociétés,  du  moment  où  l'homme  a 
pu  en  deviner  l'emploi. 

Il  n'est  aucun  art,  aucune  science  ,  aucune  industrie, 
qui  ne  retrouve  chaque  jour  de  puissans  auxiliaires  dans 
ces  admirables  élaborations  de  la  nature  :  la  médecine 
leur  emprunte  ses  médicamens  les  plus  énergiques  ,  le 
peintre  ses  couleurs  les  plus  vives ,  l'agriculture  ses  en- 
grais les  plus  efficaces;  les  statues  qui  décorent  nos  places 
publiques  ;  nos  édifices ,  nos  monumens ,  la  demeure 
du  riche ,  l'humble  habitation  du  pauvre ,  ne  se  com- 
posent que  de  calcaires  ou  de  granits  arrachés  aux  en- 


EN  EUROPE.  199 

trailles  de  la  terre.  Chercher  à  connaître  la  nature,  les 
caractères ,  les  gisemens  ,  l'orifjme ,  les  moyens  d'ex- 
ploitation des  substances  minérales  qui  servent  à  tant  d'u- 
sages ,  ce  n'est  donc  pas  une  étude  frivole  ,  un  simple  en- 
traînement de  curiosité,  surtout  pour  nous,  qui  aspirons 
à  tout  savoir,  à  tout  comprendre. 

Il  n'est  peut-être  pas  de  contrée  en  Europe  qui  ait 
éprouvé  de  plus  grands  bouleversemens  que  la  Grande- 
Bretagne  :  aussi ,  des  mines  de  cuivre  ,  de  plomb ,  d'étain 
de  fer,  de  charbon,  s'y  montrent  presque  partout;  de- 
puis la  hauteur  de  mille  pieds  au-dessus  de  l'Océan  ,  jus- 
qu'à une  profondeur  inconnue  au-dessous  de  son  niveau. 
Ainsi ,  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  leur  exploitation  se 
trouve  sur  les  lieux  mêmes.  Le  fer  est  converti  en  ma- 
chines ,  en  instrumens ,  et  sert  à  nous  mettre  en  posses- 
sion de  tous  les  dépôts  métalliques  enfermés  dans  notre 
île  -,  nulle  autre  nation  ne  peut  donc  consacrer  au  déve- 
loppement de  son  industrie  métallurgique  les  ressources 
que  nous  prodiguons  à  la  nôtre.  Il  y  a  long-tems  aussi 
que  l'Angleterre  est  regardée  comme  le  plus  grand  marché 
de  l'Europe  pour  le  fer  et  l'étain  ;  depuis  quelques  an- 
nées elle  l'est  devenue  pour  le  cuivre.  En  effet ,  le  pro- 
duit de  ces  mines  a  pris  une  telle  extension,  depuis  le 
commencement  de  ce  siècle ,  que  le  comté  de  Cornouailles 
fournit  aujourd'hui  plus  de  cuivre  que  n'en  produisent 
ensemble  les  empires  russe  et  autrichien  ,  les  monarchies 
norvégiéno-suédoise  et  prussienne,  la  France  et  le  royaume 
de  Hanovre.  Dirigeons  donc  nos  premières  explorations 
vers  cette  branche  importante  du  règne  minéral  dont  les 
produits  sont  employés  à  des  usages  si  divers  ,  qui  servent 
aux  instrumens  les  plus  simples  de  la  vie  domestique , 
comme  aux  armes  les  plus  redoutables  de  la  guerre,  qui  se 
transforment  en  mille  nuances  sur  la  palette  du  peintre, 


âOO  EXPLOITATION  DES  MINES  Dii  ClIVIlE 

OU  qui  servent  à  pn*parer  les  puissans  effets  de  la  vapeur. 
Mais  avant  de  nous  occuper  des  mines  de  la  Grande-Bre- 
tagne ,  jetons  d'abord  un  coup-d'œil  sur  les  principales 
exploitations  du  cuivre  en  Europe. 

Les  plus  anciennes  mines  de  cuivre  connues  sont  celles 
de  Ramelsberg,  près  de  Goslar  dans  le  Hanovre  ^  elles 
étaient  déjà  exploitées  au  dixième  siècle.  Dans  les  monta- 
gnes du  Hartz  ainsi  qu'en  Bohème  ,  il  existe  plusieurs 
autres  mines  ,  mais  en  général  l'Allemagne  tire  ses  cuivres 
de  Mansfeld  en  Thuringe.  L'exploitation  de  ces  mines  date 
de  1200,  et  durant  les  trois  derniers  siècles  elles  ont 
fourni  avec  celles  de  la  Suède  à  tous  les  besoins  de  l'Eu- 
rope ;  elles  sont  encore  aujourd'hui  exploitées  ,  mais  leur 
produit  n'excède  pas  430  tonneaux  par  année.  A  la  fin  du 
dix-septième  siècle ,  les  mines  de  cuivre  de  Hongrie  et  de 
la  Transylvanie  commencèrent  à  fournir  à  la  consomma- 
lion  et  donnent  encore  actuellement  des  produits  assez 
importans.  La  France  possède  aussi  dans  le  Lyonnais  , 
dans  l'Auvergne  et  sur  d'autres  points,  quelques  mines  de 
cuivre,  mais  leur  production  n'est  pas  très-considérable, 
car  en  1832  ,  d'après  des  recherches  faites  par  l'adminis- 
tration, le  produit  réuni  de  toutes  les  mines  de  France 
s'élevait  à  peine  à  274,000  kilogrammes. 

Le  cuivre  de  Suède  jouit  depuis  long-tems  d'une  grande 
célébrité  5  mais  les  mines  de  celte  contrée  restèrent  long- 
tems  inconnues  et  ne  commencèrent  à  entrer  en  concur- 
rence avec  celles  de  Saxe  que  dans  le  douzième  siècle. 
La  plus  importante  de  toutes  est  celle  de  Falhura  à  130 
milles  nord-ouest  de  Stockholm  5  elle  fournit  seule  les 
trois-quarts  de  la  production  totale  de  la  Suède.  Le  sur- 
plus provient  des  mines  des  gouvernemens  de  Westeras , 
d'jï)stersund,ti'Orebro  et  de  Linkœping,  dont  la  qualité 
est  inférieure  à  celle  du  cuivre  de  Falhum  j  mais  les  filons 


EN  EUHÔPE.  201 

de  celle-ci ,  si  riches  autrefois,  s'épuisent  chaque  jour. 
Sous  le  règne  de  Gustave-Adolphe  ,  ses  produits  annuels 
étaient  d'environ  2,732,000  kilogrammes  ;  aujourd'inji 
elle  ne  rend  que  591,000  kilogrammes  ,  et  la  valeur 
totale  des  produits  réunis  des  mines  de  cuivre  de  Suède 
ne  s'élève  pas  à  2,000,000  fr.  par  année.  La  Russie  pos- 
sède des  mines  de  cuivre  de  quelque  importance  en  Si- 
bérie ,  dans  la  partie  orientale  des  montagnes  de  l'Oural , 
et  à  Orembourg  ,  dans  la  partie  méridionale  de  cette 
chaine.  Leurs  produits  s'élèvent  de  4,000  à  4,500  ton- 
neaux par  an  •  on  estime  en  outre  que  les  mines  du  gou- 
vernement d'Olonelz  fournissent  tous  les  ans  210,000 
pouds  ou  3,375  tonneaux.  L'Arménie  produit  aussi  des 
quantités  considérables  de  cuivre,  mais  le  manque  de 
combustible  et  de  bons  chemins  rend  l'exploitation  de 
ces  mines  difficile  et  coûteuse.  Elles  sont  situées  dans  les 
districts  monta({neux  qui  bordent  la  mer  Noire  5  cepen- 
dant quelques-uns  de  leurs  principaux  gisemens  s'éten- 
dent entre  Tocat  et  l'Euphrate  et  longent  ce  fleuve  jusqu'à 
l'Anli-Taurus. 

Le  Mexique  ,  le  Chili  et  le  Brésil  ,  possèdent  d'abon- 
dantes mines  de  cuivre  5  mais  l'apathie  des  habitans  et  le 
défaut  de  combustible  ont  empêché  jusqu'ici  l'exploitation 
régulière  de  ces  richesses ,  dont  les  produits  sont  expor- 
tés en  Europe  et  en  Asie.  Les  voyageurs  assurent  que  les 
mines  de  cuivre  du  Japon  sont  les  plus  considérables  du 
monde ,  et  que  la  qualité  des  produits  en  est  très-remar- 
quable; mais  jusqu'à  présent,  elles  n'ont  fourni  à  l'Eu- 
rope que  700  tonneaux  par  année.  Ramenons  maintenant 
nos  regards  vers  la  Grande-Bretagne. 

L'histoire  des  mines  de  cuivre  de  la  Grande-Bretagne 
ne  remonte  pas  à  une  époque  très-reculée;  car  tandis  que 
la  Suède  et  l  Allemagne  exploitaient  leurs  richesses  mi- 


208  EXPLOITATION  DKS  MINES  DE  CUIVRE 

nérales ,  nous  laissions  les  nôtres  enfouies  dans  le  sein  de 
la  terre.  Sans  doute  les  Romains  tirèrent  parti  du  minerai 
qui  se  trouvait  à  la  surface  du  sol ,  mais  il  n'est  resté  au- 
cune trace  de  leurs  extradions.  En  1588,  le  comté  de 
Cornouailles  n'avait  pas  donné  un  grand  développement 
à  l'exploitation  de  ses  mines  5  ce  ne  fut  qu'en  1688, 
lorsque  la  couronne  vint  à  se  dessaisir  de  ses  préroga- 
tives sur  les  métaux  inls ,  comme  on  les  appelait  alors, 
qu'on  commença  à  y  travailler  sérieusement.  Les  capi- 
talistes s'unirent  .aux  industriels  5  de  nouvelles  sondes 
furent  pratiquées  5  d'immenses  galorica  furent  ouvertes  , 
et  quoiqu'à  cette  époque  le  génie  de  la  mécanique  fût 
encore  au  berceau ,  on  obtint  cependant  d'assez  prompts 
résultats.  De  1726  à  1735  ,  les  mines  de  Cornouailles  pro- 
duisirent, année  moyenne,  700  tonneaux  5  en  1775,  ce 
chiffre  s'éleva  à  2,660  5  en  1798  ,  à  5,000  ,  et  aujourd'hui 
les  produits  réunis  de  toutes  nos  mines  s'élèvent  <à  plus  de 
13,000  tonneaux,  et  représentent  une  valeur  de  1 ,300,000 
liv.  sterl.  (32,500,000  fr.).  Les  mines  de  cuivre  de  Cor- 
nouailles ne  sont  pas  les  seules  que  possède  la  Grande- 
Bretagne ,  mais  ce  sont  les  plus  importantes  5  car  les 
produits  de  toutes  les  autres  n'égalent  pas  la  cinquième 
partie  du  produit  de  celles-ci. 

Les  mines  de  Tavistock ,  dans  leDevonshire ,  ont  donné 
durant  ces  vingt  dernières  années  de  300  à  350  tonneaux 
de  métal  pur  5  celles  de  Parys  et  de  Mona,  près  Amlwch , 
dans  la  partie  septentrionale  de  l'Ile  d'Anglesea,  fournis- 
sent aujourd'hui  de  500  à  550  tonneaux ,  et  occupent  une 
grande  place  dans  l'histoire  minéralogique  de  la  Grande- 
Bretagne.  M.  Hawkins,  dans  son  Essai  sur  les  Mines  de 
cuivre  de  V Europe  et  de  l'Asie ,  disait  qu'il  n'y  avait  pas 
de  mines  dans  le  monde  entier  qui  fussent  plus  producti- 
ves et  d'une  exploitation  plus  facile  que  les  mines  de  cui- 


EN  EUROPE.  20S 

▼re  d'Anglesea.  «  Leur  exploitation,  ajoulet-il,  ne  consiste 
qu'à  entamer  une  masse  immense  de  minerai  qui  gît  pres- 
que à  la  surface  de  la  terre  ,  sur  le  sommet  d'une  mon- 
tagne peu  élevée.  C'est  ce  qui  a  fait  supposer  que  les  Ro- 
mains tirèrent  parti  de  ces  mines ,  et  que  ,  plus  tard , 
sous  le  règne  d'Elisabeth  ,  elles  furent  aussi  exploitées. 
Mais  il  est  évident  que  ce  n'est  qu'en  1768  que  furent 
découverts  ces  vastes  dépôts  dont  l'exploitation  a  été  le 
principe  de  l'opulente  richesse  des  familles  Anglesea  et 
Hughes.  »  La  quantité  de  cuivre,  dit  M.  Hawkins,  que 
ces  mines  jetèrent  sur  le  marché  dans  l'espace  de  douze 
ans,  c'est-à-dire  de  1773  à  1785,  fut  si  considérable 
qu'elle  fit  baisser  de  moitié  la  valeur  du  cuivre  et  ruina 
la  plupart  des  mines  de  la  Grande-Bretagne,  moins  abon- 
dantes que  celles-ci.  En  1785,  leur  produit  s'élevait  à 
3,000  tonneaux ,  alors  les  mines  de  Cornouailles  n'en 
fournissaient  que  4,400  par  année  ;  mais  dix  ans  après  , 
ces  mines  si  prodigieuses  étaient  tout-à-fait  déchues.  En 
1795,  elles  ne  livrèrent  à  la  consommation  que  1,000 
tonneaux  ,  et  en  1817,  350  seulement.  Cependant,  grâce 
à  l'administration  sage  et  éclairée  de  M.  Vivian,  le  pro- 
duit des  mines  d'Anglesea  augmenta  sensiblement  et  s'é- 
leva à600  tonneaux.  En  1 826,  il  atteignit  même  le  chiffre 
de  750;  toutefois  la  production  n'a  pu  se  maintenir  à  ce 
taux ,  et  aujourd'hui  les  mines  d'Anglesea  nedonnent  que 
de  500  à  550  tonneaux  par  année. 

On  ne  doit  pas  passer  sous  silence  les  mines  de  cuivre 
d'Ecton,dans  leStaffordshire,  dont  le  minerai  se  compose 
de  sulfate  de  cuivre  (combinaison  du  cuivre  avec  le  sou- 
fre). Plott,dans  son  Histoire  N aturelle  du  Staffordshire, 
publiée  en  1686,  dit  que  ces  mines  furent  d'abord  délais- 
sées parce  que  leur  produit  ne  payait  point  le  travail,  mais 
bientôt  après ,  l'exploitation  fut  reprise  avec  le  plus  grand 


204  E\l'LOITATIO>\  DRS  MINES  T)F,  Ct'IVRF. 

succès;  car,  pendant  un  certain  tcms,  elles  donnèrent 
plus  de  12  tonneaux  de  cuivre  épuré  par  semaine.  Mal- 
heureusement cet  état  de  prospérité  ne  s'est  pas  soutenu. 
En  1820,  les  principaux  filons  étaient  déjà  épuisés  et  ne 
donnèrent  que  236  tonneaux;  en  1832  ,  ces  mines  n'ont 
produit  que  38  tonneaux  seulement.  Quelques  dépots  de 
moindre  importance  ont  été  exploités  de  tems  à  autre 
dans  les  comtés  de  Caernarvon  ,  de  Lancastre ,  de  West- 
moreland,  de  Cumberland  et  dans  l'Ile  de  Man.  Il  y  a 
quinze  ans  environ  que  Ton  découvrit  dans  le  comté  de 
Kirckudbright  un  filon  qui  avait  beaucoup  d'analogie 
avec  les  mines  de  Cornouailles ,  mais  les  résultats  ne  ré- 
pondirent pas  aux  espérances  qu'avait  fait  concevoir 
cette  découverte.  Cependant  on  continue  toujours  à  en 
extraire  le  minerai  qui  est  envoyé  à  Swansea  pour  y  être 
fondu  et  raffiné  avec  celui  qui  provient  de  qvielques  au- 
tres mines  du  nord  de  l'Angleterre  (I).  Il  y  a  quelques 
années,  on  a  découvert  à  Mainland,  une  des  iles  Shet- 
land, au  milieu  de  dépôts  calcaires,  des  veines  de  cuivre; 
aussitôt  des  machines  à  vapeur  furent  dressées  pour 
mettre  à  profit  ces  richesses  ,  mais  leur  produit  n'a  pas 
été  très -considérable.  On  exploite  aussi  des  mines  de 
cuivre  ,  dans  le  pays  de  Galles ,  à  Cronebane  et  à  Tigrony, 
dans  le  comté  de  Wicklow  ;  à  Ross-Island  ,  sur  le  lac  de 
Killarney;  mais  toutes  ces  usines  ne  fournissent  que  de 
très-petites  quantités,  comparativement  aux  mines  de  Cor- 
nouailles. Voici  au  reste  quel  a  été,  du  5  janvier  1 833  au 

(1)  Swansea ,  dans  le  Clamorgan ,  est  une  petite  ville  maritime 
située  dans  la  baie  du  canal  de  Bristol  à  rembouchurc  de  la  Tawy. 
Dans  les  environs  de  cette  ville  se  trouvent  sept  usines ,  où  chaque 
année  on  traite  et  on  épure  plus  de  il 5,0 00  tonneaux  de  minerai  de 
cuivre,  qui  proviennent  non  seulement  des  différentes  mines  de  l'An- 
gleterre, mais  même  des  miues  d  Asie  et  d'Amérique. 


EN  EUROPE.  205 

5  janvier  18:V1  ,  le  produit  de  toutes  les  mines  de  cuivre 
de  la  Grande-Bretagne. 

Cornouailles 11,185  tonneaux. 

Swansoa,  Pays-de-Galles  ,  elc 1,158 

DcTonsliiio 307 

Anglesca 575 

Cumbcilaud  ,  StaiTordsliiie  .  etc 120 

Total 13.345 


Pour  qui  n'a  jamais  vu  d'exploitation  de  mines,  celles 
de  Cornouailles  offrent  un  aspect  très-intéressant ,  surtout 
quand  on  les  considère  du  haut  de  Cairn-Marth  ,  rocher 
qui  a  750  pieds  d'élévation.  Dans  une  contrée  qui  n'est 
ni  plate,  ni  montagneuse,  mais  seulement  accidentée  par 
des  vallons  et  des  collines  ,  le  mineur  et  le  laboureur 
sont  en  quelque  sorte  confondus  pendant  les  premières 
heures  de  la  journée 5  mais  dès  que  la  cloche  sonne,  la 
scène  change  de  face  ,  vous  voyez  aussitôt  de  longues  files 
d'hommes,  de  femme*  d'enfans,  converger  comme  des 
fourmis  vers  le  petit  trou  par  lequel  ils  doivent  s'intro- 
duire dans  la  mine.  En  un  clin-d'œil  toute  cette  popula- 
tion disparaît;  alors  le  plus  profond  silence  règne  dans  la 
canipaj';ne.  On  n'y  remarque  d'autre  mouvement  que  celui 
des  leviers  gigantesques  des  machines  à  vapeur  qui,  s'é- 
levantels'abaissant  avec  rapidité,  étanchent  lesgalerieset 
portent  à  la  surface  du  sol  les  produits  des  travailleurs,  ou 
broient  le  minerai.  Partout  un  silence  profond  :  les  huiles 
blanches  des  mineurs' restent  désertes;  rien  ici  n'annonce 
la  vie  ,  si  ce  n'est  les  tourbillons  épais  de  fumée  que  vo- 
missent les  cheminées  des  machines  à  vapeur.  Les  femmes 
et  les  enfans  chargés  de  nettoyer  le  minerai  procèdent  à 
ce  travail  sous  de  vastes  hangars ,   et  dans  la  plaine  les 


206  EXPLOITATION  DES  MINES  DE  CUIVRE 

bestiaux  ,  sans  gardiens ,'  broutent  en  paix  l'herbe  qui 
croît  à  la  surface  du  sol ,  tandis  que  l'homme  s'agite  péni- 
blement dans  les  entrailles  de  la  terre. 

La  plus  grande  partie  des  mines  du  Cornouailles  sont 
situées  entre  la  ville  de  Truro  et  le  Land's-End  ,  et  sont 
groupées  dans  un  très-petit  espace  5  mais  les  plus  impor- 
tantes se  trouvent  dans  le  voisinage  de  Redruth.  C'est 
dans  des  crevasses  produites  par  quelque  convulsion  de 
la  nature  que  sont  déposées  ces  richesses  5  mais  jamais  ces 
fissures  n'en  sont  entièrement  remplies  5  elles  y  forment 
des  espèces  de  veines  et  de  noyaux  que  coupent  en  sens 
divers  des  roches  d'ardoise  ou  de  killas  et  de  granit. 
On  distingue  trois  espèces  de  veines  ou  trois  sortes  de 
Iodes ,  comme  on  les  appelle  dans  le  pays.  Les  veines  les 
plus  anciennes  sont  les  plus  abondantes  ;  leur  direction  va 
de  l'est  à  l'ouest  5  celles  de  la  deuxième  classe  se  dirigent 
du  sud-est  au  nord-ouest;  enfin  ,  les  Iodes  de  la  troisième 
série,  celles  dont  la  formation  est  la  plus  récente,  se  pro- 
longent,  comme  les  premières,  de  l'est  à  l'ouest.  Les 
veines  métallifères  ne  sont  pas  verticales  ;  elles  sont 
pour  la  plupart  très  -  obliques  à  l'horizon.  Celles  qui 
vont  de  l'est  à  l'ouest  plongent  ordinairement  vers  le 
nord  en  formant  un  angle  de  35°  à  70°  ;  leur  plus 
grande  largeur  est  de  trois  à  six  pieds.  On  a  vu  cepen- 
dant des  Iodes  de  neuf  et  même  de  douze  pieds*,  et  dans 
une  de  ces  mines  qui  porte  le  nom  de  Relistian  ,  on  en 
trouve  de  trente  pieds.  Les  veines  de  formation  récente 
sont  en  général  plus  larges  que  les  anciennes.  Quant  à 
leur  longueur,  elle  varie  beaucoup  :  les  Iodes  qui  s'étendent 
de  l'est  à  l'ouest  occupent  un  espace  d'un  cà  deux  milles 
et  quelquefois  de  sept  ;  mais  ce  qui  est  très-remarquable, 
c'est  que  souvent ,  lorsqu'une  veine  ancienne  est  coupée 
par  une  autre  de  formation  récente,  elle  est  très-abon- 


EN  EDROPË.  207 

dante  d'un  coté  de  l'intersection  et  excessivement  peu  de 
l'autre.  Les  Iodes  ne  se  composent  pas  seulement  de 
cuivre  pur  ,  l'étain  y  est  mêlé  en  grande  quantité. 

On  compte  dans  le  Cornouailles  quatre-vingt-quatre 
mines  de  cuivre  dont  les  produits  varient  beaucoup-,  car 
il  en  est  qui  ne  fournissent  pas  plus  d'une  demi-tonne 
de  métal  pur,  tandis  que  d'autres  en  donnent  jusqu'à 
1,900.  En  général  elles  sont  assez  spacieuses;  celle  de 
Dolcooth,  par  exemple,  a  1,368  pieds  de  surface.  Cinq 
machines  à  vapeur  et  seize  cents  personnes  sont  em- 
ployées aux  divers  travaux  d'exploitation  de  cette  mine 
qui  fournit  par  mois  de  60  à  70  tonneaux  de  cuivre 
épuré.  Les  mines  qui  portent  le  nom  de  Consolidated 
sont  les  plus  grandes  du  Cornouailles  ,  l'on  pourrait 
même  dire  de  toute  l'Europe.  Elles  sont  situées  dans  la 
paroisse  de  Gwennap  ,  à  trois  milles  est  de  Redruth,  lon- 
gent les  montagnes  et  occupent  une  aire  de  800  acres. 
Elles  sont  élevées  à  300  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer,  mais  leur  puits  principal  descend  à  1,340  pieds  au- 
dessous  du  même  niveau  et  à  1 ,652  pieds  au-dessous  de  la 
surface  terrestre.  C'est  l'excavation  la  plus  profonde  de 
la  Grande-Bretagne.  Les  veines  les  plus  considérables  de 
cette  mine  ont  8  pieds  de  largeur  et  des  ramiftcations 
de  1 2  à  18  pouces.  La  somme  totale  des  parois  des  puits 
qui  plongent  sur  les  galeries  formerait  une  étendue  de  20 
milles  de  long,  et  celle  des  surfaces  horizontales  ou  des 
chemins  une  étendue  de  47  milles. 

Le  nombre  et  la  puissance  des  machines  employées  à 
l'exploitation  des  mines  de  Cornouailles  surpassent  de 
beaucoup  tout  ce  qu'on  connaît  jusqu'à  ce  jour.  M.  Ëlie 
deBeaumont,  ingénieur  français,  fut  étonné  en  les  visi- 
tant ,  il  y  a  peu  d'années,  du  vaste  système  qu'on  y  a 
adopté.  C'est  là  en  effet  que  l'on  peut  se  faire  une  idée 


â08  EXPLOITATION  DES  MIKF.S  DK  CUIVRE 

exacte  de  la  force  et  de  l'utilité  des  machines.  Ce  sont 
d'abord  huit  pompes  à  feu  dont  la  grosseur  des  cylindres 
varie  de  65  à  90  pouces  de  diamètre  -,  leur  destination  est 
d'cpuiser  l'eau  qui  se  trouve  au  fond  des  galeries  5  la  plus 
forte  consumedansl'espacede  vingt-quatre  heures  1 80 bois- 
seaux de  charbon,  mais  en  retour  de  cette  dépense,  elle  élève 
64  gallons  d'eau  par  coup,  et  frappe  douze  coups  par  mi- 
nute. Il  y  a  encore  huit  autres  machines  moins  puissantes  , 
qui  sont  employées  à  monter  le  minerai  et  à  le  broyer^  enfin 
seize  pompes  à  feu  plus  petites  et  six  manèges  ordinaires, 
destinés  à  divers  usages  ,  fonctionnent  dans  ces  mines.  La 
force  qui  résulte  de  cet  ensemble  de  machines  est  égale  à 
celle  de  1,000  chevaux  •  mais  en  supposant  qu'il  fût  pos- 
sible de  se  servir  de  la  force  animale ,  il  faudrait  trois  re- 
lais par  chaque  vingt-quatre  heures ,  en  sorte  que ,  pour 
obtenir  une  puissance  motrice ,  égale  à  celle  des  machines 
qui  sont  en  activité  dans  les  vîmes  consolidées ,  seulement 
il  ne  faudrait  pas  moins  de  3,000  chevaux.  Le  nombre 
d'hommes  employés  à  leur  exploitation  est  en  rapport  avec 
cette  force  immense  de  machines.  On  compte  2,400  mi- 
neurs qui  y  travaillent  assiduement ,  non  compris  une 
multitude  d'ouvriers  extraordinaires  qui  sont  appelés  lors- 
que l'occasion  l'exige.  Ces  mines  fournissent  la  meilleure 
qualité  de  cuivre  de  Cornouailles  j  en  1831,  elles  ont 
donné  1,300  tonneaux  de  métal  pur  5  en  1832,  1,520, 
et  en  1 833  ,4,914.  Le  produit  de  la  vente  s'est  élevé  ,  en 
1833,  à  152,000  liv.  sterl.  (3,800,000  fr.  )  Les  frais 
d'exploitation  ont  coûté  105,000  liv.  sterl.  j  le  béné- 
fice net  a  donc  été  de  47,000  liv.  st.  (  1,185,000  fr.) 
Mais  ce  ne  sont  là  que  les  résultats  des  mines  consolidées, 
et  nous  avons  vu  qu'il  en  existe  un  bien  plus  grand  nom- 
bre. Aussi  résumons-nous  dans  un  seul  et  même  tableau  le 
produit  des  différentes  mines  de  Cornouailles  de  1800  à 


EN  EUROPE.  209 

1831  inclusivement.  Ce  tableau  peut  être  considéré 
comme  le  corollaire  de  celui  que  nous  avons  donné  plus 
haut  et  qui  présentait  la  production  totale  des  mines  de 
cuivre  de  la  Grande-Bretagne. 

Tableau  de  la  production  des  minfis  de  cuwrc  du  comté  de  Cor- 
nouailles  de  1800  h  1831. 

ANNÉES.  QUANTITÉ  MÉTAL  PfR  VALEUR, 

de  minerti  extraite.  obtenu. 

Tonneaux,  Tonneaux.         "  Liv.  »t. 

1800 55,981  5,187  550,925 

1803 78,/i52  6,254  862,410 

1810 66,048  6,682  570,035 

1815 78,435  6,525  552,815 

1820 91,475  7,608  602,441 

1825 107.354  8,226  726,353 

1830 133,964  10,748  773,846 

1831 144,402  12,044  806,090 

Quelle  que  soit  l'abondance  toujours  progressive  de  ces 
mines ,  le  comté  de  Cornouallles  en  possède  bien  d'au- 
Ires encore.  On  trouve  dans  cette  langue  de  terre,  pressée 
de  tous  côtés  par  l'Océan,  des  dépôts  de  quartz,  de  mica, 
des  mines  d'étain,  de  plomb,  d'antimoine,  d'or,  d'argent, 
de  bismuth ,  de  zinc ,  dont  l'exploitation  réclame  le  con- 
cours de  15,000  travailleurs  et  de  70  machines  à  vapeur. 
Mais  ce  sont  sans  contredit  les  mines  de  cuivre  qui  font 
la  plus  grande  partie  de  la  richesse  du  Cornouailles  :  celles 
d'étain  ne  viennent  qu'après  (1).  Nous  avons  vu  plus 

(1)  Les  mines  d'étain  de  Cornouailles  ont  été  exploitées  depuis  les 
tems  les  plus  reculés  ;  car  leurs  produits  attiraient  dans  les  ports  de 
1  AngleteiTe  les  vaisseaux  des  Phéniciens ,  cpii  venaient  s'y  approvi- 
sionner. Mais  après  la  destruction  de  Carthage,  les  marchands  de 
Marseille  s'emparèrent  de  ce  commerce  et  transportèrent  l'étaiu  de 
Cornouailles  à  >«arbonne ,  qui  devint  alors  le  grand  marché  de  ce 
métal.  Lorsque  l'AngleteiTe  fut  conquise  par  les  ÎNormands  ,  ces  peu- 
ples s'emparèreul  des  mines  d'étain  de  Cornouailles  et  en  tirèrent 


210  EXPLOITATION  DES  MINES  DE  CUIVRE 

haut  quels  lieux  et  quelles  directions  affectaient  les  gise- 
mens  des  filons  du  minerai,  nous  en  allons  faire  connaître 
la  constitution.  On  rencontre  rarement  dans  les  mines  du 
Cornouailles  du  cuivre  à  l'état  natif,  il  est  presque  tou- 
jours combiné  aACc  d'autres  substances  minérales  qui , 
suivant  leur  plus  ou  moins  grande  abondance  ,  détermi- 
nent ses  différentes  variétés.  Tantôt  le  cuivre  est  combiné 
avec  le  soufre,  l'arsenic  et  l'antimoine,  tantôt  avec  le 
fer  et  l'étain  ;  souvent  le  minerai  ne  se  compose  que  de 
carbonate  ou  de  phosphate  de  cuivre.  Dans  quelques 
mines  ,  le  minerai  n'offre  que  3  pour  cent  de  cuivre  pur, 

de  grands  profits.  Au  treizième  siècle ,  on  ne  connaissait  d'autre  étain 
en  Europe  que  celui  de  Devon  et  de  Cornouailles  ;  car  les  Maures 
avaient  dévasté  et  comblé  les  mines  d'Espagne  ;  ce  ne  fut  qu'en  12^0 
que  l'Allemagne  commença  à  exploiter  les  mines  d'étain  qu'elle  pos- 
sédait. La  France  n'a  tiré  parti  de  ses  mines  de  la  Ilaute-Vienne  et  de 
la  Loire-Inférieure  qu'en  1809  ,  mais  leurs  produits  sont  encore 
très-bornés.  LEspagne  ,  la  Bohème  ,  la  Suisse  et  la  Russie  produisent 
aussi  de  l'étain  ,  mais  en  très-petite  cpiantité.  Durant  les  guerres  ci- 
viles qui  désolèrent  l'Angleterre  ,  l'exploitation  des  mines  d'étain  de 
Devon  et  de  Cornouailles  ne  fut  pas  très-suivie ,  mais ,  au  commence- 
ment du  dixième  siècle ,  les  travaux  reprirent  avec  un  peu  d'activité , 
et  de  1720  à  1740  ,  leur  produit  annuel  a  été  de  2,100  tonneaux. 
Depuis,  ce  chiffre  s'est  graduellement  accru,  et  de  1790  à  1800, 
il  s'^est  élevé  à  3,254.  Cependant,  en  1815  ,  les  anciens  filons  com- 
mencèrent à  s'épuiser,  et  la  production  resta  jusqu'en  1820  au-dessous 
de  3,000  tonneaux.  Les  travaux  habilement  dirigés  qui  s'effectuèi'ent 
à  cette  époque  eurent  pour  résultat  d'accroître  la  production  d'un  tiers 
environ,  et  aujourd'hui  elle  flotte  entre  4,500  et  5,000  tonneaux 
par  année,  dont  la  valeur  peut  être  portée  à  300,000  liv.  sterl. 
(7,500,000  fr.)  Cependant,  malgré  cette  production  considérable, 
l'Augleteri'e  importe  ,  cliaque  année  ,  un  millier  de  tonneaux  d'étain 
étranger,  dont  900  environ  proviennent  de  la  Péninsule  de  Malacca^ 
11  faut  dire  aussi  que,  chatp^ie  année  ,  elle  exporte  près  de  2,600  ton- 
neaux d'étain  dans  les  différentes  parties  du  monde  et  plus  de  7,000 
tonneaux  de  cuivre. 


EN  EUROPE.  211 

tandis  que  dans  d'autres  cette  proportion  est  de  30  et  de 
60  pour  cent.  Aussi  la  manière  de  le  traiter  pour  le  ré- 
duire en  masses  compactes  et  parfaitement  homogènes 
varie-t-elle  suivant  ses  diiFérentes  constitutions. 

Au  sortir  de  la  mine,  le  minerai  est  concassé,  broyé 
et  lavé-,  il  n'a  pas  besoin  ,  comme  celui  d'étain ,  d'être 
pulvérisé  et  tamisé.  Après  cette  préparation,  il  est  vendu 
à  des  compagnies  qui  s'occupent  exclusivement  de  la  fu- 
sion. Maintenant  presque  tout  le  minerai  de  cuivre  re- 
cueilli dans  la  Grande-Bretagne  est  acheté  par  dix  établis- 
seniens  qui  se  livrent  à  ce  genre  d'opération.  En  1 834,  leurs 
achats  dans  le  Cornouailles  se  sont  élevés  à  1 ,032,000  liv. 
sterl.  (25,800,000  fr.)  Grâce  à  cette  division  bien  en- 
tendue du  travail  ,  l'exploitation  des  mines  du  Cornouail- 
les se  maintient  dans  un  état  de  prospérité  constant.  Les 
entrepreneurs  ne  se  livrent  exclusivement  qu'à  l'extrac- 
tion ,  et  demeurent  étrangers  à  toutes  les  modifications 
subséquentes  de^  leurs  produits.  Au  reste,  ce  n'est  pas 
seulement  dans  cette  circonstance  que  nous  aurons  à  si- 
gnaler la  bonne  administration  des  mines  de  Cornouail- 
les -,  nous  la  retrouverons  encore  dans  les  sages  dispositions 
qui  Y  ont  été  adoptées  pour  intéresser  les  travailleurs  à 
l'entreprise. 

Le  minerai ,  une  fois  vendu ,  est  expédié  dans  le  pays 
de  Galles  ou  sur  les  cotes  du  Glamorgan,  près  de  Neath 
et  de  Swanseaoù  il  est  réduit  en  lingots,  en  planches  ou 
en  saumons.  Le  comté  de  Cornouailles  possédant  très- 
peu  de  charbon ,  les  propriétaires  de  mines  ne  trouve- 
raient aucun  avantage  à  le  traiter  sur  les  lieux,  tandis  que 
dans  le  pays  de  Galles  où  le  charbon  est  très-abondant  et 
à  très-bon  marché  ,  les  différentes  opérations  qu'exige  son 
traitement  peuvent  s'y  faire  dans  les  meilleures  conditions 
possibles.  Les  bateaux  qui  vont  du  pays  de. Galles  en  Cor- 


212  EXPLOITATION  DES  MINES  DE  CUIVRE 

nouailles  y  apportent  le  charbon  nécessaire  pour  alimen- 
ter les  machines  à  vapeur  et  s'en  retournent  chargés  de 
minerai  ;  ainsi ,  comme  on  le  voit ,  tout  a  été  calculé  de 
la  manière  la  plus  économique. 

Les  procédés  employés  pour  traiter  le  cuivre  ,  quoique 
simples,  ont  subi  plusieurs  améliorations  qu'il  serait  trop 
long  d'indiquer  ici  5  mais  rien  ne  prouve  mieux  les  pro- 
grès qu'a  faits  cette  industrie  dans  ces  trente  dernières 
années  que  l'abaissement  successif  du  prix  de  ses  pro- 
duits. Ainsi,  en  1800,  le  tonneau  de  cuivre  qui  valait 
133  liv.  slerl.  (  3,375  fr.  )  s'est  vendu  113  liv.  sterl.  en 
1820  ,  et  ne  se  vend  plus  aujourd'hui  que  100  liv.  sterl. 
(  2,500  fr.  ).  Le  minerai  se  traite  par  la  calcination  et  la 
fusion  ,  opérations  qu'on  répète  six  et  huit  fois  suivant  le 
degré  de  pureté  qu'il  a.  Par  le  grillage,  une  partie  du  soufre 
brûle  et  se  dégage  à  l'état  d'acide  sulfureux  j  si  le  minerai 
contient  de  l'arsenic,  il  se  volatilise  aussi  à  l'état  d'acide  ar- 
sénieux  ;  le  cuivre  et  surtout  le  fer  s'oxident  en  partie.  On 
fond  alors  cette  matière  avec  un  sable  siliceux  ou  de  l'ar- 
gile ;  le  charbon  réduit  l'oxide  de  cuivre,  et  l'acide  sili- 
cique  du  sable  ou  de  l'argile  s'empare  de  l'oxide  de  fer. 
On  obtient  ainsi  des  scories  et  une  masse  fondue  qui  con- 
tient tout  le  cuivre  et  un  peu  moins  de  soufre  et  de  fer 
que  le  minerai  ;  on  grille  et  on  fond  celle  masse  successi- 
vement jusqu'à  ce  qu'elle  devienne  malléable.  Elle  prend 
alors  le  nom  de  cuivre  noir  et  contient  environ  60  pour 
cent  de  métal  ;  ce  cuivre  noir  est  ensuite  exposé  à  un  cou-  , 
rant  d'air  chaud  qui  brûle  le  soufre  et  le  fer.  On  refond 
et  on  rôtit  ainsi  trois  ou  quatre  fois  cette  espèce  de  gueuse 
qui  contient  alors  de  85  à  90  pour  cent  de  cuivre  j  enfin 
on  Taffine  en  la  fondant  dans  un  fourneau  à  réverbère. 
Les  dernières  traces  du  soufre  brûlent^  le  fer,  le  plomb  et 
raulimoiue  dispaiaisseut  ;  les  deux  premiers  Qi\  scories, 


EX  EUROPE.  213 

le  dernier  en  vapeur.  Les  différeules  qualités  de  minerai 
ou  plulôt  les  produits  des  dilTérenles  mines  dont  la  cons- 
titution géologique  se  rapproche  sont  mêlés  ensemble  ; 
ils  se  modifient  ainsi  l'un  par  l'autre  et  donnent  en 
moyenne  huit  pour  cent  de  métal  pur.  Jetons  maintenant 
un  coup-dœil  sur  le  système  d'exploitation  des  mines  de 
Cornouailles  ,  système  admirable  qui  concilie  parfaite- 
ment les  intérêts  des  ouAriers  avec  ceux  des  entrepre^ 
neurs. 

Dans  les  travaux  qui  s'exécutent  à  la  surface  de  U  terre, 
on  peut  idsémenl  surveiller  le  travail  de  l'ouvrier  ^  mais 
dans  CCS  longues  galeries  souterraines  ,  d'un  accès  diffi- 
cile, où  le  mineur  n'est  éclairé  que  par  la  sombre  lueur 
de  sa  lampe  ,  il  est  impossible  d'exercer  sur  lui  une  sur- 
veillance active  et  continue.  Aussi ,  en  le  pavant  à  la 
journée,  comme  cela  se  pratique  dans  un  grand  nom- 
bre de  mines  de  l'Angleterre  et  du  continent ,  on  n'ob- 
tient qu'un  travail  imparfait  et  exécuté  sans  discerne- 
ment. D'un  autre  côté,  si  on  ne  le  payait  qu'à  la  tache  , 
sans  lintéresser  lui-même  à  la  bonne  direction  du  tra- 
vail,  il  n'en  résulterait  que  très- peu  de  profit  pour  le 
mailre  ;  l'ouvrier  exécuterait  bien  de  grandes  excavations, 
mais  sans  faire  le  moindre  effort  pour  suivre  à  la  piste  les 
filons  qui  sans  cesse  lui  échappent  ;  enfin  ,  en  ne  le 
payant  que  d'après  la  quantité  de  minerai  obtenu,  l'ap- 
préciation du  travail  serait  très-difficile,  et  deviendrait 
une  source  continuelle  de  mécomptes  pour  l'ouvrier  et 
de  récriminations  fâcheuses  contre  le  maître.  Heuicu- 
sement  Ihabile  détermination  qu'avaient  déjà  prise  les 
exploitans  des  mines  de  Cornouailles  de  vendre  aux  en- 
chères leur  minerai  est  venue  trancher  les  difficultés. 
La  vente  a  lieu  publiquement  chaque  semaine  à  l'entrée 
même  de  la  mine.  Le  minerai  s'élève  en  hautes  pyra- 
XIII.  i4 


214  EXPLOITATIONS  DES  MINES  DE  CUIVRE 

mldes  de  100  tonneaux  chacune,  et  les  acquéreurs, 
après  en  avoir  examiné  la  qualité  ,  offrent  leur  prix 
sur  des  bulletins  séparés  ;  le  tas  reste  à  celui  qui  en  a 
donné  la  plus  forte  somme.  Ainsi  pas  la  moindre  fraude 
possible  delà  part  du  maître,  pas  la  moindre  incertitude 
pour  les  mineurs  dans  le  résultat  de  leur  travail  hebdo- 
madaire. Le  maître  se  départ  d'une  portion  du  prix  de 
vente  en  faveur  de  l'ouvrier,  d'après  les  conventions  pré- 
liminaires qui  ont  été  faites.  Si  la  mine  est  très-riche, 
l'ouvrier  reçoit  une  prime  de  six  pences  par  chaque  livre 
sterling;  si  elle  est  pauvre,  ce  taux  s'élève  successive- 
ment jusqu'à  quinze  schellings  :  l'intérêt  du  mineur  est 
ainsi  toujours  en  rapport  avec  celui  du  maître.  Exami- 
nons maintenant  comment  s'établit  cette  proportion. 

A  l'exception  d'un  petit  nombre  d'employés  chargés 
de  la  surveillance  ,  les  mineurs  de  Cornouailles  ne  reçoi- 
vent pas  de  salaire  fixe  ;  on  leur  cède  par  contrat  et 
aux  sous-enchères  publiques  les  différentes  parties  de 
la  mine  qu'on  veut  exploiter.  Comme  les  filons  ont  pu 
être  appréciés  d'avance  par  les  mineurs  ,  il  est  éAident 
qu'aucun  d'eux  n'est  trompé,  et  lorsque  les  lots  sont  mis 
à  la  sous-enchère ,  l'ouvrier  sait  bien  quel  est  le  résultat 
qu'il  peut  en  espérer.  On  donne  à  l'adjudicataire,  qui 
stipule  ordinairement  pour  deux  ou  quatre  personnes,  le 
titre  de  taker,  preneur  -,  et  le  marché  qu'il  conclut  est  va- 
lable pour  deux  mois.  Mais  si  la  portion  soumissionnée  pré- 
sente trop  de  difficultés  à  l'exploitation,  ou  nedonnequ'un 
minerai  trop  appauvri,  le  mineur  peut  l'abandonner  après 
quelques  jours  d'essai  en  payant  vingt  schellings  au  maî- 
tre. Grâce  à  cet  admirable  système,  qui  concilie  si  bien  les 
intérêts  de  tous,  on  ne  voit  jamais  dans  les  mines  de  Cor- 
nouailles s'élever  des  rixes  entre  les  ouvriers  et  les  en- 
trepreneurs,  querelles  qui  sont  au  contraire  très-fré- 


EX  EunoPE.  215 

quentes  dans  la  plupart  des  mines  de  l'Angleterre  et  du 
continent ,  où  ce  sage  arrangement  n'a  pas  encore  été  in- 
troduit. Mais  il  existe  encore  dans  les  mines  de  Cor- 
nouailles  deux  autres  espèces  de  travail  que  nous  allons 
faire  connaître  :  ce  sont  le  tutworh  et  le  dressing.  Le 
tutwoT'k  consiste  à  faire  toutes  les  excavations  qui  ont 
pour  objet  de  découvrir  la  mine ,  sans  cependant  que  l'on 
soit  certain  du  résultai.  On  ne  creuse  ainsi  que  le  roc 
stérile  et  les  parties  improductives  des  filons.  Ce  genre  de 
travail  est  payé  à  la  toise  cubique  -,  mais  lorsque  les  ma- 
tières extraites  sont  de  quelque  valeur,  l'administration 
accorde  une  prime  à  l'ouvrier  pour  le  stimuler  et  l'enga- 
ger à  apporter  du  soin  et  de  l'intelligence  dans  son  tra- 
vail. Le  prix  ordinaire  du  tutworh  varie  depuis  5  jus- 
qu'à 40  livres  sterling  par  toise  cubique ,  selon  la  dureté 
du  terrain.  Souvent  même  le  prix  en  est  porté  jus- 
qu'à 80  et  100  livres  sterling  la  toise.  Le  dressing  com- 
prend tous  les  travaux  accessoires  de  la  mine ,  le  trans- 
port des  matériaux  des  galeries  dans  le  puits  principal , 
l'étançonnage  des  parois  de  la  mine  ,  les  remblais  ,  etc. 

Lorsque  les  contrats  sont  à  la  veille  d'expirer,  ce  qui 
arrive  comme  nous  l'avons  vu  tous  les  deux  mois,  les 
capitaines  ou  surintendans  visitent  la  mine  dans  toutes 
ses  parties ,  examinent  avec  soin  les  travaux  ,  indiquent 
les  filons  qu'il  faudra  abandonner  ,  ceux  qu'on  devra 
reprendre  dans  le  courant  du  nouveau  bail ,  et  détermi- 
nent la  movenne  du  salaire  que  chaque  ouvrier  a  obtenu 
dans  l'exploitation  du  lot  qui  lui  a  été  adjugé.  Ces  capi- 
taines souterrains ,  comme  on  les  appelle,  sont  choisis 
parmi  les  mineurs  les  plus  capables,  et  servent  dans  tou- 
tes les  circonstances  d'intermédiaires  entre  les  maîtres  et 
les  ouvriers.  Le  lendemain  de  l'expiration  des  contrats, 
c'est  le  jour  du  siuvey;  grande  fête  pour  la  contrée.  Alors 


216  EXPLOITATION  DES  MINES  DE  CUIVRE 

toute  cette  population  étiolée  qui  passe  la  plus  grande  par- 
tie de  sa  vie  sans  apercevoir  le  soleil ,  sort  de  ses  retraites 
caverneuses  ,  se  réunit  avec  empressement  dans  les  caba- 
rets, dans  les  salles  de  bal  ou  sur  les  places  publiques ,  et 
savoure  avec  délices  «  ce  jour  de  repos,  ce  jour  de  bonheur 
et  de  paix.  Elle  renoue  alliance  avec  la  nature,  elle  re- 
trouve une  joie  dans  chaque  bourgeon  des  arbres  ,  une 
volupté  dans  chacune  de  leurs  fleurs  épanouies ,  un  bon- 
heur profond  dans  le  regard  de  ses  enfans  heureux.  »  Mais 
bientôt  arrive  le  jour  de  l'adjudication  -,  c'est  une  époque 
solennelle  qui  mérite  d'être  décrite. 

Au  milieu  de  la  place  publique  s'élève  une  espèce  de 
théâtre  sur  lequel  doivent  siéger  les  administrateurs  des 
mines  accompagnés  de  leurs  agens.  A  midi,  la  séance 
est  ouverte  et  les  affaires  commencent  :  les  mineurs  se 
groupent,  se  pressent  autour  de  cette  espèce  de  tri- 
bune ,  en  attendant  la  publication  des  lots.  L'un  des 
chefs  se  lève,  donne  d'abord  lecture  des  réglemens,  inter- 
pelle l'assemblée ,  provoque  les  observations  ,  prescrit  les 
conditions  des  contrats,  détermine  le  prix  des  amendes 
dont  les  négligens  ou  les  paresseux  seront  passibles,  etc., 
puis  il  désigne  le  premier  lot  inscrit  et  en  fixe  le  taux,  que 
les  assistans  réduisent  successivement.  Tant  que  le  prix 
demeure  élevé ,  les  preneurs  sont  nombreux  et  empres- 
sés ,  mais  à  mesure  qu'il  s'abaisse ,  les  concurrens  di- 
minuent ,  et  au  brouhaha  qui  régnait  naguère ,  succède 
un  calme  profond.  Enfin  lorsqu'il  n'y  a  plus  qu'un  seul 
sous-enchérisseur,  le  chef  jette  un  caillou  en  l'air,  et 
déclare  le  lot  adjugé  5  le  laher  donne  son  nom  ainsi  que 
celui  de  ses  compagnons,  et  le  marché  est  conclu.  Il  ar- 
rive quelquefois  cependant  que  les  mineurs  ne  sous-enché- 
rissent  pas,  parce  que  l'estimation  faite  par  les  chefs  leur 
parait  être  au-dessous  de  sa  valeur  ;  alors  on  passe  ou- 


tre,  et  à  la  fin  de  la  séance ,  après  avoir  examiné  si  les 
exijfjences  des  ouvriers  sont  justes,  on  lâche  de  leur  faire 
raison  et  d'aujimenter  le  taux  de  la  prime.  L'opération 
se  continue  ainsi  jusqu'à  ce  que  tous  les  filons  de  la  mine 
soient  adjugés,  et  souvent,  dans  l'espace  de  deux  heures, 
on  a  fourni  à  plus  de  six  cents  personnes  du  travail  pour 
plusieurs  mille  livres  sterlin" .  Le  hasard,  il  est  vrai,  ne  se- 
conde pas  toujours  l'intelligence  et  l'activité  des  mineurs, 
mais  il  arrive  souvent  que  des  couples  réalisent  dans  l'es- 
pace de  deux  mois  des  profils  de  5  à  600  liv.  sterling  (1). 
Telles  sont  les  constantes  occupations  de  cette  contrée  ; 
telles  sont  les  lois  qui  régissent  cette  population  excen- 
trique ,  ardente  au  travail ,  infatigable  à  la  peine.  Ja- 
mais de  plaintes,  jamais  de  coalitions.  On  rencontrerait 
difficilement  ailleurs  des  hommes  plus  inlelligens  et  plus 

(1)  Note  du  Tb.  Ce  système,  dont  on  ne  saurait  trop  recommander 
la  mise  en  pratique  et  l'extension,  a  été  importé  en  France  par  un 
savant  à  qui  la  science  et  l'industrie  doivent  chaque  jour  de  nou- 
velles découvertes  ou  de  nouvelles  applications.  Sans  doute,  il  serait 
impossible  détendre  d'une  manière  absolue  à  toutes  les  branches  de 
l'industrie  la  méthode  suivie  dans  les  mines  de  Cornouailles  ;  mais 
en  lui  faisant  subir  les  modifications  qu'exigent  les  différentes  natures 
d'exploitation ,  on  pourra  toujoins  rattacher  l'ouvrier  à  l'entreprise  et 
confondre  ses  intérêts  avec  ceux  de  l'entrepi'eneur  ;  tandis  que  dans  le 
système  de  rémunération  généralement  suivi  aujourd'hui,  les  intérêts 
de  l'ouvrier  sont  diamétralement  opposes  à  ceux  du  maître.  On  par- 
viendrait ainsi  à  diminuer  la  trop  grande  inégalité  qui  existe  dans  la  ré- 
pai-tition  des  profils  de  la  production  ,  et  à  rendre  l'ouvrier  plus  actif, 
plus  intelligent ,  plus  économe  et  plus  moral.  Plusieurs  essais  ont  été 
déjà  tentés,  nous  le  savons,  et  n'ont  pas  produit  tous  les  résultats  cpi'on 
en  avait  espéré  ;  mais  il  ne  faut  point  se  décourager,  car  il  n'est  rien 
au  monde  de  plus  difficile  cpic  de  parv  enir  à  bien  faire  le  bien.  Cepen- 
dant les  heureuses  tentatives  de  la  manufacture  de  glaces  de  Saint- 
Gobain  cjui  est  franchement  entrée  dans  ce  système  d'association, 
nous  permettent  de  croire  que  tout  espoir  n'est  pas  encore  perdu.  Au 


218  EXPLOITATION  UES  MINES  DK  CUIVRE  EN  EUROPE, 

probes  5  le  bien-être  de  la  famille,  le  désir  de  Tindépen- 
dance  sont  leurs  seuls  mobiles.  Aucun  danger  ne  les 
effraie^  ils  travaillent  avec  autant  de  sécurité  sous  les  va- 
gues de  l'Océan  et  au  bruit  des  galets  qui  roulent  sur  leur 
tête  que  s'ils  étaient  à  la  surface  du  sol.  Il  y  a  peu  d'an- 
nées encore,  un  de  ces  hardis  industriels  vint  à  aperce- 
voir des  traces  de  minerai  sur  un  rescif  que  la  marée 
basse  laissait  à  découvert  :  l'entourer  d'une  épaisse  mu- 
raille, épuiser  l'eau  qui  se  trouvait  dans  l'enceinte  -,  creu- 
ser ensuite  le  nouveau  filon  ,  poursuivre  les  veines  qui 
plongeaient  sous  l'Océan,  fut  l'ouvrage  de  quelques  jours 
et  de  quelques  hommes  privés  de  toutes  ressources.  Le 
résultat  répondit  à  tant  d'efforts  ,  à  tant  de  témérité  ^  le 
minerai  se  trouva  riche  et  abondant.  Mais  cette  conquête 
ne  devait  pas  long-tems  leur  appartenir  :  un  vaisseau  jeté 
à  la  côte  par  l'orage  ébranla  les  digues ,  les  crevassa  ,  et 
les  flots  de  la  mer  pénétrant  à  travers  ces  issues ,  comblè- 
rent la  mine  et  engloutirent  en  quelques  instans  les  mal- 
heureux qui  se  trouvaient  à  l'intérieur  ! 

(Geological  Transactions.) 

mois  d'avril  1833  ,  les  adminislrateurs  de  cette  manufacture,  propo- 
sèrent aux  ouvriers  de  l'un  de  leurs  ateliers  de  les  faire  participer  au 
partage  des  profits  extraordinaires  qui  seraient  le  résultat  de  leur  plus 
grande  habileté,  ou  de  la  plus  grande  économie  qu'ils  apporteraient 
dans  leurs  manipulations.  Malgré  tous  les  avantages  que  lem"  offiait 
cette  proposition ,  les  ouviiers  se  décidèrent  difficilement .  n'entrèrent 
qu'avec  défiance  dans  les  vues  de  l'administration.  Cependant  à  la  fia 
de  1833,  par  suite  de  ces  conventions  une  prime  de  13,000  francs  fut 
distribuée  entre  cent  ouvriers;  c'esl-à-dire  130  francs  pour  chacun 
d'eux;  en  183 ii,  cette  prime  s'est  élevée  à  200  francs  !  somme  énoi'me 
si  on  la  rapproche  du  montant  annuel  du  salaire  de  ces  ouvriers 
dont  la  moyenne  ne  dépasse  pas  750  francs.  Quel  accroissement  de 
richesse  pour  la  France  !  quelle  plus  grande  somme  d'aisance  et 
de  bien-être  pom-  les  classes  laborieuses ,  si  dans  tous  nos  ateliers  ce 
système  d'association  pouvait  prévaloir  1 


ixsiolu. 


XiES  FEMMES  DES  CESARS. 


N»  I. 

COSSl'TIA  ,     CORNÉLIE  ,    POMPEÏA  ,    CALPURNIE  ,    FEMMES    DE    J.     CESAR. 
SEKVILIE,  CLAUDIA,     SCRIBONIA  ,   HVIE  ,   FEMMES    d'aUGUSTE. 


Il  ne  faut  pas  confondre ,  comme  l'ont  fait  plusieurs 
savans,  les  mœurs  des  femmes  d'Athènes  et  celles  des 
femmes  de  Rome.  Les  Grecs,  à  demi  orientaux,  et  cédant 
à  l'influence  ionienne,  laissèrent  à  leurs  compagnes  très- 
peu  de  liberté  d'action.  A  Sparte ,  ?a  femme  n'existait 
pas  5  on  Tavait  transformée  en  homme,  en  soldat.  Corin- 
the,  Thèbes,  Athènes,  avaient  fait  d'elle  un  instrument 
de  plaisir  ou  une  esclave  de  ménage.  La  démocratie  athé- 
nienne ,  qui  servait  de  modèle  et  de  flambeau  à  toutes 
les  autres  répu])liques ,  ne  permettait  pas  aux  femmes 
de  prendre  une  part  active  à  ces  agitations  de  l'Agora,  à 
ces  discussions  du  Portique,  à  ces  combats  de  vénalité, 
d'éloquence  et  d'intrigue,  dont  la  cité  de  Cécrops  a  rem- 
pli ses  annales.  Telle  est  la  place  de  la  femme,  dans  la 
démocratie  pure  :  place  infime  et  méprisée.  Dès  que  la 
masse  domine  ,  avec  ses  passions  brutales  ,  avec  ses  ins- 
tincts grossiers ,  avec  sa  vénération  pour  la  force  physi- 
que,  elle  rejette  dans  l'ombre  la  faiblesse,  la  délicatesse 
et  l'influence  morale  de  l'autre  sexe. 

Ce  qu'on  appelle  ordinairement  la  république  romaine, 


I 


XiC^  LKS  l'KMMKS  DKS  CÎ'SARS. 

c'était  une  aristocratie,  l.a  matrone  romaine  ne  fut  pas 
emprisonnée,  abrutie,  exilée  de  la  société  des  hommes, 
comme  la  femme  athénienne.  Dès  les  premiers  âges  de 
Rome  ,  la  loi  protège  la  décence ,  la  di^jnifé  des  matrones. 
Elle  les  met  en  tutelle ,  mais  elle  les  honore  ^  elle  leur  as- 
sure un  douaire;  elle  bâtit  des  temples  dédiés  cà  la  paix 
des  ménages  et  à  la  modestie  féminine.  Celles  qui  ont 
servi  l'état  dans  les  momens  de  péril  sont  récompensées 
par  le  sénat  et  couvertes  d'éloges  publics.  La  mère  et  la 
sœur  de  Coriolan  viennent  de  sauver  la  patrie  en  arrêtant 
le  glaive  de  leur  fils.  «  Le  sénat ,  dit  Aurelius  Victor  , 
sentant  ce  qu'il  doit  aux  femmes,  décrète  qu'un  temple 
sera  érigé  à  la  fortune  féminine.  »  Brennus  s'est  emparé 
de  Rome  :  les  femmes  sacrifient  leurs  bijoux  et  leurs  vé- 
temens  pour  racheter  la  ville  :  le  sénat  ordonne  que  les 
matrones  auront  part  aux  éloges  funèbres  qui  célèbrent 
la  vertu  des  héros.  Le  même  enthousiasme  s'empara  d'elles 
après  le  massacre  de  Cannes ,  el  les  mêmes  honneurs  pu- 
blics leur  furent  rendus. 

Ainsi,  la  moralité  romaine  des  premiers  âges,  celle  qui 
élevait  jusqu'au  rang  des  dieux  les  agriculteurs  et  les  sol- 
dats de  Rome,  exaltait  aussi  leurs  femmes  et  leurs  filles, 
et  rendait  inutile  la  rigueur  de  la  loi  qui  donnait  au  père 
droit  de  vie  et  de  mort,  non  seulement  sur  ses  enfans, 
mais  sur  sa  femme.  Le  divorce,  permis  par  la  législation, 
tomba  en  désuétude  ,  la  matrone  exerça  le  pouvoir  absolu 
dans  l'intérieur  de  la  famille,  et  son  ascendant  fut  tel, 
grâce  au  respect  d'elle-même  et  de  ses  devoirs,  qu'il 
équivalut  à  une  complète  libert('.  Frugale,  chaste,  se 
renfermant  volontairement  dans  le  cercle  de  ses  fonc- 
tions domestiques  el  de  son  administration  intérieure,  la 
femme  ,  telle  qu'elle  exista  chez  les  vieux  Romains ,  est 
devenu  le  type  et  le  modèle  de  la  vertu  de  son  sexe. 


LES  l'KMMtCS  bi;S  CKSARS.  2âl 

Honorro  et  plarre  an  niveau  des  {i^rands  hommos.  olle  de- 
venait digne  de  l'estime  que  ron  professait  pour  elle.  Des 
fêtes  et  des  cérémonies  pul^liques  lui  étaient  consacrées. 
Lucrèce,  Glélie,  la  vestale  Claudia  ,  étaient  devenues  les 
déesses  féminines  de  Rome.  Tant  que  les  conquérans  du 
monde  conservèrent  leur  antique  vertu,  les  femmes  se 
maintinrent  à  ce  haut  ran^i;  ;  mais  bientôt  les  matrones 
suivirent  l'exemple  que  leur  donnaient  leurs  maris  et 
leurs  frères.  Elles  livrèrent  à  un  troupeau  d'esclaves  les 
soins  intérieurs  delà  famille;  elles  donnèrent  à  la  volupté 
des  heures  que  leurs  aïeules  avaient  consacrées  au  mé- 
nage et  à  la  famille  ;  on  les  vit,  rivales  d'éclat  et  de  luxe, 
se  disputer  les  premières  places  dans  ces  amphithéâtres  où 
l'on  jouait  les  obscénités  de  Piaule  et  d'Accius. 

Lucrèce  était  née  sous  l'ancienne  république  que  sa 
mort  avait  préparée.  Messaline  naquit  sous  les  Césars,  et 
fut  le  Ivpe  et  l'emblème  de  la  nouvelle  Rome  corrompue. 
Comme  les  femmes  avaient  donné  les  plus  beaux  exemples 
de  grandeur  d'ame,  de  courage  et  de  dévouement ,  elles 
s'emparèrent  encore  de  la  première  place  dans  cette  lutte 
d'infamie.  Messaline  dépasse  Tibère,  et  Poppée  vaut  bien 
Pétrone.  L'influence  conquise  par  les  femmes  sous  la  ré- 
publique, et  conquise  par  leur  vertu,  se  maintint,  grâce 
à  leuis  vices,  sous  le  nouvel  ordre  de  choses.  Leur  grande 
passion  depuis  l'époque  de  la  décadence  ,  ce  fut  le  théâ- 
tre; elles  se  disputaient  l'histrion  dont  les  gestes  lubriques 
avaient  excité  leurs  désirs;  elles  achetaient  à  prix  d'or  les 
faveurs  du  mime  que  le  peuple  applaudissait.  La  débau- 
che, épuisée  par  ces  excès,  avait  recours  aux  inventions 
du  luxe  et  de  la  sensualité  asiatiques.  Les  eunuques  de 
Bysance  et  de  Paphlagonie  accouraient  à  Rome  pour  ser- 
vir d'instrumens  à  de  honteux  plaisirs.  La  théorie  de  l'a- 
vortemenl  était  publiquement  professée  à  Rome;  et  il  n'y 


Î22  LES  FEMMES  DES  CÉSARS. 

avait  d'autre  différence  entre  la  grande  dame  et  la  cour- 
tisane que  la  richesse  de  l'une  et  la  pauvreté  de  l'autre  : 
ici,  la  faculté  d'acheter  des  voluptés  effrénées,  ailleurs  la 
nécessité  de  les  vendre. 

Au  milieu  de  ce  débordement ,  dont  tous  les  écrivains 
de  l'antiquité  nous  ont  transmis  le  tableau  affeux,  quelle 
fut  la  conduite  des  femmes  qui  partageaient  le  trône,  et 
qui,  souvent  alliées  à  des  monstres  de  libertinage  et  de 
cruauté ,  trouvaient  chez  les  Tibère ,  les  Héliogabale  et 
lesCaligula ,  de  si  exécrables  modèles?  Essayons  d'esquisser 
rapidement  la  vie  des  impératrices.  César,  le  fondateur 
de  ce  grand  empire,  n'avait  pas  donné  un  exemple  moral 
à  ses  concitoyens.  On  sait  quelles  furent  les  mœurs  de  cet 
homme  célèbre,  mari  de  toutes  les  femmes  el  femme  de 
tous  les  hommes.  Il  se  maria  quatre  fois.  On  l'avait  fiancé  à 
Cossutia,jeune  fille  riche  et  appartenant  à  l'ordre  équestre. 
Il  la  répudia  avant  le  mariage  réel,  sous  prétexte  que  ses 
affections  personnelles  n'avaient  pas  été  consultées.  Il 
épousa  Cornélie,  fille  de  Cinna,  élevée  par  sa  tante  Julie, 
femme  de  Marias,  il  avait  puisé  dans  cette  éducation  do- 
mestique la  haine  du  parti  aristocratique  commandé  par 
Svlla ,  et  un  vif  attachement  pour  la  faction  populaire  à 
la  tète  de  laquelle  Maiius  s'était  placé.  Cinna,  dont  Cé- 
sar épousait  la  fille,  était  non  seulement  l'ennemi  de 
Sylla,  l'homme  dévoué  à  l'ombre  de  Marins,  mais  un 
homme  puissant ,  vindicatif,  inflexible  ,  opulent ,  qui  of- 
rait  à  son  gendre  un  appui  assuré.  En  vain  Sylla  essaya 
de  rompre  ce  mariage  :  César  aimait  Cornélie  ^  son  am- 
bition l'attachait  à  son  beau-père.  Pour  le  punir ,  Sylla 
le  priva  du  sacerdoce,  lui  enleva  la  dot  de  sa  femme, 
annula  son  droit  de  succession,  et  se  préparait  à  une  ven- 
geance plus  complète,  lorsque  ses  ennemis,  en  l'attaquant 
de  toutes  parts,  le  contraignirent  à  oublier  pour  un  mo- 


LES  FEMMES  DES  CÉSARS.  223 

ment  un  adversaire  encore  jeune.  Les  vestales  vinrent 
demander  à  Sylla ,  dictateur  et  vengeur  ,  la  grâce  de  Cé- 
sar 5  elles  l'obtinrent  de  cet  homme  ,  assez  politique  pour 
ne  jamais  satisfaire  son  ressentiment  aux  dépens  de  son 
intérêt.  Il  prévoyait  bien  l'influence  future  de  César  qui, 
disait-il,   renfermait  en  lui  plus  d'un  Marins-,  mais  que 
lui  importait  l'avenir!  Il  écrasa  ses  ennemis  et  envoya 
César  questeur  en  Espagne.  Peu  de  tems  avant  le  départ 
de  César,  sa  femme  mourut  5  ame  noble,  esprit  élevé, 
dont  il  ressentit  vivement  la  perte^  femme  courageuse  qui 
aurait  aidé  son  mari  à  lutter  contre  ces  tems  difficiles  et 
les  dangers  qui  l'environnaient.  Jusqu'à  lui  on  avait  pro- 
noncé le  panégyrique  funèbre  des  femmes  âgées,  mais  non 
des  jeunes  femmes  ^  César ,   infidèle  à  cet  usage ,  pro- 
nonça, du  haut  de  la  tribune,  le  panégvrique  éloquent  de 
Cornélie,  morte  dans  sa  vingt-quatrième  année.  C'était  à 
cette  même  tribune  que  Marins  avait  suspendu  la  tète  de 
Marc-Antoine ,  le  grand-père  du  triumvir  ;   que  Sylla 
suspendit  celle  du  jeune  Marins  5  et  que  Marc-Antoine 
déposa  la  tète  sanglante  de  Cicéron.  Tous  les  auteurs  la- 
tins rendent  témoignage  de  l'impression  profonde  et  tou- 
chante que  produisit  le  discours  de  César  en  faveur  de 
Cornélie.  Sa  troisième  femme  ,  Fompéia,  fille  dePompéius 
Rufus  et  nièce  de  Sylla,  semblait  destinée  à  lui  faire  sentir 
vivement  la  perle  qu'il  venait  de  subir.  Fompéia  était  aussi 
inconstante  ,  aussi  violente  dans  ses  passions,  aussi  étour- 
die dans  sa  conduite,  que  Cornélie  avait  été  fidèle,  ver- 
tueuse, prudente  et  dévouée  à  son  mari.  Cette  union  po- 
litique, au  moyen  de  laquelle  César  espérait  échapper  aux 
vengeances  de  ses  adversaires  et  préparer  son  pouvoii-,  fut 
malheureuse. 

La  mère  de  César ,  Aurélia ,  gouvernait  la  maison  de 
son  fils  :  austère  et  \ertueuse  matrone  des  anciens  tems, 


i 


224  LES  TEMMES  DES  CÊSAftS. 

qui  ne  tarda  pas  à  deviner  les  inclinations  vicieuses  de  sa 
belle-fille,  et  qui  la  soumit  à  une  rigide  surveillance.  Un 
de  ceux  qui  fréquentaient  avec  le  plus  d'assiduité  la  mai- 
son de  César,  était  Publius  Glodius  ,  romain  d'une  illustre 
famille  et  dont  les  aïeux  se  perdaient  dans  la  nuit  des 
tems  antérieurs  à  la  fondation  même  de  la  cité.  Il  avait 
vingt-deux  ans  •  il  était  riche ,  prodigue  et  brave.  A  sa 
beauté  naturelle  se  joignait  un  air  d'intrépidité  violente  et 
de  fougue  indomptable  que  son  caractère  ne  démentait 
pas  :  Lovelace  de  l'ancienne  Rome ,  qui  disposait  des  tré- 
sors légués  par  ses  ancêtres  pour  satisfaire  ses  passions,  et 
qui,  dans  les  repas  splendides  donnés  par  lui  à  ses  cama- 
rades de  débauche ,  se  vantait  de  n'avoir  jamais  reculé 
devant  un  magistrat ,  de  ne  s'être  jamais  soumis  à  une  loi. 
Aux  yeux  de  Rome  entière  il  vivait  en  inceste  permanent 
avec  ses  trois  sœurs.  Bientôt  l'objet  de  ses  recherches  fut 
la  femme  de  César.  Ce  qu'il  y  avait  d'audace,  d'esprit,  de 
violence  et  d'éclat  chez  Clodius ,  devait  séduire  Pompéia. 
Il  s'établit  entre  elle  et  Aurélia,  sa  belle-mère,  une  lutte 
d'inlrigue  et  d'adresse  ,  dans  laquelle  Aurélia  finit  par 
succomber. 

On  devait  célébrer  sous  peu  de  jours  la  fête  de  FaunUy 
déesse  spéciale  des  femmes  romaines  ,  nommée  la  bonne 
déesse ,  et  dont  le  culte  est  encore  entouré  de  mystères 
que  les  érudits  n'ont  pas  su  éclairer.  Non  seulement  au- 
cun homme  ne  devait  y  être  admis-  mais  on  avait  soin  de 
voiler  les  statues  des  ancêtres ,  et  de  ne  laisser  à  découvert 
que  celles  des  aïeules.  On  avait  soin  de  bannir  de  ces  cé- 
rémonies tout  souvenir  des  hommes,  du  rapport  entre  les 
sexes,  du  lien  conjugal  et  même  de  l'amour.  Quiconque 
aurait  rappelé,  de  la  manière  la  plus  éloignée,  une  idée,  non 
pas  indécente,  mais  erotique,  aurait  été  flétri  par  les  lois. 
Il  était  détendu  aux  femmes  d'apporter  des  bouquets  de 


LES  FEMMES  DES  CÉSARS.  225 

myrte,  arbuste  consacré  à  Vénus.  Les  mystères  de  la  bonne 
déesse  étaient  comme  une  espèce  de  fêle  de  la  vierge  ^ 
l'objet  d'un  profond  respect  cl  d'une  vénération  supersti- 
tieuse. César  était  consul  ;  dans  sa  maison  devait  avoir  lieu 
le  sacrifice  auquel  présidait  Pompéia,  sa  femme. 

Le  stratagème  dont  s'avisèrent  les  amans  fut  hardi  jus- 
qu'à l'impudence-,  celle  maison,  devenue  temple  et  vouée 
à  la  chasteté  ,  la  maison  de  l'époux  lui-même  devait  être 
le  lieu  du  rendez-vous  et  le  théâtre  de  leurs  amours.  Une 
esclave  ,  nommée  Abra  par  Plutarque  et  SépruUa  par 
Cicéron  ,  fut  mise  dans  la  confidence  :  on  convint  que 
Clodius ,  couvert  de  vétemens  blancs  et  couronné  de  ro- 
ses blanches,  comme  les  dames  qui  devaient  assister  aux 
mystères,  se  mêlerait  à  la  foule  des  femmes  qui  pénétre- 
raient dans  l'intérieur  delà  maison,  el  que  la  servante  Abra 
le  tiendrait  caché  dans  sa  propre  chambre  jusqu'au  mo- 
ment où  Pompéia,  libre  enfin,  pourrait  venir  le  trouver. 
La  première  partie  de  ce  drame  romanesque  réussit  com- 
plètement. Clodius  ,  dont  le  teint  était  frais  et  la  figure 
jeune  ,  passa  sans  obstacle  au  milieu  de  la  foule  des  femmes 
vêtues  de  blanc  comme  lui,  qui  remplissaient  le  vestibule 
sombre  de  la  maison.  La  vigilance  d'Aurélia  fut  trompée  ; 
tandis  que  Pompéia  ,  revêtue  du  costume  de  grande  prê- 
tresse, remplissait  ses  devoirs  sacrés  et  commençait  le  sa- 
crifice, Abra,  reconnaissant  Clodius,  le  prenait  par  la 
main  et  le  conduisait  chez  elle,  lui  promettant  de  lui 
amener  Pompéia  sa  maîtresse.  Malheureusement,  Abra, 
au  sortir  de  sa  chambre,  fut  rencontrée  par  Aurélia  qui  la 
tint  près  d'elle  et  lui  fit  exécuter  ses  ordres  pendant  assez 
long-tems  pour  l'empêcher  d'avertir  Pompéia  de  l'arrivée 
de  Clodius.  Le  caractère  fougueux  de  l'amant  lui  rendit 
ces  délais  insupportables  :  après  un  quart  d'heure  d'at- 
tente, il  se  précipite  hors  de  la  chambre  qui  lui  avait 


226  LES  FEMMES  DES  CÉSARS. 

servi  de  prison ,  et  parcourut  les  appartetnens.  On  le  re- 
marqua ,  il  voila  son  visage ,  on  lui  adressa  des  questions , 
il  se  lut.  Poursuivi  par  les  esclaves,  qui  s'étonnaient  de 
cette  obstination  silencieuse  et  de  cette  course  errante  à 
travers  la  maison ,  il  crut  échapper  à  leur  importunité 
en  se  plongeant  dans  un  corridor  sombre.  Abra,  libre 
enfin  ,  le  cherchait  de  son  côté  ;  les  esclaves  qui  traver- 
saient le  corridor,  apercevant  une  femme  blottie  dans  un 
coin ,  lui  demandèrent  qui  elle  était ,  ce  qu'elle  voulait 
et  pourquoi  elle  se  cachait  ainsi. 

«  Je  demande  Abra  !  s'écria  Clodius  en  faisant  la  pe- 
tite voix.  »  Les  esclaves,  qui  n'avaient  aucune  autorité 
dans  la  maison  ,  laissèrent  Clodius  qui  retrouva  la  ser- 
van  te  et  se  réfugia  dans  sa  chambre  5  mais  Aurélia  venait 
d'être  avertie;  la  fête  était  suspendue 5  le  trouble  régnait 
dans  la  maison  ;  et  la  grande  prétresse ,  qui  aurait  eu  soin 
de  se  trouver  mal  si  le  hasard  l'avait  fait  naître  huit  ou 
neuf  cents  ans  plus  tard,  resta  immobile  et  pâle  auprès  de 
l'autel.  A  la  voix  d'Aurélia ,  on  ferma  les  portes,  on  ap- 
porta des  flambeaux,  on  visita  toutes  les  chambres-,  et  le 
pauvre  Clodius  ,  qui  s'était  glissé  sous  le  lit  d'Abra,  fut 
découvert  et  chassé  par  les  matrones  furieuses. 

Le  lendemain  on  ne  parlait  à  Rome  que  de  cette  aven- 
ture ;  personne  ne  doutait  quePompéia  ne  fût  coupable, 
et  César  sans  colère  ,  sans  violence ,  la  répudia  tranquil- 
lement. 

La  justice  devait  s'emparer  de  cette  affaire  ;  Clodius  fut 
cité  devant  le  tribunal  comme  coupable  d'impiété.  Fidèle 
à  son  impudence  accoutumée,  il  distribua  une  somme 
considérable  à  plus  de  deux  cents  témoins  qui  tous  de- 
vaient venir  prouver  son  alibi ,  et  déposer  qu'il  était 
absent  de  Rome,  pendant  la  nuit  consacrée  aux  mystères 
de  la  bonne  déesse.  Rien  n'égale,  disent  les  contempo- 


LES  FEMMES  DES  CÉSARS.  227 

rains,  l'audacieuse  insulte  avec  laquelle  Clodius  accueillit 
ses  accusateurs.  Entouré  de  ses  faux  témoins,  il  bravait 
audacieusement  le  mi'piis  public,  lorsqu'un  incident  nou- 
veau, dont  une  femme  était  le  mobile,  fit  prendre  un 
nouveau  tour  à  ce  procès  singulier. 

Il  avait  une  sœur  nommée  Clodia ,  violente  dans  ses 
prédilections  et  dans  ses  haines  comme  son  frère,  et  qui , 
tout  aussi  peu  scrupuleuse  dans  ses  mœurs,  s'était  éprise 
d'une  passion  vive  pour  Cicéron  ,  long-tems  ami  intime 
de  Clodius  ,  auquel  il  ne  ressemblait  guère.  Cicéron  était 
faible  de  caractère,  partisan  de  la  philosophie  morale  pt 
timide  en  face  du  danger.  Clodius  était  téméraire  et  sans 
principes.  Par  haine  pour  Calilina,  il  avait  servi  de  bras 
droit  à  Cicéron ,  lorsque  ce  dernier  avait  fait  au  célèbre 
conspirateur  une  si  vive  et  si  ardente  guerre.  Souvent  le 
glaive  de  Clodius  avait  protégé  l'éloquence  de  l'orateur 
romain.  Clodia,  sa  sœur,  n'oubliait  rien  pour  resserrer 
les  nœuds  d'une  amitié  qui  la  rapprochait  de  l'homme 
qu'elle  préférait  ;  elle  alla  même  jusqu'à  charger  un  nommé 
Tulle,  ami  commun  de  Clodius  et  de  Cicéron ,  de  commu- 
niquer à  ce  dernier  les  sentimens  qu'elle  avait  conçus  pour 
lui ,  el  l'espoir  lointain  de  le  voir  répudier  sa  femme  Té- 
rentia,  pour  épouser  la  sœur  de  Clodius.  Térentia,  ins- 
truite de  la  passion  et  des  espérances  de  Clodia,  n'oublia 
point  d'armer  Cicéron  contre  Clodius  son  ancien  ami. 
Elle  espérait  (jue  Cicéron  échapperait  pour  toujours  aux 
poursuites  de  Clodia.  Aussi,  quel  fut  l'étonnemenl  de 
Clodius  lorsqu'aj)rès  avoir  fait  comparailre  tous  ses  faux 
témoins,  il  vit  s'avancer  Cicéron  qui,  contredisant  leur 
asstîrlion  unanime,  déposa  et  prouva  que  Clodius  était 
venu  le  consulter  chez  lui  le  soir  même,  peu  de  momens 
avant  la  célébration  des  mystères.  L'assertion  de  l'alibi  se 
trouvait  détruite,  et  l'ingratitude  de  Cicéron  envers  celui 


l 


228  LES  FEMMES  DES  CÉSARS. 

qui  l'avait  si  long-lems  défendu  contre  ses  ennemis,  l'é- 
loignait  à  jamais  de  Clodia  et  de  son  frère. 

Le  procès  continuait;  César,  appelé  à  rendre  témoi- 
gnagne,  ne  voulut  ni  inculper  ni  disculper  sa  femme. 
Quand  on  lui  demanda  pourquoi  il  l'avait  répudiée  :  «  La 
femme  de  César ,  répondit-il ,  ne  peut  pas  même  être 
Tohjet  d'un  soupçon.  »  Au  milieu  des  vices  dont  la  déca- 
dence de  la  république  avait  communiqué  la  contagion  à 
ce  prand  homme  ,  on  trouve  chez  lui  un  sang-froid  ,  une 
dignité  merveilleuse  dans  les  occasions  difficiles ,  un  em- 
pire sur  lui-même  et  une  hauteur  dame  qui  annonçaient 
le  maître  du  monde.  Clodius  s' apercevant  que  si  la  jus- 
lice  avait  son  cours  ,  une  punition  infamante  lui  était 
réservée,  profita  de  sa  liberté  pour  soulever  le  peuple.  Il 
soudoya  la  populace ,  arma  les  esclaves ,  effraya  les  tri- 
buns et  les  magistrats,  leur  montra  des  torches  et  des 
glaives  prêts  à  mettre  la  ville  à  feu  et  à  sang,  et  arracha 
aux  juges  épouvantés  un  acquittement  conçu  en  termes 
équivoques,  et  qui  laissait  entrevoir  la  culpabilité  de 
l'accusé  sans  oser  le  punir, 

Pompéia,  dont  les  intrigues  et  les  erreurs  ne  s'arrêtè- 
rent pas  là,  et  que  nous  ne  suivrons  pas  dans  sa  carrière 
galante,  avait  dégoûté  César  des  femmes  coquettes,  bril- 
lantes et  voluptueuses.  Le  nouvel  objet  de  son  choix  fut 
Calpurnie,  fdle  de  Lucius  Pison,  son  allié  politique,  et 
descendante  de  Numa  Pompilius.  Le  sévère  Calon  s'a- 
percevait bien  que  César,  en  contractant  de  pareilles 
alliances ,  voulait  affermir  son  pouvoir  et  agrandir  son 
crédit.  «  Honte,  s'écriait-il,  à  ces  mariages  qui  ne  sont 
que  des  achats  de  places  5  à  ces  noces  au  moyen  desquelles 
on  se  rend  mailre  de  la  république  !  » 

La  censure  de  Caton  était  rigoureuse.  Quand  même 
l'ambition  du  futur  dictateur  n'eût  pas  trouvé  son  compte 


LES  FEMMES  DES  CÉSARS.  229 

à  cette  nouvelle  alliance,  Calpurnie  était  digne  de  lui; 
elle  raimait.  Belle,  sage,  éloquente  et  pure,  elle  ap- 
préciait dignement  ,  elle  comprenait  la  grandeur  de 
César,  grandeur  qui  brille  au  milieu  de  ses  vices  et  de 
ses  lalens  et  qui  le  dislingue  de  ses  contemporains.  Quel 
homme  en  effet  !  et  quel  cœur  de  femme  ne  se  fût  animé 
d'enthousiasme  à  l'aspect  de  celui  qui,  au  milieu  de  tant 
de  dangers  ,  d'intrigues  ,  d'ambitions  ,  de  fautes  ,  de 
débauches  ,  conserva  toujours  la  même  générosité  ,  la 
même  hauteur  d'ame.  Partout  dans  la  vie  de  César ,  dès 
sa  plus  tendre  jeunesse,  on  retrouve  la  même  aspiration 
vers  la  gloire,  le  même  dédain  de  l'intérêt  sordide.  S'il 
eût  épousé  Cossutia,  il  eiit  été  le  plus  riche  des  Romains; 
s'il  eût  répudié  Cornélie,  comme  l'exigeait  Sylla,  il  aurait 
eu  part  aux  faveurs  de  ce  chef  tout-puissant;  il  aurait  pu 
se  venger  de  Pompéia,  sa  femme,  et  la  livrer  aux  lois  qui 
ne  pardonnaient  pas  l'adultère  et  le  sacrilège.  Celte  no- 
blesse et  cette  intrépidité  qui  lui  avaient  fait  montrer 
au  peuple,  du  haut  de  la  tribune,  les  images  de  Marius 
sous  le  règne  de  Sylla,  ne  l'abandonnèrent  point  pendant 
toute  sa  vie;  a  c'était,  comme  le  dit  Tacite,  l'orateur  le 
plus  éclatant,  le  premier  général  d'armée  ,  un  des  plus 
beaux  hommes  et  assurément  l'homme  le  plus  magna- 
nime de  son  époque.  » 

Aucun  nuage  domestique  ne  troubla  les  aimées  qui 
s'écoulèrent  depuis  son  union  avec  Calpurnie  jusqu'à  sa 
mort.  Toujours  modeste  et  simple  dans  ses  mœurs,  oc- 
cupée d'études  et  de  philosophie,  secondant  les  intentions 
généreuses  et  les  nobles  mouvcmens  de  son  mari ,  elle 
l'exhorta  constamment  à  faire  grâce  lorsqu'il  était  en  pos- 
session du  souverain  pouvoir.  César  venait  d'accorder  la 
vie  à  Ligurius.  «  VoiLà,  s'écria  Calpurnie  quand  le  dicta- 
teur fut  de  retour  chez  lui,  le  plus  beau  moment  de  ta 

XHI.  iS 


230  LES  FEMMES  DES  CÉSARS. 

vie!  »  Rien  ne  prouve  mieux  la  vertu  de  Calpurnie,  que 
le  silence  profond  que  les  historiens  gardent  à  son  égard. 
On  ne  la  retrouve  qu'au  moment  où  César  va  mourir. 
Elle  réparait  alors  comme  son  bon  génie  pour  l'avertir  des 
dangers  qu'il  court,  pour  le  mettre  en  garde  contre  les 
embûches  de  ses  ennemis  .  et  pour  pleurer  sa  mort  et  la 
venger,  lorsque  la  magnanimité  imprudente  de  cet  homme 
extraordinaire  a  couru  au-devant  du  péril.  Le  rêve  de 
Calpurnie ,  rêve  qui  eut  lieu  la  veille  du  jour  où  son  mari 
fut  assassiné ,  nous  a  été  conservé  par  les  historiens  les 
plus  graves ,  par  les  poètes  qui ,  comme  Lucain ,  l'ont 
transformé  en  beaux  vers ,  et  par  les  auteurs  dramatiques 
qui  en  ont  tiré  grand  parti,  comme  Voltaire  et  Shakspeare. 

Calpurnie  crut  voir  sa  maison  s'ébranler  sur  ses  fonde- 
mens  et  crouler.  Un  grand  orage  régnait  dans  l'air,  les 
fenêtres  de  sa  chambre  à  coucher  s'ouvrirent  seules  et 
avec  fracas  5  elle  s'éveilla  et  courut  vers  la  chambre  de 
son  mari.  Aux  craintes  superstitieuses  éveillées  par  ce 
songe,  se  joignait  la  terreur  que  lui  inspiraient  ses  obser- 
vations personnelles  sur  la  situation  précaire  de  César , 
sur  le  mécontentement  d'un  parti  nombreux,  et  sur  les 
projets  de  quelques  hommes  puissans  dont  elle  avait  re- 
marqué les  fréquens  conciliabules  et  la  figure  sombre  et 
sinistre.  César  ne  voulut  pas  l'écouter,  quoique  déjà  on 
l'eût  averti  de  ce  qui  se  tramait.  Sa  vertu,  qui  avait  fait 
sa  grandeur ,  causa  sa  mort  ;  il  voulut  braver  le  péril  et 
dit  comme  ce  chef  moderne  :  Ils  n'oseront  pas  l 

Ce  que  l'on  n'a  jamais  observé  ,  c'est  que  Decius  Bru- 
tus  ,  fils  naturel  de  César  et  assassin  de  son  père ,  ne  s'ar- 
mait point  pour  la  liberté,  comme  l'ont  prétendu  les  pé- 
dans  et  leurs  écoliers,  mais  seulement  pour  défendre  les 
droits  et  les  privilèges  de  la  vieille  aristocratie  romaine , 
vaincue  par  le  dictateur.  Cette  action  si  vantée  nous  semble 


LES  FEMMES  DES  CÉSARS.  23t 

inexcusable.  C'étaitCésar  qui  avait  nommé  préleurs Brutus 
et  Cassius,  ses  assassins;  celait  lui  qui  avait  favorisé  leur 
avancement ,  et  qui ,  après  la  bataille  de  Pharsale ,  leur 
avait  donné  la  vie.  Mais,  affirment  les  rhéteurs,  Brutus 
voulait  sauver  Rome.  La  sauver?  En  ressuscitant  celte 
ancienne  aristocratie  des  patriciens  que  le  peuple  répu- 
diait 5  en  laissant  aux  prises  tous  ces  chefs  rivaux  et  en- 
nemis ,  à  la  tète  de  factions  puissantes  ,  implacables  et 
toujours  prèles  à  déchirer  la  république  dans  leur  propre 
intérêt  ?  Qui  ne  voit  que  l'organisation  de  l'ancienne 
Rome  patricienne ,  se  servant  des  plébéiens  comme  d'in- 
strumens  de  guerre  et  de  victoire  ,  était  à  jamais  dé- 
truite; et  que  le  peuple  même,  à  la  tête  duquel  marcha 
César  comme  Bonaparte  ,  exigeait  un  dictateur  ,  c'est-à- 
dire  une  autorité  ferme  ,  unique ,  incontestée  ,  à  laquelle 
tout  se  soumit  ?  Tel  était  le  véritable  état  de  la  question. 
La  république  était  dissoute  d'elle-même  ;  la  liberté  n'était 
qu'un  mot;  il  fallait  accepter  ou  un  despotisme  militaire 
et  démocratique ,  ou  une  longue  et  sanglante  anarchie. 
Le  crime  de  César  fut  de  sentir  que  Rome  républicaine 
n'existait  plus,  et  qu'une  ère  nouvelle  commençait.  Il 
s'empara  du  mouvement,  méprisa  ses  ennemis,  sema  de 
tous  côtés  le  pardon  d'une  main  généreuse  jusqu'à  la 
prodigalité ,  et  mourut  frappé  par  son  fils.  On  l'avait 
souvent  averti  du  sort  qui  l'attendait ,  il  dédaigna  ces 
mauvais  présages.  Au  bas  de  la  statue  de  Brutus  l'ancien  , 
une  main  inconnue  avait  tracé  les  paroles  suivantes  : 
Utinain  viveres  l  (  Si  tu  vivais  !  )  Sur  le  piédestal  de  sa 
propre  statue ,  César  lut  celte  autre  inscription  :  «  Le 
premier  de  nos  consuls  fut  Brutus,  qui  chassa  les  rois  ; 
César  a  chassé  le  dernier  des  consuls  et  s'est  fait  roi.  » 

Rome  ne  gagna  rien  à  sa  mort  ;  la  tyrannie  coulait  dans 
les  veines  du  corps  social,  et  ne  le  quitta  plus.  Quant  à  la 


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23*2  LES  FEMMES  DES  CÉSARS. 

veuve  de  César ,  jeune  encore  elle  se  retira  dans  la  so- 
litude et  se  livra  tout  entière  à  sa  douleur.  Elle  prononça 
l'éloge  funèbre  du  mari  qu'elle  venait  de  perdre  ,  confia 
à  Marc-Antoine  les  papiers  de  César  et  le  soin  de  pour- 
suivre les  chefs  de  la  conspiration  ;  pendant  le  reste  de  sa 
vie,  modeste,  pieuse  et  résignée,  elle  resta  fidèle  à  l'ombre 
de  ce  grand  homme. 

Quel  spectacle  offre  l'empire  romain  après  la  mort  de 
César!  Quel  développement  atroce  prennent  toutes  ces 
âmes  ambitieuses ,  violentes  et  sans  scrupule  !  Au  milieu 
de  cette  lutte  de  bètes  féroces ,  c'est  le  tigre  qui  l'em- 
porte^ l'homme  froid,  politique,  infatigable,  prodigue 
de  crimes  et  ne  suivant  pendant  toute  sa  vie  qu'une 
seule  impulsion ,  celle  de  son  intérêt.  Je  veux  parler  de 
cet  Auguste  qui  eut  l'esprit  de  courtiser  ,  de  payer  et  de 
nourrir  les  poètes,  dans  l'espoir  que  ses  infamies  seraient 
palliées  par  eux.  Tète  froide,  cœur  insensible,  ame  lâche 
mais  profonde  5  hypocrite  consommé  ,  il  prit  le  masque  à 
dix-neuf  ans  et  ne  le  quitta  qu'à  sa  mort.  Aussi,  lorsqu'il 
rendit  le  dernier  soupir  ,  il  s'écria  :  La  pièce  est  jouée  l 
La  puissance  conquise  par  le  génie  de  César  devint  l'hé- 
ritage du  plus  adroit  et  du  plus  habile.  Marc-Antoine  l'i- 
vrogne, Lépide  le  lâche,  lui  frayèrent  la  route  vers  le 
trône.  Dans  sa  conduite  envers  les  femmes ,  il  se  montra 
le  même  que  dans  sa  conduite  politique  :  intéressé,  cruel , 
sacrifiant  tout  à  ses  goûts  personnels  ,  sans  scrupules  réels 
et  sans  autre  délicatesse  que  je  ne  sais  quelle  décence 
extérieure  dont  il  voilait  ses  vices  cachés. 

Fiancé  dans  sa  première  jeunesse  à  Servilia  ,  fille  de 
Servilius  l'Isaurique,  il  vécut  peu  de  tems  avec  elle,  et  la 
répudia  pour  contracter  un  mariage  politique  qui  le  rap- 
prochait du  triumvir  Marc-Antoine,  son  collègue,  long- 
tems  son  ennemi ,  à  la  puissance  duquel  il  voulait  se  rat- 


LES  FEMMES  DES  CESARS.  233 

tacher.  Clodia  ,  la  nouvelle  épouse  d'Auf^uste ,  qui  s'ap- 
pelait alors  Octave,  était  fille  de  cette  Fulvia  ,  qui  avait 
passé  du  lit  de  Publius  Clodius  dans  celui  de  Marc-An- 
toine. Une  corruption  affreuse  commençait  à  s'introduire 
dans  les  mœurs  5  Marc-Antoine ,  si  célèbre  par  ses  débau- 
ches, s'éprit  de  Glaphyra  et  ne  cacha  point  à  sa  femme  sa 
nouvelle  liaison.  Fulvia  voulut  se  venger  :  ce  fut  sur 
Octave,  le  mari  de  sa  fille,  que  son  choix  tomba. 

Déjà  Octave  voyait  décroître  la  puissance  de  Marc- 
Antoine.  Il  résolut  de  rompre  violemment  avec  lui ,  et 
ses  premiers  outrages  tombèrent  sur  deux  femmes;  sur  sa 
belle-mère  qui  avait  osé  lui  déclarer  sa  passion  ,  et  sur  sa 
propre  femme,  toute  innocente  qu'elle  fut.  Il  poursuivit  de 
ses  railleries  l'amour  de  Fulvia  et  fit  répandre  dans  Rome 
des  épigrammes  obscènes  dirigées  contre  elle.  «  La  trom- 
pette sonne,  le  combat  m'appelle  ,  la  mort  m'attend,  dit- 
il  dans  une  de  ses  épigrammes;  de  son  coté,  Fulvia  veut 
que  je  sois  son  amant  (nous  corrigeons  le  cynisme  des 
paroles);  je  préfère  la  mort!  «  Puis,  il  répudia  la  fille 
en  insultant  Marc-Antoine.  On  pourrait  pardonner  cette 
lâcheté  à  Octave,  si  un  sentiment  de  vertu  eût  dicté  sa 
conduite-,  mais  il  vivait  ouvertement  dans  un  libertinage 
déhonté.  Les  scholiastes  ont  conservé  les  vers  satiriques 
dans  lesquels  se  trouvait  exprimée  l'opinion  des  Ro- 
mains sur  rimmoralité  d'Octave.  «  Le  voilà  ,  disaient- 
ils,  cet  homme  qui ,  à  son  souper ,  imite  les  adultères  des 
dieux,  qui,  se  jouant  de  la  religion,  change  les  formes 
de  ses  vices  comme  Jupiter  celles  de  ses  amours.  —N'é- 
tait-ce pas  Octave  qui,  pendant  un  repas  qui  lui  était 
donné ,  prit  par  la  main  une  dame  consulaire ,  la  con- 
duisit dans  un  appartement  intérieur,  et  la  ramena  devant 
les  convives,  dit  Suétone,  les  oreilles  rougissantes  et  la 
chevelure  en  désordre  ?  » 


234  LES  FEMMES  DES  CÉSARS. 

A  peine  Clodia  fut-elle  répudiée,  Fulvia,  l'objet  prin- 
cipal des  insultes  d'Octave ,  releva  le  parti  de  son  mari. 
Marc-Antoine,  alors  absent,  appela  ses  soldats  aux  armes, 
et  rassembla  ses  amis  à  Pérouse.  Octave  épouse  Scribonia, 
femme  d'une  naissance  illustre ,  qui  avait  été  tour  à 
tour  l'épouse  de  deux  personnages  consulaires.  C'était,  dit- 
on  ,  une  femme  fière  de  son  origine ,  d'un  caractère  dur 
et  impérieux,  et  qui  surtout  ne  pouvait  pas  souffrir  les 
nombreuses  liaisons  de  son  mari.  Les  circonstances  poli- 
tiques étaient  urgentes  5  Octave ,  forcé  de  pourvoir  à  ses 
intérêts ,  n'abandonna  pas  ses  habitudes  dissolues  :  et  l'on 
va  voir  comment  se  mêlèrent  dans  cette  vie  étrange  les 
soins  de  la  politique ,  les  intrigues  amoureuses  et  cette 
tyrannie  qui ,  sans  égard  pour  aucun  droit,  sait  satisfaire 
ses  passions. 

Livia  Drusilla,  femme  de  Tiberius  Nero ,  ami  de  Marc- 
Antoine  et  l'un  de  ses  plus  zélés  partisans ,  était  jeune , 
belle ,  très-versée  dans  la  langue  grecque  et  dans  la  con- 
naissance des  arts  :  Rome  ne  possédait  pas  de  femme  plus 
célèbre,  plus  accomplie.  Déjà  elle  avait  mis  au  monde  un 
fils  qui  devait  être  Tibère  \  elle  était  grosse  d'un  second 
enfant,  lorsque  les  troupes  de  Marc-Antoine,  que  son 
mari  avait  été  rejoindre  ,  prirent  la  fuite  devant  les  nom- 
breuses armées  dont  Octave  couvrait  l'Italie.  Livia,  qui 
accompagnait  son  mari  et  qui  protégeait  son  jeune  fils, 
suivit  le  torrent  de  cette  déroute  et  parvint  à  échapper 
aux  sentinelles  et  aux  espions  que  la  vigilance  d'Octave 
avait  placés  de  distance  en  distance.  Pour  rejoindre  Marc- 
Antoine  sur  la  côte  de  Sicile,  il  fallait  traverser  des  sen- 
tiers étroits,  des  défilés  presque. inaccessibles,  et  gravir  des 
montagnes  escarpées ,  semées  d'ennemis  en  embuscade. 
Plusieurs  fois ,  les  cris  de  l'enfant  (  qui  devait  être  Tibère 
un  jour)  furent  sur  le  point  de  trahir  la  fuite  de  sa 


LES  FEMMES  DES  CESARS.  23ê 

mère.  Si  quelque  centurion  ou  quelque  soldat  eût  ren- 
contré cette  pauvre  jeune  femme  et  son  fils  dans  les 
gor^jes  des  montagnes  apuliennes ,  il  eût  acheté  de  leur 
sang  la  laveur  du  vindicatif  Octave.  Les  périls  et  les 
souffrances  du  voyage  ne  s'arrêtèrent  pas  là^  Tiberius 
Nero ,  sa  femme  et  son  enfant  s'étaient  réfugiés  à  Lacédé- 
mone,  qui,  presque  aussitôt  leur  arrivée,  fut  en  proie  à  un 
incendie  si  violent  que  la  jeune  mère,  pour  sauver  son  fils, 
se  précipita  au  milieu  des  flammes  et  n'en  sortit  que  la 
chevelure  brûlée.  On  verra  par  quelle  révolution  du  sort 
Livia  devait  passer,  de  la  dernière  misère  ,  au  comble  du 
pouvoir ,  de  l'opulence  et  des  honneurs. 

Marc- Antoine ,  mari  de  Fulvia  ,   s'endormait  dans  les 
bras  de  l'égyptienne  Cléopàtre.    Fulvia  ,  dont  Marc-An- 
toine n'avait  pas  à  se  louer,  mais  qui  voulait  se  venger 
d'Octave  et  renverser   l'homme  qui   l'avait  dédaignée^ 
partit  pour  l'Egypte.  «  Femme  inquiète  et  féroce,  dit  le 
commentateur  de  Suétone,  qui  espérait  en  bouleversant 
l'Italie  arracher  Marc-Antoine  à  son  amour.  ))  Elle  mou- 
rut en  route,  à  Sicyone,  et  tout  changea  de  face.  Le 
flambeau  de  la  discorde  publique  s'éteignit  avec  sa  vie; 
tous  ces  ambitieux  étaient  fatigués  de  guerre ,  ils  s'en- 
tendirent pour  partager  le  pouvoir.  Dans  la  conférence 
d'Anxur,  où  l'on  régla  définitivement  la  grande  querelle , 
il  fut  convenu  qu'une  amnistie  universelle  serait  accordée, 
les  droits  du  jeune  Pompée  maintenus,  et  qu'enfin  Marc- 
Antoine,  veuf  de  Fulvia,  s'allierait  aux  Césars  en  épou- 
sant Octavie,  veuve  de  Marcellus  et  sœur  d'Octave. 

Rome  et  l'Italie  étaient  fatiguées  de  guerres  intestines; 
tout  le  monde  aspirait  à  la  paix  ;  ce  mariage,  qui  venait 
sceller  la  paix  universelle ,  fut  accueilli  par  la  joie  publi- 
que. Tous  les  citoyens  regardaient  cette  fête  comme  leur 
propre  fête ,  celle  qui  ramenait  la  tranquillité  dans  leur 


23Ô  LES  FKMMES  DES  CÉSAnS. 

famille  et  rabondance  dans  la  cité.  De  la  Gaule,  de  l'O- 
rient ,  de  l'Espagne,  de  toutes  les  contrées  du  monde  où 
les  troubles  publics  avaient  jeté  les  malheureux  citoyens 
comme  le  cratère  du  volcan  lance  les  pierres  et  la  lave, 
ils  accoururent  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfans.  Livia 
et  Tiberius  Nero ,  son  mari,  furent  de  ce  nombre.  Au 
milieu  des  fêtes  splendides  dont  la  politique  d'Octave 
augmentait  la  magnificence  pour  séduire  et  charmer  les 
Romains  qu'il  voulait  asservir  ,  on  vit  paraître ,  d'une 
part ,  Livia,  la  plus  belle  des  femmes  romaines ,  fière  et 
calme,  de  l'autre.  Octave,  le  plus  puissant  des  Romains, 
dans  la  fleur  de  làge,  d'une  taille  assez  petite,  mais 
bien  prise,  d'une  physionomie  pleine  de  finesse  et  de 
dignité;  le  teint  paie,  les  sourcils  joints,  spirituel, 
affable,  habile  ,  et  cachant  ses  défauts  réels  sous  une  po- 
litesse et  une  aménité  constantes. 

Les  historiens  romains,  qui  en  général  s'attachent  peu 
aux  détails  dans  leurs  portraits  physiques,  nous  ont  laissé  la 
peinture  la  plus  circonstanciée  d'Octave;  s'il  faut  les  en 
croire  ,  il  avait  les  cheveux  blonds  et  bouclés  ,   le  nez 
droit  et  fin ,  les  lèvres  minces.  La  beauté  de  Livia ,  ses 
qualités  intellectuelles,  charmèrent  Octave  qui,  marié 
lui-même  à  Scribonia,  n'hésita  pas  à  répudier  cette  der- 
nière au  moment  même  où  elle  venait  de  lui  donner  un 
fils.  Il  s'adressa  ensuite  à  Tiberius  Nero,  mari  de  Li- 
via, dont  la  femme  était  encore  grosse,   et  le  pria  de 
la  répudier  pour  la  lui  céder.   Tiberius  Nero  était  un 
homme  médiocre,  timide  et  sans  caractère-,  il  demanda 
conseil  à  sa  femme  qui  le  méprisa.  Livia  vit  s'ouvrir  de- 
vant elle  la  plus  belle  route  que  l'ambition  d  une  femme 
pût  espérer,  et  sans  avoir  de  prédilection  pour  Octave, 
comme  le  dit  expressément  Tacite  ,  elle  accepta  la  propo- 
sition qui  lui  était  faite.  Au  fond  de  cette  ame,  en  appa- 


LKS  Fl-.MMHS  DES  CÉSARS*  2)^7 

renco  si  tloucc,  couvuil  un  licsoin  ardenl.  tic  dominer  qui  se 
trouva  satisfait.  Le  collège  des  pontifes  romains,  sacrifiant 
à  la  puissance  d'Octave  la  loi  formelle  qui  prohibait  la 
célébration  d'un  mariage  nouveau  avant  l'espace  de  dix 
mois,  à  dater  du  divorce,  déclara  qu'Octave  pouvait  lé- 
gitimer l'enfant  d'un  autre.  Les  Romains  ,  tout  habi- 
tués qu'ils  fussent  aux  suites  funestes  du  divorce,  se 
révoltèrent  contre  l'immoralilé  et  l'impudence  d'une  telle 
conduite.  Ils  accusèrent  Livia  d'avoir  cédé  aux  désirs 
d'Octave  long-tems  avant  la  célébration  du  mariage,  et 
ils  attribuèrent  même  à  ce  dernier  l'enfant  auquel  elle 
allait  donner  le  jour.  Tout  porte  à  croire  que  Livia,  en 
devenant  la  femme  d'Octave,  n'a  suivi  que  la  double  im- 
pulsion de  son  ambition  personnelle  et  de  son  dédain  pour 
Xiberius. 

A  peine  cependant  la  joie  et  l'orgueil  de  devenir 
femme  d'Octave  animaient-ils  le  cœur  de  la  nouvelle 
épouse  ,  celui  dont  elle  partageait  le  sort  se  trouva  re- 
jeté violemment  dans  la  carrière  des  guerres  civiles.  Le 
fils  de  Pompée  revendiquait  ses  droits  paternels.  La  for- 
tune semblait  infidèle  au  perfide  Octave,  dont  la  bra- 
voure personnelle  ne  secondait  pas  la  fortune.  Servi  par 
le  stupide  Lépidus  et  par  le  sensuel  Marc-Antoine  dont 
les  voluptés  de  l'Egypte  avaient  allangui  l'âme  grossière  ; 
abandonné  d'une  grande  partie  de  ses  amis  5  peu  aimé  des 
Romains ,  qui ,  superstitieux  et  indifférens  ,  déjà  plongés 
dans  la  mollesse  et  attendant  un  maître,  se  conformaient 
d'avance  aux  volontés  du  destin ,  il  éprouva  des  revers 
nombreux.  L'histoire  a  conservé  le  souvenir  du  déses- 
poir de  Livia  ,  de  ses  craintes,  de  ses  sacrifices  aux  dieux 
et  des  augures  divers  qui  ranimaient  ou  qui  détruisaient 
ses  espérances.  Un  jour,  comme  elle  venait  d'apprendre 
la  défaite  de  la  ilotta  de  son  mari,  elle  se  rendit  triste- 


238  LES  FEMMES  DES  CÉSARS. 

tement  à  sa  maison  de  campagne,  voisine  de  Rotne.  Un 
aigle  qui  avait  enlevé  dans  ses  serres  un  poulet  dont  le 
bec  était  chargé  d'une  branche  de  laurier  lâcha  sa  proie, 
qui  vint  tomber  entre  les  mains  de  la  Femme  d'Octave. 
Ce  présage  fut  interprété  favorablement  par  tous  les  sor- 
ciers et  augures  qui  abondaient  à  Rome  ;  et  par  une  de 
ces  singularités  de  la  destinée  qui  semble  se  plaire  à  don- 
ner un  sens  et  une  autorité  aux  plus  vaines  superstitions, 
les  premières  nouvelles  que  reçut  Livia  lui  annoncèrent 
le  triomphe  d'Octave.  Pompée  était  complètement  battu-, 
sa  tète  payait  le  prix  de  cette  audace  que  le  trône  du 
monde  eût  récompensée  s'il  fût  resté  vainqueur. 

La  victoire  appartenait  à  Octave  ,   et  l'on  sait  quel 
usage  il  en  fit.  L'homme  qui  avait  répudié  Scribonia  le 
jour  même  où  elle  donnait  naissance  à  Julia  proscrivit 
trois  cents  sénateurs,  deux  mille  chevaliers,  ordonna  au 
milieu  de  ses  festins  le  meurtre  des  citoyens  les  j)lus  il- 
lustres et  les  plus  riches  ,  fit  assassiner  Césarion  et  mettre 
à  la  torlure  Quintus  Gallius,  auquel  ce  monstre  si  vanté 
arracha  les  yeux  de  ses  propres  mains.  Voilà  quel  homme 
Virgile  et  Horace  ont  placé  au  rang  des  dieux.  Leur  flat- 
terie ne  vil  en  lui  que  le  protecteur  des  gens  de  lettres. 
Ils  l'ont  nommé  à  l'envi  le  pacifique ,  l'humain,   le  clé- 
ment ,  le  grand ,  le  sublime.  Il  est  vrai   qu'une    fois 
arrivé  au  souverain  pouvoir,  fatigué  de  meurtres  et  de 
ravages,  il  gouverna  paisiblement  :  mais  comme  Sénèque 
le  dit  avec  une  admirable  énergie,  «je  n'appelle  pas  clé- 
mence une  cruauté  qui  s'est  lassée.  »  Mécène,  son  ami,  le 
connaissait  mieux ,   lorsque  le  voyant  prêt  à  dicter  une 
sentence  de  mort  injuste,  il  écrivit  sur  les  tablettes,  qu'il 
lui  passa,  les  mois  suivans  :  Lève-Loi ,  bourreau  l  (1). 

(1)  Le  juge  qui  se  levait  absolvait  l'accusé. 


LES  FEMMES  DES  CÉSARS.  239 

Action  sublime  dans  la  vie  de  Mécène  et  qui  sauva  la  vie 
à  plusieurs  citoyens  innocens. 

Le  sénat  servile  prodi{^,ua  lés  honneurs  non  seulement 
à  Octave,  mais  à  sa  femme  dont  l'ambition  satisfaite 
ferma  les  veux  sur  les  vices  de  son  mari.  Il  fut  décrété 
que  les  personnes  de  Livia  et  d'Octavie  femme  de  Marc- 
Antoine  étaient  divines,  sacrées  et  inviolables,  et  qu'elles 
jouiraient  du  privilé^^e  enlevé  aux  femmes  par  la  loi  ro- 
maine, de  disposer  de  leur  propriété  par  testament.  La 
vie  domestique  d'Octave ,  devenu  Auf;uste  et  empereur , 
fut  paisible,  grâce  à  la  politi(jue  et  à  la  froideur  de  Livia. 

Tout  porte  à  croire  que  les  rapports  incestueux  im- 
putés à  Auguste  et  à  sa  fdle  Julia  n'eurent  pas  pour  fon- 
dement un  bruit  populaire.  C'est  le  seul  fait  qui  puisse 
expliquer  l'exil  de  ce  malheureux  Ovide,  homme  du 
monde  ,  homme  aimable,  corrompu  comme  tous  ses  con- 
temporains ,  mais  dont  le  vice  léger  était  plein  de  grâce  et 
d'élégance.  Pourquoi  ce  pauvre  Romain ,  habitué  aux 
recherches  voluptueuses  de  la  capitale  du  monde,  fut-il 
relégué  par  le  décret  d'Auguste  dans  les  glaces  de  la 
Scythie  ,  plus  barbare  alors  que  ne  l'est  aujourd'hui  la 
Nouvelle-Zélande  ?  Faut-il  en  croire  les  commentateurs 
qui  attribuent  ce  châtiment  au  zèle  d'Auguste  pour  la  mo- 
rale ,  et  aux  vers  libertins  qui  coulaient  si  facilement  de 
la  plume  d'Ovide  .-^  L'empereur  eùt-il  traité  ainsi  un  che- 
valier, lui  qui  recevait  à  sa  table  Horace,  tout  aussi 
voluptueux,  mais  plus  obscène  dans  ses  vers  que  ne  l'é- 
tait Ovide  ?  C'est  au  poète  lui-même  qu'il  faut  demander 
la  cause  de  son  malheur.  On  doit  se  souvenir  que  l'accès 
du  palais  impérial  lui  était  ouvert  comme  à  tous  les  grands 
poètes  du  tems.  «  Pourquoi  en  ai-je  trop  vu  ?  se  demande- 
t-il  à  lui-même,  pourquoi  mes  regards  ont-ils  été  coupa- 
bles sans  le  vouloir  ?  Imprudent ,  pourquoi  ai-je  décou- 


240  LES  FEMMES  DES  CÉSARS- 

vert  un  crime  ?  Acléon  eut  le  malheur  d'apercevoir  Diane 
toute  nue ,  il  fut  puni  comme  moi ,  et  son  corps  mis  en 
lambeaux.  —  Pourquoi  suis-je  puni?  s'écrie-t-il  ailleurs. 
Parce  que  mes  yeux  sans  le  vouloir  ont  aperçu  un  forfait  5 
ma  faute  est  de  n'avoir  pas  été  aveugle.  Sans  doute  je  ne 
puis  pas  me  disculper  entièrement ,  mais  je  ne  suis  pas  le 
seul  coupable.  » 

Les  plus  grands  critiques ,  Scaliger ,  Alde-Manuce  , 
sont  d'avis  que  le  poète  était  amoureux  de  Julia,  et  que 
l'empereur  punissait  à  la  fois  Ovide  d'avoir  découvert  son 
infamie  et  d'avoir  pénétré  dans  le  cabinet  de  sa  fille. 
«  Dans  l'intérieur  du  palais ,  dit  Scaliger  qui  fait  parler 
Ovide  ,  il  se  commet  des  forfaits  atroces  ;  mais  celui  qui 
les  commet  est  au-dessus  du  crime.  Je  n'ai  été  coupable 
que  d'une  faute  :  j'ai  loué  un  monstre  ;  cette  lâcheté  mé- 
ritait l'exil.  » 

Pendant  que  Livia  régnait  à  Rome ,  heureuse  des  hon- 
neurs qui  lui  étaient  prodigués,  Octavie,  femme  de  Marc- 
Antoine,  obtenait  de  son  frère  la  permission  d'aller  rejoin- 
dre en  Egypte  son  mari  toujours  enchaîné  au  char  de 
Cléopâtre.  L'impérieuse  Scribonia ,  la  voluptueuse  Pom- 
péia,  l'ambitieuse  et  habile  Livia,  s'éclipsent  auprès  du 
caractère  admirable  et  tendre  d'Octavie.  Il  semble  que  quel- 
ques nuances  de  la  femme  chrétienne  viennent  colorer  ce 
caractère  plein  de  grâce,  de  résignation,  de  dévouement 
et  de  pureté.  Quels  que  fussent  les  torts  de  Marc-Antoine 
envers  elle,  la  chaste  et  généreuse  Octavie  ,  aussi  belle  , 
plus  agréable  que  Cléopâtre ,  dit  Plularque  ,  et  beaucoup 
plus  jeune  qu'elle,  pardonnait  ses  orgies  et  ses  extrava- 
gances à  ce  vieux  soldat  enivré ,  qui  l'oubliait  et  l'outra- 
geait. Elle  apportait  à  son  mari  une  somme  d'argent  con- 
sidérable, des  équipages  de  guerre  et  lui  amenait  deux 
mille  hommes  de  troupes  pour  renforcer  son  armée.  Cleo- 


LES  FEMMES  DES  CE  SAKS.  241 

pâtre  ne  craignait  rien  tant  que  rarrivéed'Oclavie.  Marc- 
Antoine  ,  cédant  aux  séductions  de  Cléopàtre,  écrivit 
à  sa  femme  qu'elle  eût  à  relourner  sur  ses  pas,  et  à  ne 
pas  s'avancer  plus  loin  qu'xVthènes.  Elle  s'arrêta  pendant 
quelque  tems  dans  cette  ville,  et  répondit  à  son  mari 
qu'elle  lui  obéissait  avec  douleur ,  mais  qu'elle  désirait 
savoir  comment  elle  pourrait  lui  faire  parvenir  les  hom- 
mes et  les  trésors  qui  l'accompagnaient  et  qui  lui  élaient 
destinés.  Marc-Antoine  ne  daigna  pas  même  lui  répondre: 
elle  revint  à  Rome  supplier  Octave,  son  frère,  de  par- 
donner à  la  démence  de  Marc-An  loiue. 

Il  faut  avouer  que  la  rivale  d'Octavic  s'entourait  d'un 
prestige  puissant.    «   C'était,  dit  Plutarque,  une   petite 
femme,  grasse,   riante,   voluptueuse,  pétillante  d'esprit 
et  d'élan,  parlant  sept  langues,  et  poussant  jusqu'au  der- 
nier raffinement  l'art  de  la  coquetterie ,  jusqu'à  la  der- 
nière magnificence  les  recherches  du  luxe.  «  Octave  dé- 
barrassé de  Lépide ,  dont  la  lâcheté  s'était  réfugiée  à  l'abri 
du  pontificat,  fut  sourd  aux  prières  de  sa  sœur  ,  et  saisit 
avec  avidité  l'occasion  d'écraser  son  collègue  et  de  s'em- 
parer de  l'empire  du  monde.  Nous  ne  redirons  pas  cette 
grande  tragédie  que  Shakspeare  a  immortalisée  et  qui  se 
termine  par  la  mort  d'Antoine  et  de  Cléopàtre.  Malgré  ses 
vices  et  la  barbarie  avec  laquelle  il  traila  sa  femme  ,  bar- 
barie commune  d'ailleurs  à  tous  les  débauchés,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  le  plaindre.  Ces  vices  naissaient  plutôt  de 
l'ardeur  des  sens  et  de  la  fougue  du  caractère  que  d'une 
ame  perverse.   Soldat  brutal ,    voué  aux  plaisirs  physi- 
ques, il  est  peut-être  moins  odieux  encore  que  ce  mons- 
tre ,  cet  Octave  si  froid ,  si  profondément  dissimulé ,  si 
avide  de  vengeance,  si  indifférent  pour  le  bien. 

Une  fois  Antoine  mort ,    la  république  fut  en  paix  ; 
c'est-à-dire  qu'elle  reposa  sur  des  cadavres  et  s'endormit 


242  LES  FEMMES  DES  CÉSARS. 

SOUS  la  loi  du  tyran.  Maître  de  l'univers,  Octave  jouit 
pendant  trois  journées  des  pompes  de  la  victoire  ;  il 
triompha  lâchement  de  Marc-Antoine ,  son  ancien  col- 
lègue, et  traîna  captif  à  son  char  les  enfans  de  Cléo- 
pâtre.  Déclaré  sauveur  de  la  patrie  ;  créé  consul,  tribun, 
censeur,  Auguste  enfin,  il  fit  participer  à  ces  hon- 
neurs presque  divins  sa  femme  Livia ,  qui  reçut  alors  le 
nom  cW^ugusta  ,  et  de  mère  de  la  patine.  De  quelle  joie 
le  cœur  de  cette  femme,  la  plus  hautaine  et  la  plus  am- 
bitieuse de  son  teras,  ne  dut-elle  pas  s'animer,  quand  les 
poètes  la  placèrent  au  rang  des  déesses ,  quand  elle  eut  ses 
temples ,  ses  autels  ,  quand  une  ville  nouvelle  fut  consa- 
crée à  sa  divine  majesté  ;  elle  que  nous  avons  vue  errer, 
un  enfant  dans  les  bras,  et  sous  le  poignard  des  satellites, 
dans  les  défilés  des  Apennins  ! 

Il  faut  le  dire,  elle  était  digne  de  partager  le  trône 
d'Auguste  5  elle  était  aussi  habile  que  lui.  Accoutumée 
à  lui  pardonner  ses  torts  conjugaux  et  à  fermer  les  yeux 
sur  ses  faiblesses ,  établissant  son  empire  par  une  dou- 
ceur et  une  obéissance  que  l'empereur  attribuait  à  son 
naturel  facile  et  qui  n'était  que  le  dernier  degré  de  l'art, 
elle  employait  avec  une  politique  merveilleuse  cet  art 
connu  de  quelques  femmes,  et  qui  consiste  à  dominer 
celui  dont  elles  semblent  accepter  la  domination.  Toutes 
les  opinions  d'Octave  furent  dictées  par  Livia,  qui  ne 
lui  épargnait  ni  les  flatteries ,  ni  les  éloges  -,  persuadé 
qu'elle  ne  lui  conseillait  que  ce  que  lui-même  avait 
résolu  d'entreprendre,  il  comblait  à  son  tour  de  riches- 
ses ,  de  splendeur  et  d'autorité  celle  que  les  Romains  re- 
gardaient comme  sa  conseillère.  Les  provinces  asservies, 
les  rois  Uemblans,  les  citoyens  avilis,  offraient  à  l'impé- 
ratrice autant  d'offrandes,  de  trésors,  de  bassesses,  d'hom- 
mages, qu'à  l'empereur  lui-même.  Jamais  Livia  n'abusait 


LES  FEMMES  DES  CÉSARS.  243 

de  sa  position.  Quand  Hérode,  roi  de  Judée,  ami  d'An- 
toine et  lon{;-lems  son  allié ,  vint  solliciter  la  proleclion 
d'Octave  ;  quand  il  institua  en  son  honneur  des  jeux  pu- 
blics, consacrés  à  la  divinilc'  d'Au[';usle  ,  Livia  eut  soin 
d'envover  500  talens,  somme  énorme  qui  devait  grossir  le 
prix  destiné  aux  vainqueurs  de  ces  jeux.  Auguste  de  son 
côté  ne  resta  pas  en  arrière,  il  détruisit  la  maison  de  son  af- 
franchi PoUlon,  située  sur  la  voie  sacrée,  et  éleva  sur  ses 
ruines  un  portique  ou  temple  dédié  aux  vertus  de  sa 
femme.  Ainsi,  ces  deux  puissances,  maîtresses  des  trésors 
du  monde  ,  se  prodiguaient  mutuellement  les  gages  d'un 
respect  et  d'une  tendresse  que  peut-être  leur  politique 
commune  jugeait  utiles  à  la  consolidation  de  leur  pou- 
voir. 

Jusqu'ici  nous  avons  vu  cette  femme ,  courageuse 
et  innocente  pendant  son  union  avec  Tiberius  Nero  , 
homme  peu  digne  d'elle  ,  dédaigneuse  des  sarcasmes  pu- 
blics, et  acceptant  un  nouveau  mari,  plus  puissant  que 
celui  qu'elle  quittait  .  diriger  avec  une  adresse  profonde 
et  soutenue  tous  les  mouvemens  de  sa  vie.  Elle  a  vaincu 
ses  scrupules  ;  elle  a  ployé  son  anie  ardente  sous  le  joug 
de  l'hvpocrisle-,  elle  a  triomphé  de  sa  fierté  naturelle  et 
s'est  abaissée  pour  conquérir.  Il  ne  lui  a  pas  fallu  des 
crimes.  Bientôt  cette  ambition  qui  ne  l'a  jamais  quittée, 
à  laquelle  elle  a  tout  sacrifié ,  lui  demandera  ces  crimes  5 
elle  ne  reculera  pas  devant  eux.  Que  lui  importent  les 
galanteries  d'Auguste  et  ses  liaisons  avec  la  femme  de  Mé- 
cène, Terentia;  liaison  tellement  connue,  qu'un  camée 
antique  en  a  perpétué  le  tableau  impur  ?  Livia  se  con- 
tente de  nuire  secrètement  à  sa  rivale,  de  lui  imputer  des 
ridicules  et  des  fautes  et  de  la  perdre  dans  l'opinion  pu- 
blique ,  sans  trahir  le  véritable  motif  de  sa  haine.  On  lui 
attribue  aussi  plus  d'une  intrigue,  mais  si  secrète,  si  vul- 


244  LES  FEMMES  DES  CÉSARS. 

gaire  ,  si  bien  voilée,  si  élrangère  à  tout  mouvement  po- 
litique, si  éloignée  de  toute  vraisemblance,  qu'il  était  dif- 
ficile de  soupçonner  l'impératrice,  surtout  de  la  con- 
vaincre. 

Elle  avait  un  but ,  un  but  immense  devant  lequel 
tous  les  autres  objets  s'effaçaient ,  vers  lequel  se  diri- 
gèrent tous  les  actes  de  sa  vie,  qui  lui  coûta  des  veil- 
les, des  soins,  des  assassinats.  Il  s'agissait  pour  elle  d'é- 
carter les  héritiers  directs  de  l'empire  et  d'assurer  la 
couronne  à  ses  propres  enfans.  On  la  vit  donc  favoriser 
les  plaisirs  d'Auguste ,  le  capter  par  tous  les  moyens,  aug- 
menter son  influence  ,  rapprocher  intimement  de  leur 
père  Tibère  et  Drusus  ,  leur  ménager  la  confiance  et 
l'amitié  d'Auguste,  leur  assurer  le  commandement  des 
armées,  les  ambassades  importantes,  toutes  les  occasions 
de  {jloire  et  de  distinction  ,  enfin  ,  éloigner  du  prince  tous 
les  prétendans  au  trône.  Tibère,  qui  devint  un  monstre  de 
cruauté ,  était  un  grand  politique,  un  homme  d'état  pro- 
fond et  un  excellent  général.  Drusus,  que  la  mort  enleva 
trop  tôt ,  joignait  aux  mêmes  talens  une  ame  noble  et 
bienfaisante.  Leur  mère  ne  cessait  de  faire  valoir  aux  yeux 
d'Auguste  ces  qualités  solides  ou  brillantes  -,  mais  sa  lâ- 
che la  plus  difficile  était  de  repousser  les  autres  préten- 
dans. 

Le  principal  obstacle  aux  projets  de  cette  ambitieuse, 
l'espoir  d'Auguste  ,  l'héritier  présomptif  d'Auguste  ,  c'é- 
tait Marcellus,  son  gendre  et  son  neveu.  Il  mourut  :  les 
historiens  n'hésitèrent  pas  à  imputer  à  Livia  la  honte  ou 
le  malheur  de  cette  mort.  Aucune  preuve  évidente  ne  s'é- 
lève contre  elle,  si  l'on  ne  veut  pas  regarder  comme 
preuve  d'un  premier  crime  ceux  qu'elle  commit  plus 
tard  et  qui  sont  avérés.  Musa ,  médecin  de  la  cour ,  pré- 
para le  poison  ,  s'il  fiuit  ajouter  foi  aux  bruits  conlem- 


LES  FEMMES  bES  CÉSARS.  245 

porains.  A  peine  Marcellus  venait  d'expirer,  Auguste,  qui 
l'avait  aime  tendrement,  se  livrait  à  la  douleur  que  cette 
perte  lui  causait,  quand  la  conspiration  de  Cinna éclata. 
Voltaire,  et  avant  lui  Juste-Lipse  ,  ont  révoqué  en  doute 
la  réalité  de  ce  fait  qui  n'est  rapporté  que  par  Dion  Cas- 
sius  et  Sénèque;  l'un  place  la  scène  à  Rome  et  l'autre 
en  Gaule.  On  sait  que  Pierre  Corneille  Ta  choisi  pour 
sujet  d'une  de  ces  nobles  et  héroïques  compositions  qui 
surnageront  dans  la  ruine  même  des  littératures  euro- 
péennes. Le  rôle  assigné  à  Livia,  dans  cet  événement  ma- 
jeur, prouve  du  moins  la  haute  idée  qu'avaient  inspirée 
la  prudence  et  la  politique  de  cette  femme  remarquable. 
L'empereur,  instruit  de  la  conspiration,  avait  passé  une 
nuit  très-agitée.  En  s'éveillant ,  il  vit  Livia  sapprocher 
de  lui ,  et  fixa  sur  elle  des  regards  immobiles  ,  ardens , 
inquiets.  Il  lui  fit  signe  déparier.  «  J'entends,  j'ai  vu, 
je  sais  ce  qui  vous  agile  ,  lui  dit-elle  ;  si  vous  voulez  ac- 
cueillir les  conseils  d'une  femme,  écoutez-moi.  Imitez  ces 
médecins  qui,  ne  pouvant  se  servir  des  remides  ordi- 
naires ,  emploient  les  remèdes  opposés.  La  sévérité  ne 
vous  a  pas  été  utile.  En  punissant  une  conspiration  ,  vous 
avez  vu  naître  une  conspiration  nouvelle  5  voyez  donc  si 
la  clémence  vous  servira  mieux.  Pardonnez  à  Cinna;  son 
crime  est  découvert  et  par  conséquent  sans  danger.  Votre 
pardon  généreux  vous  vaudra  l'estime  et  l'admiration  pu- 
bliques. » 

L'ambition  absorba  les  dernières  années  de  celte  femme 
dont  la  jeunesse  avait  inspiré  tant  d'intérêt.  Son  intel- 
ligence était  haute  et  vaste ,  sa  décision  prompte ,  son 
ame  audacieuse.  Se  dirigeait-elle  vers  un  but  .'^  rien  ne 
l'arrêtait,  pas  même  le  crime;  aussi  son  hypocrisie,  sa 
douceur  apparente,  son  art  profond,  ne  parvinrent-ils 
jamais  à  couvrir  les  crimes  de  son  ambition ,  le  sang  et  le 
xni.  16 


246  LES  FEMMES  DES  CÉSARS. 

poison  versés  par  ses  mains.  Sa  politique  prépara  et  ins- 
pira celle  de  Tibère,  son  fils.  Le  génie,  comme  la  fortune 
de  ce  prince,  furent  l'ouvrage  de  cette  femme  ambitieuse  et 
dissimulée  qui  se  plut  à  s'environner  de  la  gloire  tou' 
jours  croissante  de  son  fils.  On  sait  cjuelle  douleur  amère 
s'empara  d'elle  lorsque  son  autre  fils,  Drusus,  vint  à 
mourir  5  il  lui  fallut  les  conseils  ou  plutôt  les  prédications 
de  plusieurs  philosophes  pour  la  consoler.  Le  sénat,  dont 
l'adulation  n'ignorait  pas  combien  les  femmes  des  empe- 
reurs étaient  plus  puissantes  que  les  empereurs  eux- 
mêmes,  s'épuisa  en  lamentations,  en  condoléances,  et 
prodigua  de  nombreux  honneurs  à  l'impératrice. 

Seule  elle  gouvernait  César.  Tous  les  ressorts  du  vaste 
empire  romain  obéissaient  aux  volontés  d'une  femme; 
ses  émissaires  couvraient  l'Italie.  Cet  Ulysse  en  robe, 
comme  la  nommait  avec  esprit  Caligula,  armait  tous  les 
intérêts  en  faveur  de  Tibère  ,  seul  objet  de  son  affection. 
Quand  on  vit  périr  successivement  de  mort  violente  tous 
ceux  qui  faisaient  obstacle  à  l'ambition  de  Tibère  \  lors- 
que Caïus  et  Lucius  César  eurent  succombé ,  le  cri  public 
s'éleva  contre  la  marâtre  dont  les  intrigues,  toujours 
voilées,  étaient  toujours  actives.  L'héritier  du  trône, 
celui  qui,  selon  les  volontés  d'Auguste,  devait  le  parta- 
ger avec  Tibère,  Posthume,  avait  peu  de  qualités  qui 
le  recommandassent  à  l'estime  publique  ;  c'était  un  sol- 
dat ignorant  et  grossier.  Livia  profita  de  son  ascendant, 
et  ce  malheureux,  qui  n'avait  commis  aucun  crime,  fut 
exilé  dans  file  déserte  de  Planasia.  Bientôt  cependant  le 
remords  se  fit  entendre  à  l'ame  d'Auguste ,  et  comme 
pour  expier  à  ses  propres  yeux  sa  cruauté  envers  son 
dernier  descendant ,  il  résolut  d'aller  lui  rendre  visite. 
Cette  intention  ne  fut  communiquée  qu'à  un  seul  séna- 
teur ,  Fabius-Maximus ,  qui  devait  accompagner  Auguste 


LES  FEMMES  DES  CÉSARS.  247 

dans  son  voyage.  Toutes  les  précautions  étaient  prises 
d'avance.  Un  soir,  le  maître  du  monde,  qui  craignait  sa 
femme,  sortit  furtivement  de  son  palais 5  il  ne  croyait 
pouvoir  rendre  visite  à  un  parent  qu'en  s' enveloppant 
de  mystère  comme  un  esclave  fugitif.  Cette  scène ,  telle 
que  l'ont  reproduite  Suétone,  Pline  et  Dion  Cassius  ,  est 
vraiment  pathétique  dans  ses  détails.  Averti  par  le  son 
d'une  trompette ,  un  bateau  s'approcha  de  la  côte.  Le 
ciel  était  pur,  la  mer  calme  5  on  s'embarque.  Le  vieillard, 
étendu  sur  des  coussins  disposés  dans  le  célox,  fixait  ses 
regards  sur  la  cote  d'Elrurie,  terre  des  augures  et  des 
présages,  sur  les  forêts  d'Igilium,  dont  le  soleil  couchant 
dorait  la  cime. 

L'empereur  au  déclin  de  sa  vie  sentait  naître  dans  son 
ame  des  pensées  mélancoliques  :  l'isolement ,  l'aspect  de 
la  nature  ,  tout  le  portait  vers  ces  pensées  ;  l'homme  le 
plus  puissant  de  l'univers  se  trouvait  seul,  privé  de  con- 
solation ,  sans  famille ,  entouré  de  tombeaux  sur  un  trône 
immense  et  sublime!  Lucius,  Caïus,  Marcellus,  étaient 
morts  avant  l'âge  5  Auguste  craignait  le  même  destin  pour 
Posthume,  traité  avec  tant  de  barbarie.  Au  milieu  de  ces 
rêveries  amères ,  une  ronde  pastorale  chantée  par  des 
paysans  de  la  côte  arriva  jusqu'à  ses  oreilles.  La  tête  du 
vieillard ,  cette  tête  blanchie  et  dépouillée  de  cheveux 
par  le  chagrin  bien  plus  que  par  l'âge,  se  pencha  sur  le 
bord  du  navire  5  il  écouta  avec  une  attention  profonde  , 
les  yeux  pleins  de  larmes,  ses  accens  simples  et  doux  : 
puis  d'une  voix  tremblante  il  répétait  tristement  ces  deux 
vers  de  Virgile  : 

«  Ah  !  que  je  voudrais  être  l'un  d'entre  vous  :  un  gar- 
dien de  troupeaux  ,  un  vendangeur  entassant  les  grappes 
mûries  !   « 


248  LES  FEMMES  DES  CÉSAhS. 

Fabius  le  vit  cacher  ses  larmes  dans  les  plis  de  son 
manteau  ;  et  un  long  silence  succéda  à  cette  scène  d'at- 
tendrissement. Lorsque  le  navire  toucha  l'ile  Planasia , 
dont  les  grèves  sont  de  niveau  avec  la  mer ,  le  vieux  mo- 
narque trouva  le  jeune  exilé  étendu  dans  une  grotte,  comme 
une  béte  farouche  dans  sa  tanière.  Posthume,  plus  grossier 
que  méchant,  pleura  sur  la  main  qui  avait  signé  son  arrêt 
d'exil.  Auguste  reconnut  que  sa  religion  avait  été  surprise, 
et  se  sentit  ému  de  pitié  en  faveur  de  ce  jeune  homme 
sacrifié  à  l'ambition  dévorante  de  Tibère  et  de  Livia» 
Leur  entrevue  fut  courte  et  significative.  Auguste  revint, 
bien  résolu  à  réparer  son  injustice  et  à  venger  le  malheu- 
reux Posthume.  Peut-être  tous  les  desseins  de  Livia, 
tous  les  plans  de  cette  ambition  qui  n'avait  rien  épargné 
pour  s'agrandir,  auraient- ils  été  détruits  de  fond  en  com- 
ble, si  l'empereur  avait  vécu  5  mais  déjà  Fabius  avait 
révélé  à  sa  femme  l'important  secret  d'Auguste  j  l'impé- 
ratrice ne  tarda  pas  à  en  être  instruite. 

Quoi  !  des  plans  si  profondément  médités  et  renversés 
en  un  jour  !  Auguste ,  si  long-lems  soumis  à  l'influence 
de  sa  femme ,  avait  osé  prendre  conseil  de  lui-même  et 
de  lui  seul.  Il  avait  entrepris  un  voyage ,  non  seule- 
ment sans  le  confier  à  sa  femme ,  mais  dans  un  but  con- 
traire à  toutes  les  pensées ,  à  tous  les  intérêts  de  celle-ci. 
Livia  eut  recours  aux  larmes,  aux  reproches,  à  tous  les 
artifices  féminins  !  Posthume  resta  en  exil ,  et  bientôt 
après  la  scène  intéressante  et  bizarre  que  nous  avons  rap- 
portée, Auguste  mourut  !  Son  âge  expliquerait  naturelle- 
ment sa  mort ,  si  l'on  ne  se  souvenait  que  Livia  voyait 
pour  la  première  fois  ses  plans  contrariés ,  et  qu'elle  était 
forcée  de  soutenir  une  lutte  pénible  pour  conserver  un 
pouvoir  difficilement  acquis.  Les  Romains  l'accusèrent 


LES  FEMMES  DKS  CKSARS.  ^40 

de  l'empoisonnement  d'Auguste,  et  la  conduite  de  cette 
femme  après  la  mort  de  l'empereur  fut  loin  de  détruire 
les  soupçons  du  peuple.   Pendant  l'agonie  du   monar- 
que, personne  ne  fut  admis  auprès  de  lui  sans  autorisa- 
tion de  l'impératrice.  A  peine  avait-il  fermé  les  yeux  , 
Posthume  fut  assassiné  par  un  centurion  porteur  d'un 
ordre  signé  de  Salluste.  A  l'aspect  du  centurion  armé  , 
Posthume  prédit  sa  destinée.  Furieux,  il  se  jette  sur  le  satel- 
lite avec  lequel  il  lutte  pendant  long-tems;  mais  le  glaive 
du  soldat  termina  enfin  la  querelle,  et  Posthume  resta 
mort  sur  le  rivage.  Tibère,  dont  on  connaît  la  politique 
profonde  et  sans  scrupule,  nia  qu'il  eût  donné  aucun  or- 
dre pour  exécuter  ce  crime.  Le  centurion  fut  accusé  de 
meurtre  ,  il  montra  l'ordre  de  Salluste.  Ce  dernier  eut 
recours  à  Livia.  Il  lui  fit  sentir  que  ,  sans  l'arbitraire , 
c'en  était  fait  du  pouvoir  des  empereurs ,  et  que ,  dans 
une  circonstance  aussi  importante,  l'homme  auquel  Ti- 
hère  devait  la  mort  de  son  rival  ne  devait  pas  être  mis 
en  jugement.  Livia  couvrit  le  centurion  et  Salluste  de  son 
égide  prolectrice.  Grâce  à  elle  ,  l'un  et  l'autre  échappè- 
rent aux  poursuites  de  la  justice. 

Tibère,  jeune  encore,  eut  à  défendre  son  pouvoir  con- 
tre l'ambition  de  sa  mère  vieillissante.  Elle  se  montrait 
avide  d'honneurs ,  trop  ardente  à  recevoir  les  hommages 
serviles  du  sénat  et  du  peuple,  pour  que  son  fils  n'en  prit 
pas  ombrage.  Il  osa  limiter  l'autorité  de  celle  qui  lui 
avait  frayé  la  route  vers  le  trône  5  il  observa  en  plein 
sénat  que  la  mère  de  l'empereur  jouissait  d'un  pouvoir 
exorbitant  pour  une  république.  Les  amies  et  les  favo- 
rites de  Livia  essayaient  de  se  soustraire  aux  lois ,  grâce 
au  crédit  dont  elles  jouissaient  auprès  de  celle  femme 
impérieuse.  Tibère  protégea  contre  elle  les  lois  et  sa  propre 


250  LES  FEMMES  DES  CÉSARS. 

autorité.  En  vain  Urgulania,  accusée  devant  un  tribunal 
compétent  et  soutenu  par  l' impératrice-mère ,  voulut  exi- 
ger que  le  préteur  vint  chez  elle  recevoir  ses  réponses  et 
l'interroger  j  cette  arrogance,  que Livia  autorisait,  fut  frap- 
pée d'une  amende  considérable,  et  ce  fut  Livia  elle-même 
qui  paya  l'amende.  Humiliée,  offensée,  furieuse,  elle  se 
plaignit  à  son  fils ,  qui  l'écouta  avec  un  sang-froid  insul- 
tant, et  lui  apprit  à  respecter  désormais  ses  volontés  im- 
périales. 

Cependant  l'autorité  de  son  fils  lui  était  aussi  chère 
que  son  autorité  propre ,  et  quand  il  fallut  un  nouveau 
crime  pour  l'assurer,  elle  n'hésita  pas.  Germanicus  ,  l'a- 
mour des  Romains,  fut  sacrifié  aux  craintes  de  la  mère  et 
du  fils.  Enfin,  lorsque  ennuyé  du  pouvoir,  Tibère  se  retira 
dans  l'ile  de  Gaprée  dont  il  devait  immortaliser  le  nom  par 
toutes  les  infamies  de  la  débauche ,  il  délégua  le  matériel 
de  l'autorité  à  sa  mère ,  mais  il  eut  soin  de  la  faire  sur- 
veiller de  près  par  son  ministre.  Ces  deux  personnes,  qui 
se  détestaient  et  se  redoutaient ,  exercèrent  ensemble  le 
pouvoir,  et  la  position  dans  laquelle  ils  furent  placés  par 
Tibère,  qui  connaissait  leur  haine  mutuelle  et  leur  ambi- 
tion égale  ,  est  une  preuve  évidente  de  la  profondeur  de 
ses  calculs.  Pendant  que  l'ile  de  Caprée  était  le  théâtre  de 
ses  impudicités,  un  monstre  féminin  et  un  esclave  souillé 
de  crimes  gouvernaient  despotiquement  la  ville  des  Ca- 
ton,  des  Scipion  ,  des  Gracques.  Chaque  jour  le  sénat  re- 
doublait de  bassesse  et  semblait  justifier  par  sa  dégrada- 
tion l'oppression  méprisante  qui  pesait  sur  lui.  Souillée  de 
sang,  Livia  alla  s'asseoir  au  milieu  des  vestales ,  et  les 
honneurs  divins  lui  furent  accordés  pendant  sa  vie.  Elle 
avait  quatre-vingt-six  ans  lorsqu'elle  sentit  l'approche 
de  la  mortj  son  fils  était  à  Caprée.  Il  refusa  de  quitter 


LES  FEMMES  DES  CÉSARS.  251 

ses  plaisirs  pour  venir  voir  sa  mère  mourante,  et  personne 
des  parens  de  Livia  ne  recueillit  son  dernier  soupir.  Quelle 
vie  que  celle  de  celte  femme  qui  passa  près  d'un  siècle  au 
milieu  des  orages  publics,  et  qui  traversa  pour  ainsi  dire 
toutes  les  vertus  et  tous  les  vices  ! 

(  New  Monthly  Magazine.) 


@^lttérafur<?. 


POESIE    DOMESTIQUE 


DE    LA    GRAxNDE-BRETAGNE. 


Un  voyageur  anglais  raconte  qu'un  Arabe,  étant  assis 
sous  sa  tente  et  recevant  la  visite  d'un  étranger  ,  au  mi- 
lieu de  ses  femmes ,  de  ses  esclaves ,  de  ses  enfans  et  des 
membres  de  sa  tribu ,  s'entretint  avec  lui  de  l'utilité  de 
la  poésie.  «  C'était ,  dit  le  voyageur ,  un  vieillard  majes- 
tueux et  à  barbe  blanche  5  il  parlait  bien ,  avec  facilité , 
avec  énergie  :  mais  sa  paupière,  appesantie  par  l'usage  de 
l'opium ,  ne  pouvait  soutenir  la  clarté  du  jour.  L'habi- 
tude de  rêver  pendant  le  somnarabulisme  que  la  prépa- 
ration opiacée  provoquait  avait  donné  à  sa  figure  quelque 
chose  de  distrait  et  de  bizarre  ;  son  organisation  était  émi- 
nemment poétique.  Lorsque  j'eus  passé  plusieurs  jours 
chez  ce  patriarche,  et  qu'il  fut  devenu  familier  avec  moi, 
il  me  demanda  s'il  y  avait  des  poètes  dans  mon  pays  -,  ma 
réponse  fut  affirmative.  Il  frappa  son  front  et  sa  poitrine 
en  s'écriant  : 

«  Allah  soit  loué  !  la  pluie  et  la  rosée  tombent  pour 
»  tous  les  peuples  5  les  iles  vertes  de  l'Europe  n'en  sont 
»  pas  même  privées.  Mais  dites-moi,  étranger,  ce  que 
»  vos  poètes  peuvent  dire ,  dans  un  pays  où  vous  n'avez 
»  ni  chameaux,  ni  sables  mouvans,  ni  grands  palmiers, 
»  ni  gazelles.^  chez  vous  les  chants  des  poètes  doivent 
»  être  stériles  comme  le  grand  désert.  » 


POKSIE  DOMESTIQUE  DE  LA  GP.ANDE-BRF.TAG.NE.  253 

J'e>savai ,  tlit  !e  vovageur.  do  faire  pénélrer  dans  colle 
intelli{^ence  arabe  la  compréhension  de  la  poésie  septen- 
trionale :  je  traduisis  en  arabe  assez  pur  le  Coin  du  Feu 
(Fire  Side)  de  Colton.  Ce  charmant  poème  ne  produi- 
sait pas  sur  lui  la  plus  légère  impression  -,  quand  j'eus 
fini ,  il  passa  la  main  sur  sa  barbe  avec  beaucoup  de  gra- 
vité -,  et  comme  sa  politesse  l'empêchait  de  me  dire  que 
ma  citation  était  détestable,  il  se  contenta  de  prononcer 
une  sentence  arabe  qui  signifiait  à  peu  près  : 

«  Ne  reproche  pas  à  l'ébène  d'être  noir  ,  ni  au  voya- 
»  geur  de  ne  pas  avoir  les  mêmes  usages  que  toi,  ni  au 
))  nègre  d'avoir  la  chevelure  crépue:  »  Ce  qui  signifiait 
évidemment:  «  Les  vers  que  tu  viens  de  me  réciter  sont 
»  absurdes ,  mais  je  suis  un  homme  trop  bien  élevé  pour 
»  te  le  dire.  » 

Après  avoir  proféré  cet  apophthegme  et  déposé  sa  pipe, 
le  vieux  sheik  fermant  les  yeux  me  récita  à  son  tour  un 
poème  d' Amrialkais  5  les  cinquante  ou  soixante  strophes 
dont  il  se  composait  ne  contenaient  absolument  rien  autre 
chose  que  la  description  d'un  chameau.  C'était  sa  fuite 
à  travers  le  désert ,  son  essor  plus  rapide  que  la  course  du 
vent,  sa  docilité  admirable  ,  sa  patience  et  son  courage 
que  le  poète  avait  chantés. 

Cette  poésie  n'avait  que  le  ciel  d'airain  pour  voûte 
et  le  sable  du  désert  pour  arène.  Tout  l'intérêt  qu'elle  in- 
spirait venait  de  la  rapide  course  du  guerrier  à  travers  l'é- 
tendue brûlante.  Pas  un  sentiment  qui  se  rapprochât  des 
sentimens  européens.  Pas  une  idée  qui  coïncidât  avec 
nos  idées.  Un  cri  violent  partait  du  désert  et  frappait  l'é- 
cho du  désert-,  l'Arabe  vantait  sa  lance,  son  cour- 
sier ,  son  chameau.  Il  s'enivrait  d'avance  du  sang  de 
l'ennemi.  C'était  une  poésie  de  brigands  qui  n'a  jamais  eu 
d'autre  domicile  ,  d'autre  lambris  et  d'autre  toiture  que 


264  POÉSIE  DOMESTIQUE 

les  montagnes,  les  vallons  et  le  ciel.  Comment  sympathi- 
ser avec  des  désirs ,  des  regrets ,  des  émotions  que  nous 
ne  comprenons  même  pas?  Quel  Européen  s'associerait  à 
la  sensation  douloureuse  de  l'Arabe  qui  pleure  son  cour- 
sier mort  ?  Notre  cheval  est-il  notre  ami,  notre  frère  ,  le 
seul  être  que  nous  apercevions  pendant  de  longues  jour- 
nées ,  de  longs  voyages  ?  Peut-on  comparer  l'existence  du 
lieutenant  de  cavalerie  qui  soigne  et  aime  son  cheval 
avec  le  plus  d'attention  ,  et  l'existence  du  cavalier  arabe 
qui  vit  seul  en  face  de  la  nature,  incorporé  pour  ainsi 
dire  à  son  cheval.  C'est  lui  qui  est  le  véritable  centaure , 
c'est  la  rapidité  du  coursier  qui  l'emporte  vers  sa  proie  ; 
c'est  elle  qui  l'arrache  aux  poursuites  de  l'ennemi.  La 
souplesse  et  la  vigueur  de  chaque  muscle,  voilà  ses  tré- 
sors et  ses  ressources.  Il  attache  un  intérêt  aux  hennis- 
semens  de  l'animal ,  à  la  force  de  l'œil ,  à  l'éclat  de  la  pru- 
nelle, au  changement  de  son  poil, -à  ses  instincts,  à  ses 
amours ,  aux  progrès  de  son  âge.  Le  chameau  et  la  cha- 
melle occupent  à  peu  près  la  même  place  dans  son  roman  ; 
ils  en  font  la  partie  poétique ,  animée  ,  colorée  ,  passion- 
née. Chacune  des  strophes  que  me  récitait  l'Arabe  con- 
tenait l'apothéose  des  qualités  physiques  de  l'animal.  Si 
le  poète  s'occupait  de  la  nature  extérieure,  c'était  uni- 
quement dans  les  rapports  qui  lui  étaient  personnels.  Sa 
sauvage  indépendance  aurait  regardé  comme  une  prison 
le  toit  de  la  famille  et  les  soins  du  ménage.  Grandeur , 
énergie ,  inspiration  ,  il  cherchait  tout  dans  une  sphère 
différente.  Pour  lui ,  le  Coin  du  Feu  de  Cotton  était  de 
la  poésie  de  vieille  femme,  comme  à  mes  yeux  son  ode 
sublime  était  un  dithyrambe  de  bandit. 

Que  l'on  médite  non  seulement  sur  les  faits  de  ce  récit  5 
mais  sur  les  idées  qu'il  éveille.  Il  nous  promène  d'un  pôle 
à  l'autre  de  la  poésie  j  il  nous  fait  reconnaître  une  vérité 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  265 

oubliée  de  tous  les  critiques,  c'est  que  l'intelligence  ne 
donne  ses  produits  qu'à  raison  du  sol  différent  dans  lequel 
la  semence  intellectuelle  se  développe.  Rien  n'est  ridicule 
comme  les  cours  de  littérature  de  la  plupart  des  nations 
modernes  ;  la  même  loi  d'après  laquelle  Homère  est  ap- 
précié sert  à  juger,  non  seulement  Virgile  et  Tacite,  nés 
dans  une  civilisation  très-différente  ,  mais  le  poète  chi- 
nois et  l'historien  tàtare.  Il  faut  voir  comment  l'abbé 
Le  Batteux  gronde  vertement  le  grand  Homère  qui  se  li- 
vre à  des  descriptions  de  cuisine.  Patrocle  surveillant  la 
cuisson  d'un  gigot  lui  apparaît  comme  la  plus  ridicule 
absurdité.  Il  conçoit  encore  bien  moins  Pindare,  et  s'obs- 
tine à  ne  comprendre  que  ce  qui  se  rapporte  aux  mœurs 
particulières  de  son  pays.  De  là  ce  profond  et  ridicule 
aveuglement  qu'on  peut  remarquer  dans  toutes  les  criti- 
ques littéraires.  Les  Anglais  parlant  de  Racine  ne  sont 
pas  moins  ridicules  que  les  Français  parlant  de  Mil  ton. 
La  poésie  n'est  qu'une  rosée  qui,  émanant  des  vapeurs 
terrestres ,  s'élève  dans  le  ciel ,  s'y  transforme  en  pluie 
féconde,  et  retombe  ensuite  sur  la  terre.  La  matière  pre- 
mière des  inspirations  poétiques ,  ce  sont  nécessairement 
les  passions ,  les  sentimens  ,  les  idées  réelles  dont  la  vie 
humaine  est  remplie.  La  poésie  n'est  idéale  qu'après  avoir 
été  réelle  5  la  manière  dont  cette  transformation  s'opère  , 
la  métamorphose,  qui,  d'une  incursion  de  sauvages  fait 
une  Iliade,  et  d'une  querelle  de  brigands  un  siège  de 
Troye,  constitue  le  véritable  mystère  de  la  poésie.  La 
poésie  est  partout  :  auprès  du  foyer  de  charbon  de  terre 
dans  le  septentrion  ,  et  sous  l'ombrage  du  dattier  dans  les 
régions  méridionales. 

Montesquieu  a  fait  pour  la  critique  de  la  politique  ce 
que  personne  n'a  fait  encore  pour  la  critique  littéraire. 
Donner  une  base  unique  aux  lois  de  toutes  les  régions  lui 


256  POÉSIE  DOMESTIQUE 

a  semblé  ridicule  ;  et  il  a  démonlré  que  la  législation  de- 
vait nécessairement  s'assouplir  et  se  prêter  aux  variations 
de  climat,  de  langage  et  de  mœurs.  L'observation  litté- 
raire n'a  pas  encore  trouvé  son  Montesquieu.  Personne 
n'a  rapporté  à  leur  source  réelle  les  produits  de  l'intelli- 
gence. Toutes  les  données  jetées  au  hasard  à  ce  sujet  par 
Lessing,  Herder  ,  Bonstetten  ,  M™*'  de  Staël,  sont  vagues 
ou  hypothétiques  :  on  n'a  régularisé  aucune  théorie. 
Schlegel  lui-même,  élevant  le  catholicisme  et  l'autorité  du 
monarque  au  dessus  de  tout,  n'a  cherché  à  prouver  qu'un 
seul  fait  :  la  supériorité  des  pays  régis  par  le  despotisme. 
Il  s'est  peu  embarrassé  de  la  vérité  historique  de  ses  sys- 
tèmes; comme  Bossuet  en  France,  comme  Bellarmin 
en  Italie ,  il  a  contraint  les  faits  à  devenir  les  très-hum- 
hles  serviteurs  de  son  caprice.  Ecoutez  Schlegel  et  son 
école  \  il  n'y  a  pas  d'autre  poésie  anglaise  que  celle  de 
Shakspeare  :  encore  ce  grand  homme  eût-il  été  beaucoup 
plus  remarquable  s'il  eût  été  catholique.  Il  méprise  Ad- 
dison  ;  il  ne  porte  en  ligne  de  compte  aucun  des  écrivains 
de  la  reine  Anne  -,  il  efface  de  sa  liste  tout  ce  qui  est  poé- 
sie simple,  domestique,  sentimentale.  Il  a  même  contre 
Shakspeare  un  reproche  en  réserve ,  comme  il  en  a  un 
contre  le  Dante  :  Shakspeare  est  trop  impartial ,  Dante 
était  trop  gibelin.  L'intérêt  d'un  système  a  paralysé  la 
grande  influence  que  Schlegel  aurait  pu  obtenir  ,  lui  que 
la  nature  avait  doué  des  plus  hautes  facultés  critiques. 

Diverses  causes  ont  concouru  à  la  formation  d'une 
poésie  domestique  en  Angleterre.  On  pourrait  mettre 
d'abord  en  ligne  de  compte  le  climat,  si  la  poésie  saxonne 
offrait  la  moindre  trace  de  ce  caractère 5  mais  la  poésie 
saxonne  est  toute  monastique  et  chrétienne.  Il  a  fallu  que 
les  droits  du  citoyen  fussent  assurés  pour  que  les  Anglais 
sentissent  le  prix  du  home.  Sous  le  règne  des  Normands, 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  257 

ce  sentiment  du  bonheur  patriarcal  ne  s'était  pas  encore 
développé.  Chaucer  ,  le  premier  écrivain  remarquable  , 
qui  porte  à  la  fois  l'empreinte  de  son  pavs  et  de  son  épo- 
que, observe  les  hommes  et  leurs  ridicules  avec  atten- 
tion ,  mais  il  ne  chante  pas  les  joies  de  la  famille;  il  ne  se 
complaît  pas  dans  les  tableaux  d'intérieur,  qui  ont  valu 
à  nos  poètes  une  partie  de  leur  gloire.  C'est  un  trouvère, 
imitateur  heureux  des  trouvères  picards,  plus  profond 
qu'eux ,  plus  détaillé ,  non  moins  malin  ,  admirable  sur- 
tout par  cette  facilité  piquante  et  cette  naïveté  caustique 
dont  l'Arioste  en  Italie,  Cervantes  en  Espagne,  La  Fon- 
taine en  France,  ont  retrouvé  le  secret.  Mais  ce  n'est  pas 
encore  là  de  la  poésie  domestique  :  un  certain  mode  de 
civilisation  comportait  seul  le  développement  des  senli- 
raens  et  des  idées  qui  ont  donné  naissance  à  la  poésie  dont 
nous  parlons.  Il  fallait  un  protestantisme  septentrional 
qui  exaltât  toutes  les  vertus  privées  au  dessus  des  vertus 
publiques  5  un  calvinisme  patriarcal  qui ,  revenant  aux 
idées  de  la  Bible  des  Hébreux ,  présentât  le  père  comme 
le  grand-prétre  de  la  famille.  Il  fallait  aussi  une  situation 
politique,  très-douloureuse  et  très-souffrante,  une  situa- 
tion de  combat  inégal  et  de  résignation  héroïque ,  afin 
que  les  idées  purement  bourgeoises  et  triviales  ne  vinssent 
pas  à  dominer  exclusivement.  Tout  cela  est  arrivé  en  An- 
gleterre et  en  Ecosse.  Quelques-unes  des  inspirations  les 
plus  profondes  et  les  plus  nobles  de  la  muse,  dans  ces 
deux  pays,  appartiennent  à  la  poésie  domestique.  Ces 
teintes  douces  et  intimes  ont  coloré  jusqu'aux  œuvres 
animées  et  grandioses  de  Milton.  Ceux  des  poètes  an- 
glais qui  ont  entièrement  renoncé  à  peindre  la  vie  de  fa- 
mille. Pope,  par  exemple,  et  le  pindarique  Cowley  n'ont 
pas  tardé,  malgré  l'éclat  momentané  de  leurs  ouvrages, 
à  être  accusés  par  leurs  compatriotes  de  frivolité  et  de 


258  POÉSIE  DOMESTIQUE 

froideur.  Le  gënie  de  la  nation  est  devenu  grave,  à  tra- 
vers les  nombreuses  épreuves  qui  l'ont  formé.  Jamais 
peuple  n'a  payé  si  cher  son  expérience  :  l'épreuve  du  feu 
et  du  sang  n'a  pas  manqué  à  l'Angleterre.  Être  poète  sans 
pensée  est  si  difficile  aujourd'hui  parmi  nous,  que,  même 
dans  les  albums  et  les  almanachs ,  l'écho  affaibli  de  quel- 
ques idées  graves  et  mélancoliques  se  fait  entendre  à  l'o- 
reille étonnée. 

Examinons  par  quel  progrès  l'Angleterre  est  arrivée  à 
ce  but.  Autrefois  on  la  nommait  Merry  England ,  l'An- 
gleterre joyeuse.  Cette  épithète ,  si  on  nous  l'appliquait , 
passerait  aujourd'hui  pour  un  sobriquet  et  une  épi- 
gramme.  Il  faut  bien  le  dire,  c'est  le  protestantisme  qui 
nous  a  glacés;  c'est  une  religion  de  doute  et  de  froideur  : 
le  catholicisme  est  une  religion  de  vie  et  de  feu.  Le  ca- 
tholicisme dit  :  Crois  et  tu  vwras  ;  le  protestantisme  dit  : 
Avant  de  croire  ,  examine.  Examiner  est  un  labeur  , 
croire  est  un  plaisir.  Ces  deux  forces  antagonistes  ont  tou- 
jours vécu  et  lutté  dans  le  monde  ;  toujours  la  réflexion 
sévère  a  contrebalancé  la  foi  créatrice  et  ardente.  A  l'une 
se  sont  rattachées  la  philosophie ,  l'observation ,  la  mo- 
ralité; à  l'autre,  les  arts  et  leur  prestige.  La  facilité  des 
mœurs  catholiques,  condamnée  par  la  rigidité  protes- 
tante, a  été  contrainte  à  céder  :  la  joyeuse  Angleterre  a 
disparu.  Des  vertus  plus  sombres  et  des  vices  plus  graves 
ont  succédé  à  des  défauts  riants,  à  des  qualités  légères. 
Tout  a  pris  une  teinte  profonde,  intime,  sérieuse.  Les 
théâtres  se  sont  fermés  ;  on  a  battu  sur  les  chaires  l'appel 
de  la  guerre  civile  ;  le  trône  voulut  soutenir  par  la  force 
et  par  la  ruse  une  religion  qui  recommandait  la  croyance 
aveugle ,  et  qui  promettait  du  plaisir  en  retour;  la  guerre 
civile  s'engagea,  moins  encore  entre  les  libertés  et  la  pré- 
rogative qu'entre  le  besoin  de  douter  et  d'analyser,  d'une 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  259 

part,  et  d'une  autre ,  le  besoin  de  croire  et  d'obéir.  Tou- 
tes les  sensations  devinrent  plus  concentrées,  plus  domes- 
tiques, moins  extérieures.  Le  calvinisme  apprit  aux  ci- 
toyens à  se  respecter  comme  les  prêtres  élus  par  le  Sei- 
gneur. Dans  les  premiers  momens  de  la  lutte,  il  v  eut 
trop  de  violence  pour  que  la  poésie  pût  recueillir  ces 
émotions  secrètes.  Quelques  poètes,  Herrick  par  exemple; 
quelques  dramaturges ,  contemporains  de  Shakspeare  , 
essayèrent,  mais  faiblement,  la  peinture  des  émotions 
domestiques.  Il  n'y  avait  encore  rien  de  bien  arrêté  dans 
leur  talent  j  rien  de  vigoureux  dans  leur  pinceau. 

Concentrés  autour  de  leurs  pénates  ,  près  de  leurs 
foyers  ,  par  le  génie  même  de  la  nationalité  et  du  cli- 
mat, les  puritains  se  trouvèrent  liés  par  une  chaine  plus 
étroite  encore  à  cette  existence  de  famille,  lorsque  le 
calvinisme,  atteignant  son  dernier  développement,  leur 
apprit  à  se  considérer  comme  indépendans  de  toute  au- 
torité, comme  rois  de  leur  petite  spbère.  Le  long  com- 
bat qui  se  trouva  bientôt  engagé  laissa  peu  de  place  à  la 
poésie,  surtout  à  cette  poésie  calme  et  reposée  qui,  effa- 
çant les  généralités  de  la  nature  et  de  la  philosophie,  s'oc- 
cupe de  riiomme  dans  le  cercle  de  la  famille.  Cette  Ivre 
aux  petites  dimensions  ne  pouvait  faire  vibrer  ses  cordes 
que  dans  un  tems  plus  calme.  Il  fallut  que  le  règne  de 
Guillaume  III  (qui  n'était  qu'un  compromis  et  un  arran- 
gement nécessaire  entre  toutes  les  opinions),  vint  leur 
apprendre  à  se  haïr  sans  trop  crier ,  à  se  harceler  d'après 
certaines  lois  convenues,  à  faire  entrer  leurs  passions, 
leurs  fureurs  et  leurs  injustices  dans  un  lit  pour  ainsi 
dire  légal;  il  fallut  que  tous  les  partis  avouassent  la 
nécessité  de  donner  à  leurs  combats  un  point  central 
et  fixe  que  tant  d'orages  fussent  incapables  d'ébranler. 
Il  y  allait  de  la  vie  politique  de  l'Angleterre  ;  il  y  allait 


260  POÉSIE  DOMESTIQUE 

des  intérêts  de  chaque  citoyen,  de  ceux  du  commerce, 
de  la  richesse  publique;  et  comme  ces  considérations, 
tout-à-fait  positives,  n'ont  jamais  été  négligées  en  Angle- 
terre ,  le  feu  des  passions ,  la  véhémence  des  haines  vou- 
lurent bien  céder  à  la  nécessité  des  choses,  et  baisser  la 
tète  devant  l'intérêt  personnel.  Cette  période  ne  date  que 
de  Tavénement  de  Guillaume  III.  Avant  lui,  on  trouve 
trop  d'émotions  flagrantes  et  qui  ne  pardonnent  pas.  Le 
tems,  ce  grand  mailre,  celui  que,  dans  notre  langue 
expressive,  nous  avons  si  bien  nommé  the  tanier  (le  cal- 
meur),  avait  besoin  d'accomplir  son  œuvre.  Peu  à  peu 
ce  résultat  fut  atteint,  mais  après  bien  des  maux,  du 
sang  versé ,  des  pertes  irréparables.  La  dure  leçon  des 
révolutions  et  des  guerres  civiles  n'était  point  parvenue 
à  élouffer  le  fanatisme,  mais  il  l'avait  rendu  sociable  et 
facile  à  vivre.  Le  fond  des  idées  était  resté  le  même  5  la 
forme  s'était  adoucie.  Peu  à  peu  on  voyait  chaque  fac- 
tion,  chaque  nuance,  celles  même  qui  étaient  restées  le 
plus  en  dehors  des  anciens  intérêts  du  trône  et  du  peuple, 
trouver  des  repi'ésentans  et  des  organes,  soit  dans  les 
chambres,  soit  dans  la  sphère  littéraire  et  politique.  Cette 
nouvelle  position  les  rassurait.  Il  leur  semblait  qu'elles 
n'étaient  pas  totalement  oubliées  et  perdues ,  et  que  peut- 
être  un  jour  l'avenir  pourrait  tourner  en  leur  faveur. 

Ainsi  se  calmèrent  successivement  les  sectes  les  plus 
âpres  et  les  plus  belligérantes  ;  celles  même  qui ,  long-lems 
soumises  à  une  sorte  d'exhérédation  politique ,  ont  tou- 
jours attendu  le  jour  de  la  justice,  et  ont  préparé  de  loin 
le  radicalisme  anglais.  Il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  le  ra- 
dicalisme de  cette  masse  flottante,  qui  marche  en  avant 
des  opinions  démocratiques  dans  la  Grande-Bretagne,  n'est 
rien  autre  chose  que  l'armée  des  dissidens,  autrefois  persé- 
cutés, et  qui  s'est  renforcée  de  toutes  les  doctrines  des  qua- 


DE  LA  GUA.\UK-BUJir.VG.\E.  261 

kers,  des  anabaplisles  et  des  philosophes  du  dix-neuvième 
siècle.  C'est  cette  armée  qui  ,  par  intérêt  personnel  ,  ne 
cessant  de  réclamer  la  tolérance  et  la  jouissance  de  ses 
droits  politiques  ,  a  frayé  la  route  à  Témancipalion  ca- 
tholique de  l'Irlande,  l'acte  le  plus  décisif  de  ces  derniers 
lems.  Sous  Charles  II  et  Jacques  II ,  les  dissidens  ,  parias 
de  l'église  et  de  la  cité,  soutinrent  une  lutlc  pénible.  Ils 
ne  purent  acquérir  quelque  consistance,  et  marcher  de 
pair  avec  les  autres  citoyens  que  sous  le  roi  Guillaume. 
La  nouveauté  de  cette  position  tempéra  l'àcreté  de  leur 
humeur.  Il  se  fît  comme  une  inoculation  secrète  des 
plus  sévères  doctrines,  qui  pénétrèrent,  en  se  miti- 
geant,  dans  les  veines  de  la  société.  L'effet  du  purita- 
nisme adouci  est  sensible  dans  toute  l'époque  qui  nous 
sépare  de  1688.  C'est  à  lui  qu'est  due  la  pruderie  des 
mœurs  anglaises,  si  ridicule  pour  les  autres  nations; 
c'est  lui  qui  a  donné  à  la  civilisation  anglaise  ce  ton  de 
moralité  grave  que  l'on  remarque  chez  les  écrivains 
élégans  et  gracieux  du  tenis  de  la  reine  Anne  et  de  ses 
successeurs  ;  Addison  et  Goldsmilh  ,  par  exemple.  Ad- 
dison,  que  ses  contemporains  nommaient  le  vicaire  en 
habit  court ,  se  constitua  le  moraliste  des  salons  ,  et  créa 
pour  les  gens  du  monde  une  espèce  de  petite  moralité 
secondaire.  Richardson  prit  la  plume  :  casuisle  à  l'u- 
sage des  classes  bourgeoises ,  il  rédigea  ses  préceptes  eu 
roman.  De  tous  côtés,  on  vil  l'art  chercher  à  se  restrein- 
dre dans  le  cercle  de  la  famille,  devenir  bourgeois  et  fa- 
milier, n'avoir  pour  autel  que  celui  des  dieux  pénales  et 
réchauffer  ses  inspirations  dans  la  cendre  du  foyer.  Il  y 
eut  beaucoup  de  ridicules,  cela  va  sans  dire,  dans  les 
productions  de  ce  Parnasse  secondaire  5  la  Melpomène 
bourgeoise  eut  des  élans  et  des  fureurs  vulgaires  qui  peu- 
vent faire  pâmer  de  rire  les  critiques  actuels.  Un  jeune 

XIII  i^ 


262  POÉSIE  DOMESTIQUE 

apprenti  transformé  en  Agamemnon  ,  un  brave  épicier 
parodiant  les  fureurs  d'Oresle  ,  tout  l'idéal  de  la  vie  an- 
tique transporté  dans  le  domaine  de  la  boutique  et  du 
magasin  :  la  plaisanterie  était  forte.  Cependant  il  fallait 
bien  qu  elle  eût  un  côté  séduisant,  car  l'Europe  la  prit  au 
sérieux. 

C'est  là,  c'est  dans  cette  inspiration  anglaise  que  les  Al- 
lemand ont  été  puiser  leur  théorie  du  drame  bourgeois, 
si  plaisamment  exploitée  par  Kotzebue.  C'est  à  la  même 
origine  que  remontent  les  drames  larmoyans  de  Diderot 
et  de  La  Chaussée.  Le  joueur  Beverley,  le  jeune  ap- 
prenti qui  vole  son  oncle  et  qui  marche  à  l'échafaud, 
sont  de  fabrique  anglaise  ,  et  appartiennent  à  l'école  dont 
nous  parlons. 

On  ne  peut  observer  sans  admiration  quel  lien  étroit 
et  secret  unit  entre  elles  toutes  les  parties  des  arts.  A  l'é- 
poque où  Guillaume  III  est  venu  s'asseoir  sur  le  trône 
d'Angleterre  ,  ce  n'était  plus  la  peinture  italienne  qui 
régnait ,  la  grande  peinture  idéale  et  noble.  Yastes  com- 
positions de  Michel- Ange,  où  l'énergie  s'alliait  à  la  fé- 
condité 5  conceptions  divines  de  Raphaël,  où  une  tendresse 
sacrée  planait  sur  les  contours  les  plus  purs  et  les  ani- 
mait ;  merveilleuses  créations  du  Titien  ,  représentant  la 
forme  extérieure  de  la  vie  dans  son  éclat  le  plus  éblouis- 
sant :  tout  ce  que  l'art  avait  donné  de  grand  ,  d'original 
et  de  beau  n'existait  plus  dans  les  ateliers  comme  un  tro- 
phée du  présent,  mais  seulement  dans  les  musées  comme 
une  conquête  du  passé.  On  admirait  quelques  peintres 
d'un  génie  faux  et  facile,  de  ces  hommes  qui  essaient  de 
renouveler,  par  une  élégance  factice  ou  contournée  ,  le 
monde  de  l'intelligence  ou  des  arts.  En  Italie,  régnait 
Piètre  de  Cortone ,  dont  le  pinceau  rapide  courait  sur  la 
toile  en  ébauchant  ses  personnages  j  d'autres  se  traînaient 


DE  LA  GRANDE-BUETAGNE.  263 

à  genoux  devant  la  statue  de  Michel-Ange  et  devant  celle 
de  Léonard  de  Vinci.  Mais  l'originalité  ,  mais  la  création 
manquaient. 

La  grande  école  d'alors  ,  l'école  vraiment  féconde  en 
peinture  et  dans  tous  les  arts  plastiques ,  appartient  au 
pays  que  le  prince  d'Orange  quitta  pour  venir  s'asseoir 
sur  le  trône  anglais  :  pays  qui  avait  servi  de  berceau  à 
cette  intelligence  froide,  claire,  haute,  modeste,  à 
cet  homme  mal  jugé ,  mal  connu ,  qui  eut  toutes  les 
grandes  pensées  de  Jules- César  sans  avoir  ni  l'éclat, 
ni  l'esprit,  ni  les  vices  du  conquérant  romain.  La  pein- 
ture hollandaise  ,  née  d'un  état  de  mœurs  assez  raffiné  , 
mais  vouée  au  commerce ,  à  l'industrie ,  et  sans  un  grand 
développement  d'enthousiasme  et  d'élégance  ,  n'a-t-elle 
pas  le  plus  intime  point  de  rapport  avec  cette  littérature 
bourgeoise  dont  nous  avons  parlé?  Florissante  vers  1688, 
elle  se  répandit  dans  la  Grande-Bretagne  ,  et  trouva  un 
public  déjà  disposé  à  l'admiration  du  même  goût ,  du 
même  genre  de  talent.  Les  intérieurs  de  Van-Ostade,  les 
fleurs  et  les  marines  de  Van-Huysum  et  de  Cuvper  5  les  pe- 
tites femmes  encadrées  par  une  belle  fenêtre  en  pierre  de 
taille,  et  suspendant  au  soleil  un  poisson  dont  les  écailles 
étincèlent  -,  tout  cela  ,  tous  ces  sujets  vulgaires  ,  domes- 
tiques ou  familiers  ,  qui  ont  fait  la  gloire  de  Mieris ,  de 
Poelemburg,  n'est-ce  pas  l'application  pittoresque  du 
même  principe  sur  lequel  ont  travaillé  les  poètes  bour- 
geois, les  poètes  de  détail.^ Les  uns  et  les  autres  oubliaient 
le  ciel.  Dieu,  l'idéal,  et  renfermaient  leur  génie  dans 
une  salle  à  manger,  dans  un  petit  caveau  obscur,  dans 
une  cuisine  •,  ils  jetaient  de  la  lumière  et  de  la  grâce  sur 
de  tels  sujets  ;  mais  c'était  à  force  d'en  oublier  la  frivo- 
lité puérile.  Ainsi  Wordsworth,  dans  son  Peter-Bell,  fait 
tourner  tout  l'intérêt  pathétique  de  son  œuvre  sur  le  ca- 


264  POÉSIE  DOMESTIQUE 

davre  d'un  pauvre  âne  qui  est  étendu  sur  la  plage  ,  que 
l'on  croit  mort ,  et  qui  se  ranime  peu  à  peu. 

Mais  cette  pocsie  elle-même  peut  avoir  une  ame  ,  elle 
peut  se  relever,  prendre  place  au  niveau  des  conceptions 
les  plus  grandes.  Il  faut ,  comme  dans  Clarisse  Harlowe, 
par  exemple  ,  que  le  génie  de  la  moralité  et  de  la  famille 
anime  l'œuvre  de  son  inspiration.  Quant  à  la  poésie  de 
détail  ou  à  la  peinture  de  détail ,  faites  par  Dawin  ou  par 
ces  peintres  froids  ,  qui  passaient  leur  vie  à  compter  et 
à  reproduire  exactement  les  pétales  d'une  fleur,  elles  mé- 
ritent peu  d'être  citées. 

A  peine  le  roi  de  Hollande  occupe-t-il  la  place  des 
Stuarts  ,  rois  de  souche  écossaise  ,  son  trône  se  trouve  si 
complètement  en  harmonie  avec  l'esprit  nouveau  de  la 
nation  ;  son  génie  froid  et  calculateur  ,  mais  bienfaisant 
et  moral  ,  a  un  rapport  si  intime  avec  la  partie  la  plus 
utile  et  la  plus  heureuse  des  institutions  et  des  mœurs 
nouvelles  5  que  des  résultais  curieux  émanent  de  cette 
alliance.  La  finesse  et  la  minutie  de  l'esprit  hollandais  se 
mêlent  à  la  sévérité  calviniste.  De  là  ,  ce  caractère  spé- 
cial qui  distingue  les  romanciers  et  les  poètes  depuis  l'é- 
poque où  le  catholicisme  périt  avec  les  Stuarts.  Daniel  de 
Foë,  dans  Bobinson,  apprend  à  ses  contemporains  le  se- 
cret de  cet  intérêt  microscopique ,  de  cette  poésie  des 
petits  détails.  On  essaie  de  rimer  et  de  rhythmer  ce 
nouveau  mode  de  sentimens  et  d'idées.  Le  Splendide 
Schelling  de  Philips,  le  Cimetière  de  Grav  annoncent  ce 
mouvement.  Quelques-unes  des  teintes  de  Thompson  y 
correspondent  aussi  ;  mais  les  cordes  les  plus  vibrantes  de 
la  poésie  intime  n'ont  pas  été  trouvées.  11  reste  chez  tous 
ces  poètes  quelque  chose  de  scholastique  et  d'appris.  La 
poésie  domestique ,  ce  que  l'on  peut  appeler  la  poésie  du 
coin  du  feu  ,  commence  à  Goldsmilh  ,  se  continue  avec 


DE  LA   GRAXDK-nnETAGNE.  265 

Cooper,  devient  pathétique  et  sévère  avec  Crabbe  ,  s'i- 
déalise avec  Wordsworth.  Il  semble  que  la  poésie  domes- 
tique ait  atteint  son  dernier  terme  dans  les  œuvres  de  ce 
dernier  écrivain  -,  la  politique  ,  dont  les  intérêts  nous  ab- 
sorbent, ont  arrêté  son  développement,  et  depuis  la  mort 
de  Byron  et  de  Scott ,  la  muse  anglaise  a  été  trop  stérile 
dans  tous  les  genres  pour  que  l'on  s'étonne  de  voir  GrabJje 
et  Wordsworth  sans  successeurs. 

Un  pays  voisin  dont  toutes  les  habitudes  ont  été  casa- 
nières ,  intérieures,  et  qui  professe  un  grand  respect  pour 
la  vie  de  famille,  a  cultivé  depuis  long-tems  et  avec  suc- 
cès le  genre  de  poésie  dont  nous  parlons.  A  côté  des  bal- 
lades héroïques  de  l'Ecosse ,  se  trouve  plus  d'un  chant 
patriarcal  consacré  à  diviniser  les  affections  de  mère  et 
de  sœur,  de  fils  et  de  fille.  Le  plus  parfait  et  le  plus  ré- 
cent de  ces  poètes,  c'est  Robert  Burns,  dont  l'inspiration 
est  à  la  fois  champêtre,  pastorale,  élégiaque,  satirique 
et  ardente.  Le  Coin  du  feu  du  villageois^  dans  son  Samedi 
soir  au  Village  ^  est  une  peinture  exquise ,  une  ode,  une 
hymne  et  une  idylle.  Comme  Rousseau,  Burns  a  cherché 
à  faire  valoir  les  vertus  populaires,  à  jeter  un  charme 
magique  sur  la  passion  simple  et  brûlante.  Il  l'a  dépouil- 
lée à  plaisir  de  ce  prestige  d'élégance  raffinée  et  de  re- 
cherche sentimentale  qui  datait  des  âges  chevaleresques. 
11  peint  la  jeune  fille  qui  rougit  en  apercevant  le  fiancé 
assis  auprès  de  son  père,  le  bûcheron  suranné ,  tournant 
de  ses  doigts  vieillis  les  feuillets  de  la  vieille  Bible  usée ,  la 
vache  favorite  qui ,  dans  une  étable  voisine,  mâche  paisi- 
blement la  ration  du  jour  5  tous  les  bruits,  tous  les  mou- 
vemens,  tous  les  petits  intérêts  quotidiens  de  la  famille; 
ce  bonheur  du  samedi  qui  annonce  un  jour  de  repos  ;  ce 
retour  périodique  et  béni  d'un  jour  où  la  fatigue  s'oublie, 


266  POÉSIE  DOMESTIQUE 

OÙ  le  paysan  se  lait,  croise  les  bras,  et  ne  songe  ni  au 
labourage  ni  à  la  moisson. 

La  vie  écossaise  récèle  une  source  de  poésie  trop  féconde 
pour  qu'un  homme  de  génie  comme  Burns  ne  fut  pas  habile 
à  s'en  emparer.  La  rusticité  même  du  langage  ajoutait  quel- 
que chose  de  piquant  à  la  singularité  des  mœurs.  Il  était 
bien  plus  difficile  de  trouver  dans  l'existence  anglaise,  toute 
prosaïque  par  elle-même,  quelques  points  de  vue  inléres- 
sans.  C'est  ce  que  Goldsmilh  a  fait  dans  son  Deserted  Vil- 
lage. Il  a  peint  une  colonie  de  pauvres  laboureurs  an- 
glais ,  chassée  de  ses  anciens  pénates  par  une  civilisation 
très-avancée  et  une  population  surabondante.  Ce  petit 
poème  admirable  est  à  la  fois  une  élégie  politique  , 
philosophique  ,  morale  ,  et  un  tableau  champêtre.  L'in- 
térêt en  est  vif  et  simple ,  le  poète  atteint  le  pj;randiose  par 
la  naïveté.  Si  Goldsmith  avait  écrit  pendant  sa  vie  beau- 
coup de  morceaux  de  cette  force  et  de  cette  profondeur, 
nul  poète  anglais  ne  marcherait  avant  lui.  Mais  c'est  une 
perle  isolée,  un  fragment  admirable.  Trop  mobile  et 
trop  inconstant  pour  se  consacrer  à  une  seule  muse  , 
Goldsmith  fit  de  l'érudition ,  de  la  philologie  ,  de  l'his- 
toire,  de  la  critique,  toujours  avec  supériorité,  avec 
originalité,  mais  d'une  manière  si  capricieuse,  si  fantas- 
que ,  que  sa  gloire  dut  en  souffrir.  Tous  les  rayons  de 
son  intelligence  ne  se  fixèrent  pas  sur  un  seul  point. 

Ce  fut  ce  qui  arriva  au  misantrope  Cowper,  le  vrai  poète 
domestique  de  l'Angleterre,  le  peintre  de  la  vie  intérieure 
et  des  vertus  de  famille.  Le  premier,  il  donna  l'impul- 
sion à  cette  école ,  il  fut  le  père  de  Wordsworth  et  de 
Crabbe.  N'attendez  pas  de  lui  l'inspiration  populaire  du 
paysan  Burns.  La  haine  des  grands  seigneurs  ,  la  fierté 
rustique  du  laboureur,  sa  révolte  contre  ses  maîtres,  contre 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  267 

les'prédicateurs  qui  le  grondent,  vivent  au  fond  de  presque 
toutes  les  poésies  de  Burns.  Cowper  est  au  contraire  d'une 
grande  sévérité  religieuse ,  il  n'a  pas  l'orgueil  de  Burns. 
Il  fait  de  la  poésie,  non  avec  la  pâquerette  des  monta- 
gnes ou  avec  le  toit  de  chaume  ,  mais  avec  le  coin  du  feu 
le  plus  bourgeois.  Une  timidité  souffrante  portait  Cowper 
à  cacher  sa  vie,  non  par  irritabilité  comme  Rousseau, 
mais  par  crainte  du  mal  que  les  hommes  pourraient  lui 
faire.  «  Toutes  les  fois,  dit-il,  que  je  mettais  le  pied  dans 
la  rue,  il  me  semblait  que  les  passans  me  regardaient  de 
mauvais  œil  et  se  moquaient  de  moi.  Mes  fautes  ,  je  me 
les  reprochais  si  vivement,  que  je  croyais  que  chacun 
les  lisait  sur  mon  visage,  et  que  la  voix  de  ma  conscience 
était  une  clameur  terrible  dont  toutes  les  oreilles  étaient 
frappées.  Dès  que  l'on  m'abordait ,  je  croyais  avoir  affaire 
à  des  gens  courroucés.  S'il  me  fallait  diner  dans  une  ta- 
verne, j'avais  soin  de  ne  m'y  rendre  que  la  nuit  et  de  choisir 
le  coin  le  plus  obscur.  Un  matin  j'entendis  chanter  une 
ballade  dans  la  rue.  Je  ne  sais  par  quelle  illusion  je  me 
figurai  qu'il  y  était  question  de  moi,  que  c'était  contre 
moi  qu'elle  était  dirigée.  Je  ne  voyais  qu'ennemis  conjurés 
pour  achever  ma  perte.  Mon  sommeil  les  armait  d'une  nou- 
velle puissance  ,  et  me  les  montrait  dans  mes  rêves.  J'étais 
si  fatigué  le  matin  de  toutes  ces  visions ,  que  mes  jambes 
chancelaient  comme  celles  d'un  homme  ivre.  Les  regards 
de  mes  semblables  me  semblaient  menaçans ,  et  au-des- 
sus du  monde  ,  l'œil  de  Dieu  toujours  ouvert  m'apparais- 
sait  plus  terrible  et  plus  menaçant  encore.  » 

La  folie  qui  devait  suivre  de  près  une  telle  situation 
d'ame  et  d'esprit  occupa  les  belles  années,  les  années 
jeunes  et  florissantes  du  poète.  Au  moment  où  se  ralluma 
le  flambeau  de  sa  raison  ,  il  se  trouva  au  milieu  d'une 
famille  provinciale ,  bonne  et  indulgente.  Pour  la  pre- 


268  l'OKSû:  noMiîSTiQï.'i: 

mlère  Ibis,  il  se  sentit  heureuv  pnr  les  jouissances  do- 
mestiques. Il  avait  cinquante  ans 5  une  femme  qui  le 
soij'jnait  avec  un  dévouement  désintéressé  devina  son 
génie  et  le  lui  révéla.  Il  suivit  le  conseil  de  sa  garde- 
malade,  et  devint  poète.  Pouvait -il  chanter  les  salons 
qu'il  n'avait  entrevus  qu'en  tremblant,  la  guerre  et  l'hé- 
roïsme qu'il  comprenait  à  peine,  les  passions  ardentes 
qu'il  n'avait  pas  ressenties  ?  Non  ,  tout  son  bonheur  lui 
était  venu  de  l'intimité  de  la  famille,  du  coin  du  feu  , 
des  vertus  paisibles  et  douces  ,  du  dévouement  sans  fra- 
cas ,  de  l'abnégation  sans  faste.  Il  s'était  calmé  en  face  de 
la  nature.  Ses  plaies  s'étaient  peu  à  peu  guéries  pendant 
les  promenades  solitaires  (ju'il  avait  faites  dans  les  plaines 
cultivées  du  comté  de  Cambridge.  Quel  homme  fut  ja- 
mais mieux  préparé  à  devenir  le  poète  domestique  par 
excellence  .i^  Tous  les  autres  souvenirs  qui  flattent  l'imagi- 
nation et  caressent  la  mémoire  des  hommes  lui  étaient 
douloureux  et  amers.  Les  circonstances  presque  puériles 
d'une  vie  très-retirée  avaient  acquis  de  l'intérêt  pour  l'er- 
mite. Il  avait  du  génie  et  il  avait  beaucoup  souffert  -,  il 
fit  des  chefs-d'œuvre. 

Le  plus  remarquable  de  tous  a  pour  titre  la  Tâche ,  et 
semble  être  le  résultat  d'une  gageure.  En  effet,  sa  bien- 
faitrice et  sa  garde-malade  lui  avait  imposé  pour  tâche  un 
poème  en  vers  blancs  irréguliers  ;  et  pour  point  de  départ, 
elle  lui  avait  donné  :  le  Sopha.  L'obéissant  poète  com- 
mence en  effet  par  faire,  d'un  ton  moitié  plaisant,  moitié 
sérieux,  l'histoire  des  escabeaux,  des  bancs,  des  fauteuils 
et  des  chaises,  dont  l'invention  et  l'usage  ont  précédé  le 
voluptueux  sopha.  De  cette  idée  du  repos,  il  passe  à  celle 
de  l'activité,  quitte  les  coussins  moelleux  sur  lesquels  il 
avait  endormi  sa  poésie ,  sort  pour  faire  un  tour  dans  la 
campagne,  et  oublie  entièrement  l'objet  de  luxe  auquel 


DE  L.\  CnAXDE-DnETAG.NE.  269 

on  tivalt  enchaîui'  sa  musc.  La  promenade  évcillo  la  pen- 
sée du  rêveur  solilalio;  une  élasticité  et  une  vigueur  nou- 
velle rafraîchissent  son  esprit  et  son  corps;  il  s'associe  à 
la  beauté  des  paysa{',es  qui  se  présentent,  et  laisse  sa  pen- 
sée se  jouer  capricieuse  à  travers  mille  méditations  phi- 
losophiques. 11  compare  la  vie  civilisée  à  la  vie  sauvage  ; 
il  décrit  les  senlimens  qu'a  dû  éprouver  un  pauvre  insu- 
laire d'Otaiti  que  des  voyageurs  ont  amené  en  Europe. 
Il  pèse  dans  sa  balance  de  philosophe  religieux  les  in- 
fluences diverses  que  la  ville  et  la  campagne  doivent  exer- 
cer sur  l'homme,  et  il  arrive  pour  résultat  à  ce  vers  su- 
blime : 

«  C'est  Dieu  qui  a  fait  la  campagne;  c'est  l'homme  qui 
a  fait  la  cité.  » 

Il  rentre  ensuite  sous  le  toit  qu'il  a  quitté  ;  il  décrit  les 
occupations  qui  jettent  de  la  variété  et  du  charme  dans 
la  vie  d'un  solitaire  ;  et  tel  est  le  prestige  de  ses  tableaux 
qui  n'ont  rien  d'affecté,  qu'on  aurait  envie ,  après  les 
avoir  lus,  de  passer  ses  jours  dans  un  ermitage,  bien 
loin  de  la  Babel  du  monde.  «  Ah  I  s'écrie-t-il ,  du  fond  de 
ma  retraite,  quel  bonheur  de  prêter  l'oreille  à  ce  mur- 
mure sourd  et  lointain  des  humaines  agitations  !  Qu'il  est 
doux  de  ne  pas  être  pressé  par  la  foule ,  et  de  suivre  de 
l'œil  les  mouvemens  de  cette  vaste  mer  houleuse!  Que 
j'aime  à  écouler  le  tumulte  orageux  qui  en  émane,  et 
dont  le  bruit  mourant  dans  l'espace  ne  déchire  plus  mon 
oreille!  Comme  ils  s'agitent,  ces  élres  faibles!  Moi, 
spectateur  impassible,  je  les  plains  :  du  haut  de  la  mon- 
tagne sur  laquelle  je  suis  placé ,  mon  œil  calme  con- 
temple toutes  ces  vanités;  la  voix  ds  la  guerre  a  perdu 
ses  terreurs  quand  elle  arrive  jusqu'à  moi  :  elle  m'allli.ore 
sans  m'alarmer  ;  je  gémis  sur  l'orgueil  et  sur  l'avarice  , 
sans  m'effrayer  de  leurs  atteintes  ;  et  si  j'apprends  que 


270  POÉSIE  DOMESTIQUE 

quelque  voyageur  plus  hardi  est  allé  faire  sa  récolte  de 
mœurs,  d'usages,  d'enseignemens ,  d'instructions,  errant 
de  climat  en  climat,  comme  l'abeille  de  fleur  en  fleur,  et 
livrant  à  ses  contemporains  le  fruit  heureux  de  ses  fa- 
tigues 5  oh!  alors,  je  réclame  avidement  ma  part  de  ses 
bienfaits  :  je  recommence  avec  lui  son  voyage  5  le  navire 
m'emporte,  je  suis  sur  le  tillac,  je  m'élance  aux  agrès,  je 
souffre  avec  le  voyageur ,  je  regai  de  par  ses  yeux ,  je 
découvre  des  contrées  nouvelles.  Ses  périls  sont  les  miens, 
ses  heures  de  joie  m'appartiennent-,  ma  pensée  voyage 
comme  l'aiguille  sur  le  cadran ,  sans  changer  de  place  !  » 
Si  les  plaisirs  de  l'été  et  du  prinlems  associent  Cow- 
per  à  la  nature,  et  lui  donnent  ainsi  une  ressemblance 
apparente  avec  Thompson  et  les  autres  poètes  champê- 
tres, dès  que  l'hiver  revient,  il  revêt  son  caractère  plus 
spécial  5  il  est  le  poète  du  coin  du  feu.  Je  ne  connais 
pas  d'autre  écrivain  qui  ait  consacré  trois  chants ,  de 
cinq  cents  vers  chacun,  ou  à  peu  près,  à  ce  triste  su- 
jet ,  Vhiuej'.  C'est  que  l'hiver  est  pour  lui  le  signal 
des  fêtes  de  famille  ;  c'est  lui  qui  rallie  autour  du  foyer 
les  jeunes  et  les  vieillards.  Avec  lui  reparaissent  les  cau- 
series intimes  ,  les  longues  soirées  ,  les  conversations 
douces.  La  moitié  de  ce  poème  singulier  ,  la  Tache ,  est 
une  hymne  à  l'hiver.  Le  quatrième  chant  porte  pour 
titre  :  la  Soirée  (V Hwer  ;  le  cinquième,  une  Promenade 
du  Malin  en  hiver  ,•  et  le  sixième ,  une  Promenade  du 
Soir  en  hiver.  C'est  là  que  le  poète  a  répandu  à  pleines 
mains  les  beautés  les  plus  originales  ,  celles  qui  éma- 
naient de  son  cœur.  Il  faut  le  voir  peindre  l'arrivée  de  la 
poste  :  l'effet  de  curiosité,  de  crainte,  d'anxiété,  d'espé- 
rance, produit  par  la  présence  subite  du  facteur;  cet 
homme  impassible,  qui  tient  tant  de  destinées  dans  sa 
main . 


De  la  ghande-bretagnë.  271 

«  Écoutez!  la  voiture  roule  sur  le  pont  du  village; 
la  trompette  du  conducteur  vibre  dans  l'air.  Voici  venir 
le  porteur  de  nouvelles,  le  messager  d'un  monde  tu- 
multueux 5  il  vient,  les  cheveux  humides,  les  bottes  cou- 
vertes de  boue  ,  portant  dans  sa  besace  des  nouvelles 
de  tous  les  pays.  Que  lui  importe  le  précieux  fardeau 
dont  il  est  chargé?  Il  n'a  qu'un  souci,  c'est  de  le  faire 
parvenir  à  sa  destination  et  de  ne  pas  être  en  relard. 
Il  jette  étourdiment  son  paquet  de  lettres  sur  la  table 
de  l'auberge ,  et  s'en  va ,  le  cœur  gai  ,  le  nez  au  vent, 
sifflant  sa  chanson  accoutumée  :  il  marche  toujours  de- 
vant lui  sans  s'inquiéter  des  douleurs  ou  des  plaisirs  qu'il 
répand  sur  sa  route.  Il  a  dans  son  havresac  des  incendies, 
des  mariages  ,  des  naissances ,  des  morts ,  la  hausse  et  la 
baisse 5  tout  cela  lui  importe  peu  :  épitres  amoureuses, 
lettres  de  reproches,  sermons  paternels,  cris  de  désespoir 
ne  l'affectent  pas  plus  que  son  cheval  dont  le  trot  non- 
chalant frappe  l'écho  de  la  colline.  Il  apporte  aussi  le 
journal.  Oh  !  qui  peut  prévoir  ce  que  le  journal  va  me 
dire?  Nos  troupes  sont-elles  battues?  permettons-nous  à 
l'Inde,  notre  esclave,  de  porter  paisiblement  son  collier  de 
pierreries  et  ses  bracelets  d'or  ?  ou  continuons-nous  à  lop- 
primer.  Voyons ,  parcourons  ce  grand  débat  parlemen- 
taire ?  l'interruption  scandaleuse  ,  l'amendement  inat- 
tendu ,  la  réplique  foudrovante  ,  l'amer  sarcasme  ,  la 
péroraison  impétueuse  !  Orateurs  enfermés  dans  quatre 
colonnes  de  journal,  sortez  de  votre  prison  ,  parlez  de- 
vant nous,  luttez  ,  soyez  sublimes  et  ridicules  tour  à 
tour. 

»  Le  jour  finit,  ranimez  le  feu  qui  s'éteint,  que  les  vo- 
lets soient  hermétiquement  fermés ,  que  les  rideaux  tom- 
bent et  nous  protègent ,  approchez  le  sopha  de  la  flamme 
pétillante,  causons  doucement  pendant  qu'une  colonne  de 


272  POÉSIE  DOMESTIQUE 

vapeur  odorante  s'échappe  en  sifflant  du  vase  où  se  pré- 
pare un  breuvage  délicieux.  Voici  les  tasses  placées  de- 
vant nous  :  bientôt  une  douce  gaîlé,  qui  ne  ressemble  pas 
à  l'ivresse,  ranimera  cette  conversation  prête  à  s'assou- 
pir. Douce  soirée,  reviens,  nous  te  saluons,  lu  nous  ap- 
portes le  Lonheur  et  la  paix.  Sont-ils  plus  heureux,  ceux 
que  les  vapeurs  méphytiques  du  théâtre  environnent,  ou 
ceux  qui  vont  applaudir  l'héroïsme  verbeux  des  patriotes 
modernes  ? 

»  Un  journal ,  à  mes  yeux,  c'est  le  carte  du  monde  :  voici 
les  hauteurs  sourcilleuses  de  l'ambition  ^  plus  loin,  des  ca- 
taractes de  fausse  éloquence,  plus  loin  encore,  des  fleu- 
ves de  déclamation  inutile  ,  des  déserts  de  pensées  et 
des  océans  de  mots.  Vous  y  trouvez  aussi  une  foire  per- 
pétuelle, carrosses,  laquais,  bateaux  à  vapeur,  maisons, 
dents  artificielles  ,  fard  pour  la  beauté  qui  s'éteint,  re- 
mède pour  tous  les  maux  ,  rosée  divine,  sortie  de  la  fon- 
taine de  Jouvence  et  transformant  la  décrépitude  en  fraî- 
cheur :  folies ,  espoirs ,  caprices  5  un  journal  renferme 
tout.  » 

On  voit  avec  quelle  facilité  de  causerie  le  poète  passe 
d'un  sujet  à  l'autre.  Jetant  sur  l'avenir  des  peuples  des 
idées  lumineuses,  et  du  fond  de  sa  solitude  s'occupant  de 
tous  les  intérêts.  C'est  dix  années  avant  la  destruction  de  la 
Bastille  qui  tomba  sous  l'eftbrt  du  premier  mouvement  ré- 
volutionnaire ,  que  notre  poète  lui  lance  du  fond  de  sa  so- 
litude l'anathème  puissant  de  sa  parole  :  «  Honte  à  vous  qui 
êtes  hommes  et  qui  le  souffrez  !  Honte  à  toi ,  s'écrie -t-il, 
France,  que  cette  tache  flétrit  bien  plus  que  ne  pourraient 
le  faire  la  perte  de  les  vaisseaux,  la  destruction  de  tes  ar- 
mées! Honte  à  loi  qui  laisses  debout  cette  maison  de  ser- 
vape.  Bastille,  tourelles  affreuses,  sombres  donjons,  ta- 
nières où  l'on  ensevelit  le  désespoir  !  vous  que  les  monar- 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  273 

ques  n'ont  jamais  laissé  manquer  de  celte  harmonie  qui 
plait  à  leurs  oreilles ,  cris  d'anj^oisse ,  douloureux  gémis- 
semens  !  Entendre  dire  que  vos  créneaux  sont  enfin  dé- 
truits, ce  serait  une  nouvelle  qui  ferait  bondir  de  joie  tous 
les  cœurs  anglais,  et  la  liberté  de  nos  ennemis  mortels 
serait  pour  nous  un  sujet  de  transport.  Quiconque  sait  le 
prix  de  la  liberté  ne  resserre  pas  dans  une  sphère  étroite 
l'amour  ardent  qu'il  a  poiu'  elle  -,  cette  cause  est  celle  de 
l'homme.  » 

Telle  est  la  manière  de  Cowper.  Imaginez  ces  grandes 
pensées  exprimées  en  vers  simples ,  majestueux  ,  remplis 
de  nuances  délicates.  L'efTet  de  cette  poésie ,  toute  d'ins- 
piration domestique  et  intime  ,  renversa  la  théorie  du 
Parnasse  anglais.  A  peine  Cowper  avait-il  écrit,  un  autre 
poète  dont  le  génie  avait  quelque  chose  de  plus  complète- 
ment original  ,  mais  aussi  de  moins  vaste,  fil  sa  première 
apparition.  C'est  bien  lui  qui  est  le  poète  du  coin  du  feu. 
Cette  dénomination  n'est  pas  arbitraire:,  Georges  Crabbe 
ne  peut  pas  recevoir  un  autre  nom.  Sa  vie,  comme  <>clle 
de  Cowper,  fut  singulière  et  misérable  pendant  les  pre- 
mières années  de  cet  apprentissage  que  tous  les  hommes 
sont  forcés  de  subir  et  qui  leur  fait  payer  si  cher  l'expé- 
rience de  la  société  et  des  passions.  Il  n'est  pas  étonnant 
que  deux  misantropes,  après  avoir  vécu  long-tems  dans  la 
solitude  et  ne  s'être  approchés  des  grandes  villes  que 
comme  d'un  foyer  de  douleur,  aient  chanté  les  voluptés  do- 
mestiques. Mais  Cowper  console,  Crabbe  glace  le  cœur  et 
l'afflige.  Les  malheurs  de  l'un  ont  été  en  grande  partie 
imaginaires,  et  quand  son  ame  s'est  adoucie,  il  are- 
trouvé  dans  les  pensées,  religieuses  une  source  d'inspira- 
tions pleines  de  charme.  Crabbe  au  contraire  a  ressenti  les 
dures  et  âpres  souffrances  de  la  vie  réelle ,  la  faim  et 
la  soif,  la  pénurie  et  l'isolement.  Il  ne  l'a  jamais  oublié, 


274  POÉSIE  DOMESTIQUE 

et  quoique  sa  vieillesse  se  soit  écoulée  dans  le  bonheur 
et  le  repos,  jamais  il  n'a  pardonné  aux  hommes  la  manière 
dont  ils  avaient  traité  son  génie  inconnu. 

C'est  chose  affreuse,  en  effet,  que  cette  souffrance  ,  que 
le  sentiment  de  notre  force  et  celui  de  l'injustice  humaine. 
Toutes  les  poésies  de  Crabbe  en  portent  l'empreinte  5 
c'est  le  monde  vu  dans  ses  classes  inférieures,  dans  ses  in- 
finiment petits,  dans  ses  atrocités  ignobles,  dans  ses  in- 
famies triviales.  Ne  vous  attendez  pas  à  des  douleurs  de 
boudoir  ou  de  salon ,  de  palais  encore  moins  :  voici  les 
misères  de  l'atelier,  de  l'échoppe,  du  bouge,  de  l'étable 
et  de  l'écurie  :  on  est  moins  choqué  de  la  bassesse  des  su- 
jets et  de  la  manière  noire  de  l'auteur,  que  du  sang-froid 
avec  lequel  il  porte  son  jugement  inexorable.  Il  rédige  en 
épigrammes  ses  observations  sur  la  vie  commune  5  il 
prend  note  de  tout  ce  qui  le  frappe ,  dans  la  rue  et  sur  la 
grande  route,  à  l'hôpital  et  aux  bagnes;  'il  copie  sur  la 
place  un  mendiant  qui  le  trompe ,  un  bourgeois  de  cam- 
pagne monté  sur  son  bidet ,  une  vieille  femme  qui  fait  le 
métier  de  bohémienne,  de  voleuse  et  de  dévote.  Il  ne 
prend  pas  la  peine  d'idéaliser  ses  personnages  comme  l'a 
fait  Gowper  dans  son  joli  fragment  intitulé  :  la  Men- 
diante des  Bruyères.  Il  les  pose  devant  vous  tels  qu'il 
les  a  trouvés,  tout  bruts,  tout  naïfs,  tout  horribles 5  il 
se  donne  sevdementla  peine  de  semer  d'ironie  la  narration 
dans  laquelle  il  les  encadre. 

Une  partie  de  la  destinée  du  poète  a  été  soumise  à  une 
jeune  personne  fort  distinguée  ,  nommée  missElmy,  sim- 
ple beauté  de  village  qui,  certes,  valait  mieux  que  plus 
d'une  beauté  des  grandes  villes.  Avant  qu'il  eût  connu 
miss  Elmy,  Crabbe  n'était  rien  5  lorsqu'il  la  perdit,  son 
caractère  et  son  talent  s'appauvrirent.  Pendant  sa  liai- 
son et  son  mariage  avec  elle,  on  ne  peut  trop  admirer 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  275 

le  courag;e ,  la  patience  ,   la  force  d'ame  et  l'originalité 
de  génie  qu'il  déploya  en  de  difficiles  circonstances.  On 
avait  voulu  faire  de  lui  un   apothicaire,    puis  un  chi- 
rurgien :  il  partit  pour  Londres  avec  sa  trousse  et  un  pe- 
tit paquet  de  linge.  Miss  Elmy,  celle  qui  avait  si  courageu- 
sement associé  sa  destinée  à  la  destinée  obscure  du  pauvre 
aventurier,  lui  avait  donné  une  lettre  de  recommandation 
pour  un  marchand  mercier  de  Cheapside  :  c'était  le  seul 
appui  de  Crabbe ,  et  notre  pauvre  jeune  homme  s'estima 
trop  heureux  d'aller  partager  tous  les  dimanches  le  gigot 
de  mouton  dont  la  famille  frugale  faisait  la  dépense,  après 
une  semaine  entière  de  diète  végétale.  Un  jour,  à  ce  repas 
du  dimanche ,  le  maître  de  la  maison  lut  un   article  de 
journal  dans  lequel  était  rapportée  la  nouvelle  du  sui- 
cide de  Chatterton  :   ce  jeune  homme  qu'un   féroce  or- 
gueil avait  poussé  vers  la  mort.   Quelle  leçon  pour  un 
aventurier  littéraire  !  Mais  Crabbe  avait  plus  de  courage 
et  surtout  plus  de  moralité   que  Chatterton.   Il  ne  s'ef- 
fraya pas.  Quinze  mois  entiers  de  détresse,  d'amertume , 
d'humiliation  ne  purent  lasser  son  courage  ;  il  se  montra 
homme  et  triompha.  Mais  avant  d'arriver  à  ce  dénoue- 
ment ,  que  de  peines  !  Les  libraires  refusaient  avec  obs- 
tination ses  ouvrages  5  on  ne  répondait  pas  à  ses  lettres. 
Il  avait  vendu  son  linge  pour  avoir  du  pain  ;  il  ne  lui  res- 
tait qu'un  pauvre  habit  déchiré  que,  d  après  toutes  les 
vraisemblan;  es,  il  était  obligé  de  placer  sur  la  peau  nue, 
sans  l'intermédiaire  d'une  chemise.   Le  préteur  surga."-es 
possédait  sa  montre.  Son  propriétaire  lui  avait  accordé  , 
comme    faveur  spéciale  ,   une  semaine  de  répit  ,   après 
laquelle  il  devait  s'attendre  à  la  prison.  Devant  lui,  mar- 
chait une  procession  lugubre  d'ombres  poétiques  que  la 
faim,  l'horrible  faim  avait  conduites  au  tombeau  :   Bud- 
gell ,  Savage  ,  Chatterton ,  Otway.  Il  n'avait  pas  un  seul 


270  POÉSIE  DOMESTIQUE 

schelling  dans  sa  poche  ;  héros  obscur  comme  tant  d'au- 
tres ,  il  me  semble  vraiment  admirable  dans  sa  {jaîté  , 
lors(|ue  contemplant  son  pauvre  et  unique  habit  tout  dé- 
chiré et  n'ayant  pas  même  de  soie  pour  le  raccommoder, 
il  écrit  à  sa  maîtresse  :  «  Sally,  mon  cœur  et  mon  habit  ont 
bien  besoin  de  vous.  » 

Dans  cette  situation,  il  se  souvint  que  Burke  existait  : 
Burke,  le  grand  homme  de  son  tems,  et  quoi  qu'on  en  ait 
dit,  leDémosthènesde  l'Angleterre.  Il  lui  adressa  une  lettre 
suppliante  et  modeste,  simple  et  convenable,  dont  le  cœur 
de  Burke  fut  touché.  Burke  lui-même  ,  clans  sa  jeunesse  , 
avait  éprouvé  la  douleur  de  l'isolement.  Il  devina  le 
génie  et  sympathisa  avec  la  situation  du  jeune  poète,  l'ap- 
pela près  de  lui,  corrigea  ses  ouvrages  ,  le  présenta  à  ses 
amis,  essuya  ses  larmes  d'orgueil  et  de  désespoir,  filles  de 
la  pauvreté,  de  l'obscurité  et  de  l'humiliation  ,  lui  tendit 
la  main  et  ne  le  quitta  qu'après  avoir  assuré  sa  fortune  et 
son  repos.  Voilà  ce  que  fit  Burke,  au  milieu  de  l'orage  politi- 
que, aumilieudelafièvre  et  de  la  fureur  des  partis.  Lorsque 
son  ambition  irritée  absorbait  toute  la  force  de  son  intel- 
ligence, occupaitses  jours  et  ses  nuits,  il  eut  assez  de  loisir 
et  assez  de  cœur  pour  oublier  les  plus  grands  intérêts  et  pen- 
ser sérieusement  à  son  jeune  protégé.  Devenu  chapelain 
du  duc  de  Rutland,  il  eut  encore  dans  cette  situation  bien 
des  journées  amères  ,  bien  des  souffrances  d'amour-pro- 
pre à  dévorer.  Attaché  aux  principes  de  Burke,  il  ne  vou. 
lut  pas  se  plier  aux  opinions  torys  qui  régnaient  dans  le 
château  de  Belvoir.  Quelquefois  à  table,  pendant  que  les 
autres  convives  portaient  des  toasts  à  leur  parti ,  Crabbe 
se  trouvait  forcé  de  boire  une  rasade  (Veau  salée.  Bientôt^ 
cependant,  à  ces  tristes  débuts  succéda  une  époque  de  re- 
pos et  d'indépendance.  Il  épousa  celle  qu'il  aimait,  pu- 
blia des  vers  que  toute  l'Angleterre  admira  ,  devint  l'ami 


ET  DES  CAUSES  QUI  LES  PRODUISENT.         293 

et  de  prospérité.  Le  besoin  de  vaisseaux  neufs  est  en 
grande  partie  factice,  et  résulte  des  vices  mêmes  du  sys- 
tème de  classification.  Jusqu'ici,  l'objet  qu'on  s'est  proposé 
en  construisant  un  navire  n'a  pas  été  de  le  faire  réelle- 
ment bon  et  durable  et  de  le  tenir  en  état  de  réparation  , 
mais  de  construire  un  vaisseau  de  pacotille  qui  puisse  du- 
rer une  dizaine  d'années.  La  raison  de  ce  calcul  est  toute 
simple.  La  classification  actuelle  doit  faire  inévitablement 
descendre  dans  la  seconde  classe  tout  navire  porté  dans 
la  première  et  qui  est  arrivé  à  l'âge  de  dix  ans ,  quel  que 
soit  l'état  de  conservation  dans  lequel  il  se  trouve.  Or, 
telle  est  l  idée  que  l'on  a  dans  le  commerce  de  la  su- 
périorité des  vaisseaux  inscrits  dans  la  première  classe, 
que  ,  dans  la  plupart  des  spéculations ,  les  négocians  ne 
voudraient  pour  rien  au  monde  employer  un  navire  qui 
serait  passé  dans  la  seconde  classe,  à  moins  que  le  prix 
du  fret  ne  fut  extrêmement  réduit.  Aussi  le  proprié- 
taire ,  plutôt  que  de  faire  radouber  son  navire  de  dix 
ans  ,  se  décide  à  le  vendre  à  quelque  prix  que  ce  soit ,  et 
à  en  faire  construire  un  neuf.  Mais  celui  qui  a  acheté  un 
vaisseau  descendu  dans  la  seconde  classe  veut  aussi  en 
tirer  parti,  et  accepte  en  conséquence  tous  les  rabais  pos- 
sibles. Voilà  donc  deux  mauvais  vaisseaux  à  flot  au  lieu 
d'un  bon  qui  aurait  été  suffisant.  Il  s'est  établi  de  cette 
manière  une  concurrence  inouïe  qui  a  eu,  sans  exagé- 
ration ,  cinquante  fois  plus  d'influence  sur  la  diminu- 
tion du  fret  que  tous  les  traités  de  réciprocité  et  toute 
la  concurrence  étrangère  contre  lesquels  tant  de  cla- 
meurs se  sont  élevées. 

On  devait  espérer  qu'à  la  suite  du  rapport  de  1826, 
dans  lequel  tous  les  vices  du  système  étaient  exposés  ,  il 
serait  pris  des  mesures  propres  à  en  prévenir  les  consé- 
quences funestes.  Personne  n'y  a  songé.  Le  rapport  a  bien 
sin.  iq 


294  DE  LA  FRÉQUENCE  DES  NAUFRAGES 

tôt  été  oublié ,  le  gouvernement  s'est  tenu  tranquille , 
tant  les  vieilles  habitudes  trouvent  partout  des  protec- 
teurs ardens,  des  défenseurs  zélés  !  et  le  système  a  continué 
sa  marche  accoutumée,  engloutissant  chaque  année  nos 
vaisseaux  par  centaines  et  nos  marins  par  milliers.  Ce- 
pendant ,  l'énormité  du  mal  a  récemment  déterminé  les 
commerçans,  les  compagnies  d'assurance  et  les  proprié- 
taires de  vaisseaux  à  s'entendre  pour  classer  les  navires, 
non  suivant  leur  âge,  mais  d'après  la  qualité  de  leur  con- 
struction. Le  projet  qui  a  été  arrêté  nous  paraît  très-judi- 
cieux, et  s'il  était  exécuté  ,  il  en  résulterait  de  grands 
avantages  pour  les  marins ,  les  armateurs  et  les  construc- 
teurs consciencieux.  Mais  nous  sommes  convaincus,  tant 
par  la  nature  même  de  l'objet  que  par  les  raisonnemens  de 
plusieurs  armateurs,  qu'il  n'est  pas  possible  de  former  et 
ensuite  de  maintenir  un  bon  système  de  classification 
sans  la  sanction  et  la  coopération  du  gouvernement. 

Pour  qu'un  système  semblable  puisse  exister,  il  est  in- 
dispensable que  les  vaisseaux  soient  inspectés  par  des 
hommes  du  métier  ,  d'une  capacité  reconnue  et  jouissant 
de  la  considéralion  publique.  Il  faut  de  plus  qu'aucun 
constructeur  ,  aucun  propriétaire  de  navire  ne  puisse  se 
refuser  ou  se  soustraire  à  leur  inspection  à  aucune  épo- 
que ni  dans  aucune  circonstance  où  la  nécessité  ou  l'op- 
portunité les  engagera  à  la  faire.  Cette  dernière  condi- 
tion ne  sera  jamais  bien  remplie,  à  moins  que  la  législature 
n'intervienne,  et  ne  rende  ces  visites  obligatoires.  D'après 
nos  lois,  aucun  vaisseau  ne  peut  jouir  des  privilèges  du 
pavillon  anglais,  s'il  n'a  pas  dans  son  équipage  un  nombre 
déterminé  de  matelots  appartenant  au  Royaume-Uni.  Une 
pareille  condition  oblige  nécessairement  le  gouverne- 
ment à  intervenir  pour  s'assurer  que  les  vaisseaux  sur 
lesquels  on  embarque  les  sujets  de  l'état ,  peuvent,  sans 


ET  DES  CAUSES  QUI  LES  PRODUISENT.  295 

danger  pour  Tëquipage  ,  entreprendre  les  voyages  aux- 
quels on  les  desline.  C'est  ici  un  droit  que  personne  ne 
pourra  raisonnablement  lui  contester. 

L'établissement  d'inspecteurs  chargés  de  constater  l'é- 
tat des  vaisseaux  de  la  marine  marchande  nécessiterait 
une  dépense  que  nous  évaluons  de  18  à  20,000  liv.  st. 
qui  pourrait  être  couverte  par  le  produit  d'une  légère 
taxe  établie  proportionnellement  sur  les  bàtimens  et  qui 
serait  perçue  lors  de  leur  construction  et  à  l'époque  des 
visites  périodiques  qu'on  en  ferait.  Mais  ce  n'est  pas  là 
seulement  que  devrait  se  borner  l'intervention  du  gou- 
vernement. La  classification  vicieuse  des  navires  est 
sans  doute  une  cause  très-active  de  naufrages,  mais  elle 
n'est  pas  l'unique.  L'ignorance  et  l'incapacité  des  capi- 
taines et  des  officiers  sont  une  autre  source  d'accidens 
qui  n'est  guère  moins  féconde.  Les  officiers  de  notre  ma- 
rine militaire  sont  assujétis  à  une  discipline  et  à  des  exa- 
mens sur  les  diverses  partiesde  leur  profession.  Ilenétaitde 
même  de  la  raaiine  de  la  Compagnie  des  Indes;  ses  vaisseaux 
étaient  parfaitement  commandés,  et  elle  avait  tant  de  con- 
fiance dans  leur  bonne  construction  et  dans  l'habileté  de 
ses  officiers,  qu'elle  n'a  jamais  jugé  nécessaire  de  payer 
aucune  prime  d'assurance.  Il  n'en  est  pas  ainsi  dans  U 
marine  marchande  anglaise;  les  capitaines  et  les  officiers 
ne  sont  soumis  ni  à  une  instruction  spéciale,  ni  à  des 
examens  réguliers  ;  tout  dépend  à  cet  égard  du  choix  et 
de  la  volonté  individuelle  des  intéressés,  déterminés  le 
plus  souvent  par  des  circonstances  fortuites,  ou  ce  qui  re- 
vient à  peu  près  au  même,  par  l'intelligence,  l'instruc- 
tion ,  la  générosité  plus  ou  moins  grande  de  l'armateur. 
H  est  facile  de  concevoir  que  des  capitaines  ainsi  choisis 
doivent  être  souvent  très-peu  propres  à  remplir  convena- 


296  DE  LA  FRÉQUENCE  DES  NAUFRAGES 

blemenl  les  fonctions  dont  ils  sont  chargés.  Peut-être  est- 
ce  exagérer  que  d'attribuer  à  cette  cause  la  moitié  des 
accidens  de  mer  qui  arrivent.  Mais  n'y  en  eût-il  que  le 
tiers ,  par  exemple  ,  266  sur  les  800  navires  naufragés 
en  1833  ,  ne  serait-ce  pas  assez  pour  justifier  toutes  les 
mesures  que  le  gouvernement  croirait  devoir  prendre  afin 
de  prévenir  de  semblables  malheurs  ? 

L'intervention  du  gouvernement  en  pareille  matière 
est  non  seulement  aussi  juste  que  nécessaire ,  mais  elle  a 
en  sa  faveur  les  meilleures  autorités.  La  célèbre  ordon- 
nance de  1681,  rendue  par  Louis  XIV,  regardée  par  lord 
Mansfield ,    lord   Tenderden   et  par  beaucoup  d'autres  , 
comme  le  code  maritime  le  plus  complet  et  le  plus  parfait 
qui  ait  jamais  été  publié,  exige,  pour  être  reçu  capitaine, 
maître  ou  patron  de  navire,  cinq  ans  de  navigation  et  un 
examen  préalable  et  public  sur  la  navigation ,  par  deux 
anciens  maîtres  et  en  présence  d'un  professeur  d'hydro- 
graphie et  des  officiers  de  l'amirauté.  Sans  doute  ce  n'est 
pas  seulement  avec  des  connaissances  théoriques  qu'on 
fait  de  bons  marins  5  c'est  l'expérience  ,  la  pratique  qui 
forment  surtout  les  hommes  de  mer,  et  les  Américains  , 
qui  sont  aujourd'hui  les  plus  hardis  navigateurs,  sont 
peut-être  les  plus  ignorans.  Cela  est  vrai:  mais  la  science 
alliée  à  la  pratique  ne  peut  qu'être  très-utile  5  et  de  telles 
objections  ne  sauraient  empêcher  le  gouvernement  de 
soumettre  les  marins  qui  prétendent  au  titre  de  capitaine 
à  des  examens  de  capacité  très-rigoureux.  Certes  on  peut 
s'étonner  que  de  semblables  réglemens  ne  soient  pas  en 
vigueur  en  Angleterre.  L'autorité  d'un  capitaine  de  na- 
vire est  si  grande  ;  le  navire,  les  marchandises  ,  et  plus 
que  tout ,  l'existence  des  hommes  qui  lui  sont  confiés , 
sont  d'une  telle  importance,  que  c'est  un  devoir  impé- 


ET  DES  CAUSES  Qll  LES  PHODUISEXT.         2-97 

rieux  pour  l'autorité  publique  de  veiller  à  ce  que  celui 
entre  les  mains  de  qui  on  remet  tant  d'intérêts  ne  soil  ni 
un  ignorant  ni  un  incapable  (1). 

(1)  Note  du  Trad.  La  Revue  d'Edinhourg  assigne  trois  causes  prin* 
pales  aux  uomhicux  sinistres  qui  frappent  annuellement  la  marine 
marchande  du  Koyaume-Lni  :    1"  le   mode  vicieux   adopté  pour  le 
classement  des  navires  sur  les  registres  du  Lloyd;  2°  l'absence  détente 
inspection  de  la  part  des  agens  de  l'amirauté  ;  3°  enfin,  le  peu  d'in- 
struction théorique  des  capitaines  au  long  cours.    Ces  causes  nexis- 
tent  pas  en  France  ,  et  à  cet  égard  nous  avons  une  incontestable  su- 
périorité sur  nos  voisins.  Depuis  l'ordonnance  de  1681 ,  tout  navire 
en  charge  dans  un  port  de  France  est  soumis  à  la  visite  scrupuleuse 
de  capitaines-experts  préposes  à  cet  effet   pai*  l'administration   des 
classes  ;  il  peut  bien  arriver  quelquefois  que  cet  examen  soit  fait  avec 
négligence  ,  peut-être  avec  partialité  ,  mais  eu  somme  on  peut  affir- 
mer que  les  capitaines-experts  n'ont  jamais  délivré  un  certificat  de 
•visite  favorable  à  un  navire  notoirement  innavigable.   Notre  législa- 
tion nest  pas  moins  sévère  à  l'égard  des  capitaines  au  long  cours  et 
des  maîtres  de  cabotage.  Nulle  part  les  examens  ne  sont  plus  rigou- 
reux qu'en  France  ,  et  les  conditions  de  tems  de  navigation  et  d'âge 
exigées  des  candidats,  mieux  raisonnées,  sans  contredit  :  c'est  à  ces 
sages  précautions  que  l'on  doit  attribuer  Ténorme  disproportibn  qui 
existe  entre  les  pertes  respectivement  essuyées  par  les  niarines  mar- 
chandes anglaise  et  française.    Les  capitaines  français   sont   moins 
aventureux  que  les  capitaines  anglais  ;  jleur  instniction   théorique 
tempèi'e  chez  eux  les  élans  d  intrépidité  qu'ils  possèdent  peut-être  au 
même  degré  que  leurs  rivaux.  Dans  une  circonstance  donnée  ,  l'An- 
glais bravera  tout  pour  abréger  d'une  nuit  son  entrée  dans  le  port  ; 
le  Français  ,  plus  prudent  et  plus  éclaii'é,  la  remettra  au  lendemain  , 
et  prendi'a  sans  hésiter  la  bordée  de  large.  Les  économistes  reprochent 
sans  cesse  à  notre  marine  la  cherté  de  son  fret  et  la  stimulent  à  lutter 
avec  les  marines  rivales  pour  les  conditions  d'affrètement.  La  réponse 
se  trouve  dans  l'article  que  nous  venons  de  reproduire.  En  effet,  si 
nos  armateurs  sont  astreints  à  construire  des  navires  solides ,  à  faire 
choix  dun  capitaine  instruit,  d'un  équipage  proportionné  au  ton- 
nage du  navii'e ,  et  même  éventuellement  à  embarquer  un  officier  de 
santé  ,  et  si  par  suite  de  ces  charges  onéreuses  il  ne  leur  est  pas  per- 


298  DE  LA  FRÉQUENCE  DES  NAUFRAGES 

La  manière  dont  se  fait  dans  ce  pays  le  jaugeage  des 
bâtimens  a  aussi  une  influence  fâcheuse  sur  leur  cons- 

mis  de  fréter  leurs  navires  au  mêmeprbt  que  les  armateurs  étrangers, 
en  revanche  leurs  expéditions  ont  une  issue  plus  favorable,  tant  pour 
eux  que  pour  les  affréteurs  ;  aussi  les  sinistres  de  notie  marine  sont- 
ils  moins  nombreux  que  ceux  qui  atteignent  les  marines  anglaise  et 
américaine.  C'est  là  ,  ce  nous  semble ,  une  compensation  qui  n'est 
point  à  dédaigner,  et  une  considération  cju'on  ne  doit  pas  perdre  de 
vue  lorsque  l'on  établit  un  parallèle  entre  notre  marine  et  les  marines 
étrangères.  Quant  au  classement  des  navires  sur  des  registres  à  l'usage 
des  négocians  et  surtout  des  assureurs ,  ce  n'est  que  depuis  un  petit 
nombre  d'années  que  le  commerce  maritime  français  a  été  doté  de 
ce  moyen  de  renseignement.  Il  existe  depuis  1829  un  Anjxuaire  des 
navii-es ,  tant  français  qu'étrangers  ,  rangés  par  ordre  alphabéticpie 
et  classés  d'après  une  méthode  entièrement  conforme  à  celle  cpie  la 
Bévue  d'Edînbourgiiro^ose.  Les  navii'es  y  sont  classés  ,  non  pas  seule- 
ment d'après  leur  âge,  mais  bien  selon  lem"  degré  de  solidité  re- 
connu pai"  des  capitaines-experts  ,  indépendans  tout  à  la  fois  de  lad- 
ministration  et  des  armateurs .  en  sorte  que  leur  expertise  peut  être 
considérée  comme  très-impartiale.  Cet  annuaire  est  publié  à  Paris  , 
chaque  année,  par  un  bureau  de  renseignemens  maritimes  ,  connu 
sous  le  nom  de  Bureau  veritas.  Il  a  été  grossièrement  imité  en  An- 
gleterre pour  1835  seulement.  Au  moyeu  de  la  sécurité  qu'offre  aux 
assureurs  français,  d'ime  part,  la  surveUlauce  constante  de  l'adminis- 
tration ;  d  autre  part ,  les  renseignemens  qu'ils  puisent  dans  le  re- 
gistre veritas,  il  leur  a  été  possible  d'abaisser  successivement  le  taux 
de  la  piime  d'assurance.  Ce  taux  est  aujourd'hui  descendu  à  1  1/2 
p.  °Jo  en  moyenne.  Or  ,  ce  cliiffre  qui ,  en  définitive  ,  laisse  en- 
coi'e  un  certain  bénéfice  aux  compagnies  ,  nous  suffit  pour  établu"  la 
comparaison  des  pertes  souffertes  par  notre  marine  avec  celles  que  de 
leur  propre  aveu  supportent  les  Anglais.  D'après  le  relevé  de  luRevug 
d'Èdinbourg,  on  peut  évaluer  à  2  pour  cent  les  pertes  totales  des  na- 
vires en  Angleterre  ,  tandis  qu'en  décomposant  la  prime  des  assu- 
reurs français  en  deux  parties  :  la  première  se  composant  des  perles 
sèches  ou  totales  des  navires  ,  et  la  seconde ,  des  avaries  particu- 
lières ou  communes,  on  arrive  à  peine  à  la  proportion  de  3/4  p.  °/o 
pour  les  pertes  totales  ;  car  les  avaries  ou  pertes  paitiellcs  ne  laissent 


ET  DES  CAUSES  QUI  LES  PRODUISENT.         299 

truction.  Les  droits  de  port,  de  phare,  de  dock ^  etc. , 
sont  généralement  proportionnés  au  tonnage  porté  sur  les 
registres,  de  sorte  qu'il  est  très-important  pour  les  arma- 
teurs que  ce  tonnage  soit  établi  le  plus  bas  possible.  Si 
le  jaugeage  se  faisait  d'après  des  règles  mathématiques, 
il  serait  impossible  de  tromper  à  cet  égard  -,  mais  l'usage 
de  déterminer  la  capacité  des  vaisseaux  d'après  leur  lon- 
gueur et  leur  largeur  sans  avoir  égard  à  la  profondeur  et 
à  la  courbure  des  côtés  a  depuis  long-tems  prévalu.  Pen- 
dant la  guerre ,  lorsque  les  droits  de  dock  étaient  très-éle- 
vés  ,  le  mode  vicieux  de  notre  jaugeage  engagea  ceux  qui 
faisaient  construire  des  bdtimens  à  leur  donner  une  pro- 
fondeur de  cale  ridicule,  à  force  d'être  disproportionnée 

pas  que  de  formel'  une  somme  d'uue  certaine  importance  ;  1/2  p.  °Jo , 
par  exemple  ;  le  quart  restant  sm-  la  prime  de  1  1/2  représente  le  béné- 
fice net  des  assureurs.  L  avantage  dans  ce  parallèle  serait  donc  pour 
notre  marine  dans  la  proportion  de  75  à  200,  avantage  que  nous  ne 
reti'ouverions  pas  si  nous  rapprochions  le  prix  du  fret  dans  les  deux 
pays  ;  car  tandis  que  les  Américains  n'emploient  que  quatre  hommes 
et  demi  pour  naviguer  cent  tonneaux  ,  et  les  Anglais  neuf,  les  Fran- 
çais en  mettent  treize  et  demi. 

Depuis  quelques  années  ,  les  compagnies  d'assurances  maritimes 
ont  pris  un  grand  développement  en  France  ,  ^ct  principalement  à 
Paris,  où  elles  sont  dirigées  par  des  hommes  habiles  et  très-expéri- 
mentés. Autrefois  on  était  obligé  de  s'adresser  en  Hollande  ou  en 
AngleteiTe  pour  faire  assurer  les  chargemens  dont  la  valeur  était 
considérable  ;  aujourd  hiii  voici  quelle  est  la  somme  qu  un  négociant 
français  peut  faire  assurer  ,  sur  un  seul  navire ,  sajis  avoir  besoin  de 
recourir  aux  compagnies  étrangères  : 


Francs. 

A  Paris 500,000 

Au  Havre ,  , .      200,000 

A  Rouen 100,000 

A  Bordeaux 150,000 

A  Marseille 200,000 


Francs. 

A  Nantes 200,000 

A  Dunkcrque,  Caen  et 
autres  ports  inférieurs     150,000 


Total 1,500,000 


300  DE  LA  PHÉQUENCE  DES  NAIFIIAGES 

avec  leurs  autres  dimensions.  Celle  exagération,  en  don- 
nant aux  vaisseaux  un  tirant  d'eau  plus  considérable,  les 
exposait  à  plus  de  sinistres  5  aussi  en  est-il  résulté  de  très- 
graves  et  très-nombreux  accidens.  Un  bill  passé  dans  l'une 
des  dernières  sessions  a  prescrit  des  mesures  qui  peut-être 
ne  remédieront  pas  complètement  au  mal  que  nous  signa- 
lons ,  mais  elles  tendront  du  moins  à  le  diminuer  beau- 
coup. 

Lorsqu'on  s'occupera  sérieusement  d'un  nouveau  sys- 
tème de  classification  ,  il  sera  nécessaire  d'établir  les  con- 
ditions et  les  principes  à  suivre  dans  la  construction  des 
navires  qui  aspireront  à  figurer  dans  la  première  classe. 
Le  nombre  de  bàtimens  perdus  corps  et  biens,  unique- 
ment parce  qu'ils  étaient  mal  construits,  est  trop  considé- 
rable pour  que  l'administration  néglige  plus  long-tems 
de  surveiller  ces  constructions.  Ici,  nous  sommes  ame- 
nés à  reproduire  une  réclamation  faite  bien  souvent 
par  d'autres  et  par  nous-mêmes,  contre  la  manière  dont 
sont  établis  les  droits  sur  les  bois  de  construction.  S'il  est 
un  article  qu'une  nation  maritime  doive  s'efforcer  de  se 
procurer  de  la  meilleure  qualité  et  au  plus  bas  prix  pos- 
sible ,  c'est  assurément  le  bois  qui  sert  à  construire  ses 
vaisseaux.  En  Angleterre,  au  contraire,  il  semblerait 
que  nous  ayons  à  cœur  de  n'admettre  dans  la  construc- 
tion de  nos  navires  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  détesta- 
ble, de  plus  propre  à  inoculer  dans  notre  marine  cette 
maladie  de  pourriture  sècbe  dont  il  serait  pourtant  si  im- 
portant de  la  garantir.  En  effet ,  en  prélevant  sur  le  meil- 
leur bois  un  droit  de  55  schellings  par  cbarge,  tandis  que 
nous  n'en  percevons  que  10  sur  les  bois  de  la  plus  mau- 
vaise qualité ,  nous  donnons  à  l'importation  de  ceux-ci 
l'encouragement  qu'ils  ne  méritent  pas,  et  nous  forçons 
en  quelque  sorte  les  entrepreneurs  de  constructions  à  em- 


KT  DES  CAUSES  QUI  LKS  PRODUISENT.         30l 

ployor  co  <|ii'll  v  ;i  de  j)liis  mauvais,  eulraiiK's  (|u'ils  sont 
par  l'avanlage  momentané  que  leur  offre  le  bas  prix  des 
matériaux  qui ,  plus  tard  ,  occasioneront  peut-être  la 
perte  des  bàtimens  et  la  ruine  de  leurs  propriétaires. 
Nous  ne  nous  étendrons  pas  davantage  sur  ce  sujet  ^  nous 
savons  que  la  politique  du  gouvernement  à  cet  égard  a 
de  nombreux  approbateurs ,  et  nous  avons  tout  lieu  de 
craindre  qu'il  ne  sera  pas  prêt  à  en  changer.  Nous  nous 
bornerons  seulement  à  faire  des  vœux  pour  que  l'usage  de 
construire  les  vaisseaux  en  garantie  prévaille.  Si  ce  mode 
était  généralement  suivi,  notre  marine  marchande  s'amé- 
liorerait sensiblement,  et  nous  finirions  peut-être  bien- 
tôt par  fournir  des  vaisseaux  à  toutes  les  nations  de  la 
terre  comme  nous  les  approvisionnons  aujourd'hui  de  la 
plus  grande  partie  des  objets  manufacturés  qu'elles  con- 
somment. 

(  Edinburgh  Review  ). 


mo^^'^^' 


MISSION  DU  CAPITAINE  BURNES 


DANS     L    ASIE    CENTRALE. 


Depuis  long-tems  le  gouvernement  de  l'Inde  anglaise 
jette  un  œil  de  convoitise  sur  les  belles  provinces  arrosées 
par  rindus ,  et  soumises  à  la  domination  du  maharajah 
Runjet-Sing.  Fidèle  à  ses  principes  de  politique,  la  Com- 
pagnie a  déjà  ouvert  des  relations  d'amitié  et  de  bon  voi- 
sinage avec  le  prince  qu'elle  brûle  de  déposséder,  et  ne 
néglige  aucune  occasion  de  faire  étudier  les  routes  du  pays 
dont  elle  médite  la  conquête.  Entre  toutes  ces  routes  ,  la 
plus  courte  et  la  plus  facile,  c'est  l'Indus,  ce  beau  fleuve 
dont  le  coursa  plus  de  1,000  milles  d'étendue-,  mais  de 
grands  obstacles  se  sont  toujours  opposés  à  son  explora- 
tion. D'ailleurs  le  gouvernement  du  Sindy  a  deviné  les 
vues  ambitieuses  de  la  Compagnie  ,  et  surveille  toutes  ses 
démarcbes  avec  une  jalousie  inquiète.  Cependant,  en 
1830  ,  le  gouverneur  de  Bombay,  Sir  Jolin  Malcolm,  ré- 
solut de  faire  explorer  l'Indus  d'une  manière  exacte:  de- 
puis son  embouchure  dans  l'Océan ,  jusqu'à  Labore ,  ca- 
pitale des  états  de  Runjet-Sing.  Cette  expédition  devait 
avoir  pour  but  apparent  de  remettre  au  prince  indien  un 
présent  qui  lui  était  envoyé  par  le  roi  d'Angleterre,  et 
qui  consistait  en  quatre  chevaux  gris  pommelé  de  la  plus 
haute  taille.  Le  gouverneur  choisit  pour  cette  mission 


MISSION  DU  CAPITAINE  BURNES  DANS  l'aSIE  CENTRALE.       303 

M.  Burnes,  capitaine  au  service  de  la  Compagnie,  déjà 
connu  par  plusieurs  voyages  d'exploration  sur  nos  fron- 
tières et  principalement  dans  le  pays  des  Rajputes.  C'est 
donc  au  journal  de  cet  officier  que  nous  allons  emprunter 
la  relation  qu'on  va  lire. 

Dès  que  mes  lettres  de  créance  me  furent  expédiées  , 
je  m'occupai  des  préparatifs  du  départ  qui  furent  terminés 
en  quelques  jours.  L'expédition  se  composait  d'un  ofHcier 
du  22%  d'un  médecin,  d'un  intendant  et  d'un  nombre 
assez  considérable  de  domestiques.  Un  vaisseau  de  la 
Compagnie  nous  transporta  à  Mandavi ,  dans  le  golfe  de 
Cutch  ;  là ,  nous  primes  un  de  ces  bateaux  plats  employés 
dans  le  pavs  ,  et  au  bout  de  trois  jours  nous  entrâmes  dans 
le  Kori,  qui  formait  autrefois  la  branche  la  plus  septen- 
trionale de  rindus,  mais  qui  aujourd'hui  n'est  plus  qu'un 
bras  de  mer.  La  cote  de  Sindy  est  tellement  basse,  qu'on 
l'aperçoit  à  peine  à  une  lieue  en  mer  5  nous  la  suivîmes 
assez  long-tems,  visitant  l'une  après  l'autre  les  bouches 
de  rindus  qui  sont  au  nombre  de  onze.  Le  mélange  des 
eaux  du  fleuve  avec  celles  de  l'Océan  était  fort  peu  sensi- 
ble 5  il  ne  s'annonçait  que  par  un  ressac  très-faible  5  mais 
on  nous  dit  que  dans  les  mois  de  juillet  et  d'août,  après 
l'inondation ,  les  eaux  de  l'Indus  changent  la  couleur  de 
la  mer  à  trois  lieues  de  distance  de  la  côte. 

Jusqu'à  ce  moment,  nous  avions  réussi  à  tromper  la 
vigilance  des  habitans,  mais  elle  ne  tarda  pas  à  s'éveiller. 
Nous  nous  vîmes  bientôt  environnés  d'un  grand  nombre 
de  bateaux  armés  qui  s'opposèrent  de  vive  force  à  notre 
passage,  et  nous  contraignirent  à  retourner  à  Cutch.  Là, 
s'ouvrirent  entre  les  autorités  de  Daraji  et  nous  d'inter- 
minables négociations,  qui  nous  retinrent  plus  d'un  mois 
sur  les  côtes  inhospitalières  de  Sindy.  Heureusement  ce 
tems  ne  fut  pas  perdu  pour  moi.  Je  l'employai  à  dresser 


304  MISSION  DU  CAPITAINE   BURNES 

une  carte  du  Delta,  et  à  visiter  la  ville  de  Tatla  ,  autre- 
fois très-importante,  si  l'on  en  juge  par  ses  ruines  :  on  n'y 
voit  aujourd'hui  qu'un  petit  nombre  de  misérables  ca- 
banes. Tatta  renferme  une  communauté  de  prêtres,  dont 
la  prospérité  n'a  point  déchu  malgré  la  détresse'  actuelle 
de  cette  ville.  Ces  pieux  cénobites,  dont  la  retraite  se 
trouve  sur  la  roule  qui  conduit  à  Hinglai ,  lieu  célèbre 
de  pèlerinage ,  profitent  des  avantages  de  leur  position 
pour  prélever  de  nombreux  tributs  sur  la  crédulité  des 
dévots  indiens  ,  et  mènent  une  existence  délicieuse. 

Enfin,  l'entrée  de  l'Indus  nous  fut  accordée^  et  le  12 
avril ,  nous  commençâmes  à  remonter  le  fleuve  sur  des 
dondies  ou  bateaux  plats.  Ces  bateaux  sont  des  espèces 
de  grandes  maisons  flottantes  ,  dans  lesquelles  les  indi- 
gènes transportent  leurs  familles  et  leurs  bestiaux.  Le 
fleuve  s'élargit  à  mesure  qu'on  avance  5  et  à  Talta ,  il  a 
2,000  pieds  de  large.  Sa  profondeur,  depuis  son  embou- 
chure jusqu'à  celte  ville ,  est  de  six  brasses.  Ses  deux 
rives  sont  couvertes  presque  sans  interruption  de  foréls 
impénétrables.  Souvent,  pour  s'éviter  la  fatigue  d'un 
voyage  par  terre  ,  les  Indiens  se  laissent  aller  à  la  dérive, 
portés  sur  des  outres  ou  sur  des  radeaux  5  ils  font  ainsi  15 
ou  20  milles  avec  leurs  troupeaux  de  buffles  qui  les  sui- 
vent à  la  nage.  Après  une  navigation  de  huit  jours ,  pen- 
dant laquelle  les  gouverneurs  de  Sindy  nous  firent  payer 
le  plus  cher  qu'ils  purent  les  légers  services  que  nous 
fûmes  obligés  de  leur  demander ,  nous  arrivâmes  à  Bec- 
khur,  où  nous  attendait  une  réception  plus  amicale.  L'a- 
myr,  qui  se  nommait  Myr- Roustum-Khan,  nous  ac- 
cueillit et  nous  traita  pendant  deux  jours  avec  une  ma- 
gnificence royale  ;  mais  on  nous  dit  qu'il  ne  fallait  pas 
juger  de  la  prospérité  du  pays  par  ce  luxe  d'apparat.  Les 
princes  syndiens  attirent  à  eux  toute  la  richesse   de  la 


DANS  l'asie  centrale.  3o5 

province  qui  leur  est  soumise,  et  réduisent  leurs  sujets 
à  la  misère  pour  remplir  leurs  coffres. 

A  partir  de  Beckliur,  nous  (Vîmes  l'objet  des  attentions 
de  toutes  les  autorités.  Notre  navij^ation  était  favorisée 
par  un  bon  vent  frais  ,  circonstance  heureuse  dans  un 
pays  où  la  moindre  brise  ne  se  fait  pas  même  sentir  pen- 
dant des  mois  entiers.  Nous  alleignimes  bientôt  le  con- 
fluent de  l'Indus  avec  le  Chenab^  et,  remontant  ce  der- 
nier fleuve  ,  nous  arrivâmes  à  Ouch  ,  où  nous  restâmes 
six  jours. 

Nous  reçûmes  dans  cette  ville  la  visite  de  plusieurs 
marchands  de  Bliawulpour,  qui  avaient  suivi  le  khan.  Us 
firent  preuve  dans  la  conversation  de  beaucoup  d'intelli- 
gence. Ces  commerçans  entreprennent  pour  leurs  affaires 
des  voyages  d'une  immense  étendue.  Plusieurs  d'entre  eux 
avaient  traversé  le  royaume  de  Kaboul,  et  visité  Balkh  et 
Bockara^  quelques-uns  même  avaient  été  jusqu'à  Astra- 
kan; et  les  noms  de  ces  villes  leur  étaient  aussi  familiers 
que  ceux  des  villes  de  l'Inde.  Ces  marchands  s'accor- 
dèrent à  représenter  les  pays  qu'ils  avaient  parcourus 
comme  parfaitement  tranquilles.  Ils  se  louaient  beaucoup 
de  Dost  -  Mahommed  ,  de  Kaboul  et  des  Usbecks  ,  qui, 
disaient-ils,  cherchaient  de  tout  leur  pouvoir  à  augmen- 
ter les  relations  commerciales  de  leurs  états  avec  les  étals 
voisins.  Ces  informations,  accompagnées  d'autres  détails, 
me  donnèrent  un  vif  désir  de  visiter  les  contrées  placées 
au-delà  de  l'Indus,  théâtre  des  hauts  faits  de  Gengis-Kban 
et  d'Alexandre.  Dès  ce  moment  je  m'occupai  sans  relâche 
des  moyens  d'accomplir  ce  grand  projet. 

Nous  quittâmes  Ouch,  après  avoir  pris  congé  des  mar- 
chands de  Bhawulpour,  et  reçu  d'eux  des  lettres  de  re- 
commandation j)our  Kaboul,  où  ils  ont  établi  plusieurs 
comptoirs.  Le  lendemain  de  notre  départ ,  notre  petite 


306  MISSION   DU  CAPITAINE  BURNES 

flotte  arriva  au  confluent  de  la  Sullège;  et  le  surlendemain 
au  soir,  nous  entrâmes  sur  le  territoire  des  Seiks.  A  l'en- 
droit de  notre  débarquement  se  trouvait  un  sindar,  à  la 
tête  d'une  escorte  nombreuse,  qui  nous  attendait  depuis 
long-tems.  Lorsque  le  cérémonial  de  la  réception  fut  ter- 
miné ,  on  s'occupa  de  débarquer  le  présent  du  roi  d'An- 
gleterre. Les  chevaux  qui,  comme  je  l'ai  dit ,  étaient  de 
la  plus  haute  taille ,  causèrent  une  surprise  extraordi- 
naire :  car,  dans  celte  partie  de  l'Asie,  ce  quadrupède 
est  ordinairement  très-petit. 

Nous  nous  mîmes  aussitôt  en  marche  pour  la  capitale 
de  Runjet-Sing.  Autant  les  bords  du  Chenab  nous 
avaient  paru  rians  et  fertiles  ,  autant  nous  trouvâmes 
tristes  et  monotones  les  plaines  que  traverse  le  Ravi  ou 
Irasti  (  l'Hydraotis  des  anciens  )  dans  son  cours  vers  le 
Chenab.  Enfin,  le  18  juillet  au  malin  ,  nous  fîmes  notre 
entrée  solennelle  à  Labore ,  où  le  souverain  nous  avait 
assigné  pour  logement  la  maison  d'un  M.  Ventura ,  of- 
ficier européen  employé  à  son  service.  Le  soir  même ,  un 
haut  fonctionnaire  du  palais  vint  nous  prévenir  que  no- 
tre réception  était  fixée  au  jour  suivant.  En  consé- 
quence, chacun  de  nous  se  disposa  à  faire  le  plus  d'hon- 
neur possible  à  la  nation  que  nous  étions  chargés  de  re- 
présenter. 

Le  moment  de  l'audience  arrivé  ,  nous  nous  rendîmes 
au  palais  entre  deux  haies  de  soldats  habillés  à  l'euro- 
péenne. Le  prince  indien  avait  déployé  dans  cette  cir- 
constance un  luxe  vraiment  asiatique.  L'or  et  la  soie  bril- 
laient de  toutes  paris  dans  la  vaste  tente  sous  laquelle  on 
nous  fit  arrêter.  Selon  les  instructions  du  maître  des  cé- 
rémonies, nous  nous  apprêtâmes  à  nous  déchausser  5  et 
je  me  baissais  déjà  pour  procéder  à  celle  opération  ,  lors- 
que je  me  sentis  relever  par  un  petit  vieillard  qui  ra'at- 


DANS  l'asie  Centrale.  307 

tira  dans  ses  bras  ,  et  m'embrassa  avec  bonté.  Ce  petit 
vieillard,  c'était  le  grand  maharajah  Runjet-Sing  en 
personne. 

Après  cette  obligeante  infraction  aux  usages  établis, 
nous  entrâmes  dans  la  salle  d'audience  comme  nous  se- 
rions entrés  dans  un  salon  européen.  On  nous  offrit  des 
sièges  incrustés  de  lames  d'argent ,  et  le  prince  se  plaça 
en  face  de  nous.  Je  lui  remis  la  lettre  écrite  au  nom  de 
S.  M.  le  roi  d'Angleterre  par  le  ministre  des  affaires 
de  rinde  (  lord  Ellenborough  ).  Elle  était  renfermée 
dans  une  bourse  de  drap  d'or  scellée  aux  armes  d'Angle- 
terre. Le  maharajah  la  reçut  debout,  la  porta  à  son  front, 
puis  la  remit  à  son  secrétaire  qui  lui  en  fit  lecture,  l.a 
lettre  était  conçue  dans  les  termes  les  plus  affectueux  j  et 
Runjet-Sing  en  fut  tellement  flatté ,  qu'il  fit  aussitôt  ti- 
rer une  salve  de  soixante  coups  de  canon.  La  joie  qu'il 
ressentait  nous  sembla  même  puérile  ,•  car,  succombant 
bientôt  à  lexcès  de  son  émotion  ,  il  leva  la  séance,  et 
nous  fit  reconduire  à  notre  logement. 

Les  forces  physiques  de  ce  prince  ne  répondent  pas  à 
son  énergie  morale.  Sa  taille  est  à  peine  de  cinq  pieds  trois 
pouces  ,  il  a  perdu  un  œil,  et  il  est  fortement  marqué  de 
la  petite-vérole.  Mais  ce  corps  si  frêle  renferme  une  ame 
d'une  trempe  peu  commune.  Runjet-Sing  doit  sou  éléva- 
tion à  son  courage  personnel,  et  à  la  discipline  qu'il  a  intro- 
duite dans  ses  troupes.  Mais  les  officiers  qu'il  emploie  sont 
continuellement  lobjet  de  ses  soupçons ,  et  ses  trouj)es  , 
qu'il  paie  mal,  sont  toujours  disposées  à  se  révolter.  Lui- 
même  ,  à  force  d'excès ,  s  est  réduit  à  une  décrépitude 
prématurée  :  et  d'un  instant  à  l'autre  sa  mort  peut  ren- 
verser l'édifice  politique  qu'il  a  élevé  avec  tant  de  peine. 
Runjet  possède  des  trésors  immenses ,  et  en  tire  vanité. 
Sur  un  désir  que  je  lui  exprimai,  il  nous  montra  le  kohi- 


308  MISSION  DU  CAPITAINE  liURNES 

nour,  ou  montagne  de  lumière.  C'est  un  des  plus  gros 
diamans  du  monde.  Rien  de  plus  magnifique  que  celte 
pierre  ,  qui  est  grosse  comme  la  moitié  d'un  œuf,  et  de 
la  plus  belle  eau.  Elle  pèse  3  roupies  1/2,  et  sa  valeur 
est  de  3  millions  1/2  de  francs.  Il  nous  fit  voir  encore  un 
gros  rubis  du  poids  de  14  roupies  ,  une  topaze  du  poids 
de  11  roupies,  grosse  comme  la  moitié  d'une  bille  de  bil- 
lard. Elle  avait  coûté  20,000  roupies  (1). 

Après  plusieurs  jours  passés  dans  des  fêles  de  toute 
espèce ,  nous  obtînmes  cependant  notre  audience  de 
congé.  Le  prince,  après  nous  avoir  exprimé  la  satisfac- 
tion que  lui  causait  noire  voyage  dans  ses  états ,  me  passa 
au  cou  un  riclie  collier  de  perles  et  me  donna  une  bague 
en  diamans.  Nous  reçûmes  en  outre,  M.  Leckie  et  moi , 
un  superbe  sabre  et  un  cbeval  richement  barnaché  : 
enfin  on  nous  revêtit  du  hhilat  ou  robe  d'honneur.  L'in- 
tendant et  le  médecin  qui  nous  accompagnaient  reçurent 
aussi  des  marques  de  la  libéralité  du  prince,  et  une  somme 
de 2,000  roupies  fut  distribuée  par  ses  ordres  à  nos  domes- 
tiques. Il  me  remit  ensuite  une  lettre  en  réponse  à  celle  de 
S.  M.  Elle  était  écrite  sur  un  rouleau  d'étoft'e  de  cinq  pieds 
de  long,  et  renfermée  dans  une  bourse  de  soie  fermée  au 
moyen  d'un  cordon  de  soie  arrêté  par  deux  petites  perles. 
Nous  quittâmes  Lahore  le  1 6  août.  Nous  parcourûmes 
quarante  milles  à  travers  un  pays  fertile,  arrosé  par  un 
canal  qui  communique  du  Ravi  à  Umritsir  ,  capitale 
commerciale  du  Punjaub.  A  partir  de  ce  point  vers  l'est, 
la  culture  des  terres  est  peu  soignée.  A  notre  arrivée  à 
l'Hvphasis  ,  ce  fleuve  était  gonflé  par  les  pluies.  Enfin  , 


(1)  Voyez  clans  notre  22'  Numéro  (octobre  183/i)  riiislolre  de 
ces  pierres  précieuses  qui  apparlennieut  autrefois  au  sha  Souja,  roi 
de  Caboul. 


I 


DANS  L  ASIE  DEXTRALE.  309 

après  avoir  traversé  le  Sutlège ,  dans  un  endroit  où  ce 
fleuve  a  sept  cents  verges  de  largeur,  nous  arrivâmes  à 
Lodiana.  sur  le  territoire  anglais  ,  après  dix  jours  de 
marche. 

Dans  notre  navigation  ,  en  remontant  Flndus,  nous 
avions  recueilli  des  informations  très-précises  sur  le  cours 
de  ce  fleuve.  Ainsi  que  je  l'ai  dit  plus  haut ,  il  est  navi- 
gable de  la  mer  à  Lahore  dans  un  trajet  de  1 ,000  milles. 
Cette  navigation  nous  demanda  soixante  jours ,  dans  une 
saison  où  il  n'y  a  point  d'inondations,  et  où  le  vent  sud- 
ouest  se  fait  fréquemment  sentir.  Le  même  trajet  en  sens 
inverse  peut  se  faire  en  quinze  jours.  L'Indus  offrirait  un 
moven  très-étendu  de  communications  intérieures  ,  si  les 
embouchures  n'en  étaient  pas  obstruées  par  des  barres 
qui  en  rendent  souvent  l'entrée  impossible  aux  vaisseaux 
de  la  Compagnie ,  et  qui  ne  permettent  le  passage  qu'à 
des  navires  de  50  tonneaux  au  plus. 

A  notre  arrivée  à  Lodiana  ,  nous  apprîmes  que  lord 
Bentinck  ,  gouverneur  général  de  l'Inde  ,  se  trouvait  en 
ce  moment  à  Simla,  dans  les  montagnes  aupiedduThibet. 
Cette  nouvelle  nous  causa  une  vive  satisfaction  ,  puis- 
qu'elle nous  dispensait  de  retourner  à  Bombav.  Je  me 
rendis  aussitôt  à  la  résidence  de  S.  S,  après  avoir  pris 
congé  de  mes  compagnons  de  vovage.  J'exposai  à  lord 
Bentinck  les  résultats  de  ma  mission.  S.  S.  voulut  bien 
m'en  témoigner  son  entière  satisfaction.  Je  lui  fis  part 
ensuite  des  informations  que  j'avais  recueillies  auprès 
des  marchands  de  Bhawulpour  •  et  lui  présentai  le  plan 
d'un  voyage  en  Perse  et  jusqu'en  Europe  par  la  route  de 
Kaboul,  Balkhet  Bockara.  S.  S.,  non  seulement  approuva 
mes  projets  ,  mais  en  pressa  elle-même  l'exécution.  En- 
couragé par  son  suffrage  ,  et  porteur  de  ses  ordres  spé- 
ciaux ,  je  me  hâtai  de  faire  les  préparatifs  nécessaires  -, 

XI[I.  20 


310  MISSION  DU  CAPITAINE  BURNES 

et  le  2  janvier  1832,  nous  quittâmes  Simla  pour  nous 
diriger  vers  l'Asie  centrale.  Je  m'étais  adjoint  dans  cette 
expédition  le  docteur  James  Gérard  ,  qui  avait  déjà  ex- 
ploré les  pays  situés  près  des  sources  du  Sutlège ,  sur  les 
frontières  de  Ladakh. 

En  moins  de  quinze  jours  nous  arrivâmes  à  Lahore,  où 
notre  ami  Runjet-Sing  se  montra  charmé  de  nous  revoir , 
et  nous  accueillit  par  des  fêtes  nouvelles.  Mais  les  délices 
de  cette  Capoue  orientale  ne  purent  nous  retenir  ;  nous  la 
quittâmes,  non  sans  regret;  et  pour  voyager  désormais 
avec  plus  de  sécurité ,  nous  échangeâmes  le  costume  eu- 
ropéen contre  le  turban ,  les  pantoufles  et  la  robe  flot- 
tante. De  Lahore  au  Chenab,  et  de  ce  fleuve  au  Djilem  ou 
Hydaspe,  le  pays  est  assez  mal  cultivé.  Sur  la  rive 
orientale  de  ce  dernier  fleuve  se  termine  une  chaîne  de 
montagnes  qui  renferment  d'immenses  dépots  de  sel. 
On  y  a  creusé  des  mines  qui  fournissent  à  la  consomma- 
tion d'une  grande  partie  de  l'Inde.  Les  rives  du  Djilem 
offrent  de  distance  en  distance  des  villages  florissans, 
et  en  avançant  vers  l'ouest,  le  pays  devient  fertile  et  très- 
peuplé. 

C'est  à  moitié  chemin  du  Djilem  à  l'Indus  que  se  trouve 
le  singulier  monument  appelé  Tope  de Maiijhiala.  C'est 
un  dôme  sans  ouverture  apparente  ,  et  construit  en  bri- 
ques, d'environ  quatre-vingts  pieds  de  haut  (1).  Au  mo- 
ment où  nous  le  visitâmes,  M.  Ventura  ,  l'officier  euro- 
péen chez  qui  nous  avions  logea  Lahore  ,  venait  d'y  faire 
pratiquer  une  ouverture.  Après  avoir  lait  enlever  quel- 
ques-unes des  briques  dont  se  compose  le  sommet  de  l'é- 
difice ,  il  avait  pénétré  dans  l'intérieur.  Il  y  avait  trouvé 
une  boite  cylindrique  en  fer  dans  laquelle  était  une  autre 

(1)  M.  Elphiustoue  attribue  celle  conslruclion  aux  Grecs. 


DANS  l'asie  centrale.  311 

boile  en  ëtaiu,  qui  en  conlenail  une  troisième  en  or, 
de  trois  pouces  de  long  sur  un  et  demi  de  diamètre , 
remplie  d'une  substance  semi-li(juide  ,  dont  il  ne  put  dé- 
terminer la  nature.  Excités  par  le  bonne  fortune  de  notre 
devancier,  nous  nous  mimes  à  l'œuvre  à  notre  tour;  et 
après  bien  de  la  peine ,  nous  vînmes  à  bout  de  recueillir 
une  soixantaine  de  pièces  de  monnaie  en  cuivre. 

La  végétation  ,  en  augmentant  de  plus  en  plus  ,  nous 
annonçait  que  nous  approcliions  de  l'Indus.  Enfin,  du 
haut  des  montagnes  de  l'Attok  nous  aperçûmes  ce  beau 
fleuve  à  une  dislance  de  quinze  milles.  Il  nous  était  facile 
de  suivTe  son  cours  que  marquait  une  réunion  de  vapeurs 
blanchâtres  flottant  au-dessus.  Les  habitans  du  pays  que 
nous  traversions  n'appartenaient  plus  à  la  race  hindoue. 
C'étaient  des  Afghans  aux  traits  mâles  et  hardis.  Nous  trou- 
vâmes l'armée  des  Seiks  campée  sur  les  bords  du  fleuve.  Le 
général  nous  reçut  avec  bienveillance.  On  pense  bien  que 
la  conversation  roula  sur  Runjet-Sing  et  sur  ses  exploits 
guerriers.  Le  chef  seik  nous  raconta,  entre  autres  particu- 
larités, que  le  maharaja  avait  traversé  l'Indus  à  la  nage  à 
la  tète  de  son  armée  5  et  je  dois  avouer  que  l'impétuosité 
du  fleuve  que  nous  avions  sous  les  yeux  justifiait  parfai- 
ment  les  éloges  donnés  à  ce  trait  de  courage. 

En  écoutant  le  récit  du  général  ,  nous  fûmes  saisis 
d'une  fièvre  d'imitation  ,  et  nous  voulûmes  lâire  ce  qu'a- 
vait fait  Runjet-Sing.  Le  chef  seik  nous  dit  qu'il  nous 
accompagnerait.  Nous  nous  mîmes  donc  en  marche  le 
lendemain  malin  ,  montés  sur  un  des  éléphansdu  général 
et  suivis  d'une  troupe  de  deux  cents  cavaliers.  L'endroit 
choisi  pour  le  passage  était  le  village  de  Khirakhuel  ,  à 
cinq  milles  au-dessus  de  la  forteresse  d'Attak.  Le  chef 
rallia  son  escorte  autour  de  nous,  jeta  une  pièce  d'argent 
dans  le  fleuve ,  et  y  entra  le  premier  sur  son  éléphant. 


312  MISSION  DU  CAPITAINE  BURNES 

Nous  le  suivîmes  et  parvînmes  sains  et  saufs  à  l'autre 
bord.  Cependant  quelques  cavaliers  qui  avaient  voulu 
nous  suivre  isolément  ayant  pris  un  peu  plus  bas  que 
nous,  dans  un  lieu  où  l'eau  était  moins  profonde,  mais 
où  le  torrent  avait  plus  d'impétuosité,  furent  bientôt  dé- 
sarçonnés. Des  bateliers  allèrent  à  leur  secours ,  et  les 
sauvèrent  à  l'exception  d'un  seul  qui  se  noya  sous  nos 
yeux.  Le  chef  se  contenta  d'en  rire,  et  nous  dit  :  «  Ce 
n'est  rien  ;  à  quoi  sert  sur  la  terre  un  Seik  qui  ne  sait 
pas  traverser  l'Attok  (l' Indus).  »  Nous  revînmes  au  camp 
un  peu  moins  joyeux  que  nous  n'en  étions  partis.  Le 
fleuve  à  l'endroit  où  nous  le  traversâmes  avait  deux  cent 
soixante-dix  verges  de  large ,  et  trente-cinq  brasses  de 
profondeur. 

Le  17  mars,  nous  prîmes  congé  du  général  seik.  Il  nous 
prêta  un  bateau,  et  nous  traversâmes  une  seconde  fois 
rindus,  dont  les  flots  d'un  bleu  d'azur  servent  de  limite 
au  vaste  territoire  de  l'Inde.  Nous  nous  trouvions  alors 
dans  la  vallée  de  Kaboul ,  qu'on  peut  appeler  la  Lombar- 
die  de  l'Afghanistan.  C'est  dans  ce  beau  pays  qu'est  située 
la  ville  de  Peshawur.  Elle  appartient  au  sultan  Moham- 
med Khan  ,  à  qui  nous  nous  fîmes  présenter  dès  notre 
arrivée.  Ce  prince  confirma  la  bonne  opinion  que  nous- 
en  avaient  donnée  les  marchands  de  Bhawulpour.  Ses  ma- 
nières sont  pleines  d'affabilité  et  de  politesse  ;  rien  dans 
sa  personne  ne  rappelle  l'idée  d'un  despote  oriental.  Il 
s'entretint  avec  nous  sans  cérémonie  et  surtout  sans  dé- 
tour. «  Je  suis  maître  ici ,  nous  dit-il,  mais  j'ai  des  maî- 
tres de  l'autre  côté  de  l'Indus.  Je  suis  continuellement 
exposé  aux  incursions  des  seiks  que  vous  venez  de  quit- 
ter ^  et  je  leur  paie  un  tribut  annuel.  Je  suis  obligé  d'a- 
cheter mon  indépendance  et  de  la  payer  argent  comp- 
tant. » 


DANS  l'aSIE  CKNïRALfi.  313 

Cependant  une  attaque  de  fièvre  qui  me  surprit  à  Pes- 
hawur,  força  l'expédilion  à  séjourner  un  mois  dans  celle 
ville.  Les  attentions  de  Mohannued-Klian  ne  se  démenti- 
rent point  pendant  tout  ce  tems  ;  nous  fûmes  comblés  de 
soinset  de  prévenances.  Enfin  nous  quittàmescette  ville,  et 
traversant  rapidement  les  plaines  délicieuses  qui  l'entou- 
rent, nous  approchâmes  des  montagnes.  Par  bonheur,  à 
mesure  que  nous  nous  élevions ,  le  printems  faisait  sentir 
de  plus  en  plus  son  influence.  Les  arbres  à  fruit  nous  of- 
fraient leur  riche  parure  ,  et  la  campagne  était  émaillée 
des  plus  vives  couleurs.  Cependant  ces  scènes  riantes  dis- 
parurent bientôt  pour  faire  place  à  d'autres  plus  grandio- 
ses et  dignes  du  pinceau  de  Salvalor  Rosa.  Au  pied  des 
montagnes  perpendiculaires  qui  s'élèvent  à  une  hauteur 
de  2,000  pieds,  le  Kaboul  bondissait  devant  nous  sur  un 
lit  de  roches  aiguës.  Guidés  par  une  horde  de  Momunds, 
peuplade  à  demi  sauvage,  nous  traversâmes  le  torrent  sur 
des  peaux  gonflées. 

Le  lableau  sublime  qui  nous  attendait  à  la  sortie  des 
passes  de  Duka  devait  nous  dédommager  de  nos  peines. 
Du  point  011  nous  étions,  nous  aperçûmes  la  ville  de  Ju- 
lalabad,  à  une  distance  de  40  milles,  au-delà  d'une  plaine 
où  le  fleuve  que  nous  venions  de  traverser  formait  mille 
détours.  Sur  la  gauche,  vers  le  sud,  le  Séfîd-Koh ,  ou 
montagne  blanche ,  ordinairement  appelée  Rajgul ,  éta- 
lait ses  neiges  éternelles.  Sur  la  droite  s'élevait  à  une  hau- 
teur plus  considérable  encore  les  sommets  du  Kouner  ou 
Mourgill,  sur  lesquels  les  Afghans  prétendent  que  l'ar- 
che dé  Noé  s'arrêta  après  le  déluge.  Pour  arriver  à  Jula- 
labad  ,  on  traverse  la  plaine  déserte  de  Buttecote,  où  , 
dans  la  saison  des  chaleurs,  règne  le  simoun.  Les  effets 
les  moins  funestes  de  ce  vent  pestilentiel  sont  de  plon- 
ger les  voyageurs  dans  un  assoupissement  dont  ils  ne  soi- 


314  MISSION  DU  CAPITAINE  BURNES 

tent  qu'avec  peine.  Il  produit  sur  les  corps  une  décom- 
position si  rapide,  qu'on  voit  tomber  en  lambeaux  les 
membres  de  ceux  qu'il  a  fait  périr.  Peut-être  aussi  cette 
funeste  influence  ne  doit-elle  pas  être  uniquement  attri- 
buée au  simoun,  les  gaz  mépliytiques  qui  se  dégagent  de 
la  plaine  de  Buttecote  à  une  époque  de  l'année  où  les 
chaleurs  sillonnent  la  terre  d'immenses  crevasses  y  en- 
trent pour  beaucoup. 

Nous  ne  nous  arrêtâmes  qu'un  jour  à  Julalabad,  La 
route  que  nous  suivions  ressemblait  à  un  vaste  jardin. 
Autour  de  nous  les  pampres  se  mariaient  aux  rameaux 
des  chênes  séculaires  :  et  comme  pour  faire  contraste  à 
cette  nature  riante  ,  nos  yeux  s'arrêtaient  à  l'horizon  sur 
une  ceinture  de  neiges  éternelles.  En  approchant  des  bar- 
rières glacées  qui  bornent  ce  beau  pavs,  le  climat  chan- 
gea toul-à-coup.  Gundamuck  peut  être  considéré  comme 
la  limite  de  la  chaleur  et  du  froid.  Les  habitans  du  pays 
disent  que  lorsqu'il  pleut  sur  l'une  des  rives  du  fleuve, 
il  neige  sur  l'autre.  En  approchant  de  Kaboul ,  nous 
rencontrâmes  une  horde  de  Guiljies  errans  qui  condui- 
saient leurs  nombreux  troupeaux  vers  Hindu  Kush  ,  où 
ils  passent  l'été.  Ces  Guiljies  sont  en  général  d'une  haute 
stature ,  blonds  et  d'une  physionomie  agréable.  Ils  ont , 
ainsi  que  leurs  enfans  ,  un  air  de  santé  et  de  vigueur  très- 
remarquables. 

Quel  voyageur  n'a  décrit  la  ville  de  Kaboul,  sa  popu- 
lation composée  de  vingt  peuples  divers ,  la  richesse  de 
ses  bazars,  la  beauté  de  ses  jardins  ,  et  la  douceur  de  son 
climat  !  Elle  svn  passa  pourtant  l'idée  que  nous  nous  en 
étions  formée  d'avance.  Kaboul,  placée  au  point  de  réu- 
nion de  toutes  les  routes  qui  traversent  le  Paropamisus , 
est  un  lieu  de  rendez-vous  pour  toutes  les  cavaranes.  Dès 
la  plus  haute  antiquité,  c'était  une  ville  importante.  Son 


DANS  l'aSIE  CENTRALE.  315 

commerce  et  sa  prospérité  ne  font  que  s'accroître  sous  le 
règne  paternel  de  Dost  Mohammed  Klian.  Ce  prince  nous 
reçut  de  la  manière  la  plus  affable,  et  nous  offrit  sa  haute 
protection  pour  les  pays  que  nous  avions  encore  à  par- 
courir. Notre  premier  soin  fut  de  remettre  les  lettres  de 
recommandation  de  nos  bons  amis  les  marchands  de  Bha- 
wulpour.  Les  marchands  auxquels  elles  étaient  adressées 
nous  accueillirent  de  la  manière  la  plus  amicale;  ils  nous 
offrirent  même  de  l'argent  ,  que  nous  jugeâmes  con- 
venable de  ne  point  refuser.  Ces  hommes  patiens  et  in- 
dustrieux ,  qui,  pour  un  léger  profit,  ne  craignaient  pas 
de  risquer  leur  capital ,  prirent  avec  plaisir  nos  billets 
payables  à  Lodiana  ou  à  Delhi ,  contre  des  traites  qu'ils 
nous  remirent  sur  Bockara. 

Au  moment  où  nous  étions  sur  le  point  de  partir,  nous 
vimes  arriver  M.  Wolf  ,  missionnaire  zélé ,  qui,  après 
avoir  atteint  Bockara  sous  le  costume  juif,  s'était  avancé 
vers  le  sud ,  en  se  faisant  passer  pour  un  hadji  qui  re- 
venait du  pèlerinage  de  la  Mecque.  Il  avait  été  reconnu, 
insulté,  maltraité,  et  conduit  ignominieusement  de  ville 
en  ville  5  il  était  enfin  arrivé  à  Kaboul  où  il  se  mit  sous 
notre  protection.  Enfin,  après  avoir  terminé  nos  prépa- 
ratifs pour  le  passage  des  montagnes,  nous  quittâmes  Ka- 
boul le  18  mai,  pleins  de  reconnaissance  pour  l'hospi- 
talité de  ses  habitans.  Nos  guides  nous  firent  remonter 
vers  les  sources  de  la  rivière  de  Kaboul ,  appelée  encore 
Sirchushma,  ou  Source  des  eaux.  De  là,  le  lit  desséché 
d'un  torrent  nous  conduisit  à  lapasse  d'Oona,  qui  est 
gardée  par  trois  petits  forts.  Avant  d'arriver  à  cette  passe 
qu'on  dit  élevée  de  11,000  pieds,  nous  rencontrâmes  les 
neiges.  Elles  nous  accompagnèrent  pendant  tout  le  pas- 
sage. Nous  avions  évidemment  devancé  la  marche  du 
printems  :  car  les  Huzaras  qui  habitent  le  pays  ne  fai-> 


316  MîssiOA  nu  CAPITAINE  liunxES 

saient  encore  que  d'ensemencer  leuts  champs,  tandis  que 
nous  avions  trouvé  les  grains  mûrs  dans  la  vallée  de  Ka- 
boul. 

Le  lendemain  nous  arrivâmes  au  pied  du  Koh-I-Baba , 
montagne  énorme ,  toujours  couverte  de  neige.  Elle  est 
reconnaissable  à  ses  trois  pics  dont  le  principal  a  18,000 
pieds  de  haut.   Le  21  mai  au  soir  ,  nous  atteignîmes  la 
passe  de  Hajiguk  ,  à  moitié  morts  de  fatigue  et  presque 
aveuglés  par  la  réflexion  des  neiges.   Pendant  10  milles 
nous  avions  marché  dans  le  lit  d'un  ruisseau  formé  par 
la  fonte  de  la  neige  ,  dans  laquelle  les  chevaux  s'enfon- 
çaientjusqu'au  poitrail.  La  chaleur  était  excessive.  J'avais 
perdu  l'usage  de  la  vue,  et  mon  nez  était  entièrement  dé- 
pouillé de  l'épiderme  lorsque  nous  atteignîmes  une  espèce 
de  petit  fort  où  une  famille  deHuzaras  nous  donna  l'hospi- 
talité. Ces  Huzaras  ont  la  figure  carrée,  les  yeux  petits,  en 
un  mot  la  physionomie  chinoise.  Ils  sont  d'origine  mon- 
gole, et  s'ils  ne  parlent  plus  la  langue  de  ce  peuple,  il 
faut  attribuer  ce  changement  à  celui  qui  s'est  opéré  dans 
leur  religion  :  car  ils  sont  aujourd'hui  zélés  mahométans. 
Ils  sont  confinés  chez  eux  par  les  neiges  pendant  six  mois 
de   l'année.   La  famille  qui  nous  accueillit  avait    pour 
chef  une  femme  âgée.  Cette  vénérable  matrone ,  qui  con- 
naissait par  expérience  les  maladies  du  climat,  me  dit  que 
mes  yeux  étaient  brûlés  par  la  neige ,  et  me  conseilla  de 
les  frotter  avec  une  mixtion  d'antimoine. 

Après  nous  être  reposés  toute  la  nuit,  nous  commen- 
çâmes à  gravir  la  passe  de  Hajiguk  ,  qui  était  à  1,000 
pieds  au-dessus  de  nous,  et  à  24,000  pieds  au-dessus  du 
niveau  de  la  mer.  Sur  l'avis  de  notre  hôtesse  ,  nous 
étions  partis  de  très -bon  malin.  La  neige  durcie  por- 
tait nos  chevaux ,  et  nous  atteignîmes  le  sommet  avant 
que  le  soleil  l'eût  fondue.  Le  thermomètre  était  à  quatre 


DANS  l\sIC  centrale  .  SH 

degrés  au-dessous  du  point  de  congélation-,  le  froid  nous 
paraissait  excessif,  bien  que  nous  fussions  couverts  de 
fourrures  avec  le  poil  en  dedans.  Il  n'y  avait  point  de  che- 
min tracé  ,  et  nous  allions  au  hasard.  Notre  guide  ,  Mo- 
hammed-Ali ,  qui  nous  précédait ,  tomba  avec  son  che- 
val dans  un  précipice  d'où ,  par  bonheur ,  nous  le  reti- 
râmes sain  et  sauf.  Ce  fut  le  seul  accident  qui  nous  arriva 
dans  le  passage. 

De  la  passe  de  Hajiguk  nous  atteignîmes  celle  de 
Kalou ,  qui  est  encore  à  mille  pieds  plus  haut.  Nous  des- 
cendîmes ensuite  dans  la  vallée  longue  et  étroite  où  est 
située  la  ville  de  Bamecan.  Les  deux  côtés  de  cette  val- 
lée ,  ainsi  qu'une  montagne  détachée  qui  se  trouve  au 
centre,  contiennent  une  multitude  d'excavations  appelées 
dans  le  pays  Soumuch.  Quoique  ces  cellules  soient  en  gé- 
néral très-exiguës,  elles  servent  d'habitations  à  la  ma- 
jeure partie  des  habilans  de  la  contrée.  Deux  figures  co- 
lossales taillées  dans  le  roc  ,  dont  l'une  a  cent  vingt  pieds 
de  haut,  l'autre  soixante-dix,  signalent  cette  ville  souter- 
raine à  l'attention  des  vovageurs.  On  arrive  au  sommet 
de  la  montagne  d'où  ont  été  extraites  ces  statues  au  moyen 
d'un  tunnel  ;  mais  leur  origine  ainsi  que  celle  de  la  ville 
de  Bamecan  se  perdent  dans  la  nuit  des  tems. 

Nous  n'étions  pas  arrivés  au  terme  de  nos  fatigues. 
Nous  avions  encore  à  traverser  la  passe  d'Akrobat ,  qui 
sépare  le  territoire  de  Kaboul  de  celui  d'Usbeck.  A 
15  milles  de  Bamecan  est  le  fort  de  Syghan,  où  nous  fû- 
mes témoins  d'un  phénomène  assez  curieux.  La  petite 
vallée  où  ce  fort  est  construit  offrait  l'image  du  prin- 
tems5  les  abricotiers  y  étaient  en  plein  champ,  tandis 
que,  de  toutes  parts,  sur  les  limites  de  ce  coin  de  terre, 
régnait  un  hiver  éternel.  Un  sentier  escarpé  nous  con- 


318  MISSION  DU  CAPITAINE  BORNES 

duisit  du  fort  de  Svghan  à  une  passe  que  sa  difficulté  a 
fait  nommer  Dundan-Shikun  ,  ou  brise-dents ,  espèce  de 
gorge  profonde  qui  a  pour  parois  des  rochers  à  pic  de  trois 
mille  pieds  d'élévallon.  Le  26  mai,  nous  traversâmes  le 
Kara-Kouttul ,  ou  passe-noire,  puis  nous  rencontrâmes 
la  rivière  de  Khouloum ,  que  nous  suivîmes  dans  ses  si- 
nuosités. Les  précipices  qui  côtoyaient  notre  route  avaient 
une  telle  profondeur  que  nous  n'apercevions  le  ciel  au- 
dessus  de  nos  tètes  que  par  une  sorte  de  découpure.  En- 
fin ,  le  30  mai,  après  douze  jours  de  marche,  notre  ca- 
ravane quitta  les  montagnes  et  entra  dans  la  Tatarie. 
En  sortant  des  gorges  affreuses  qui  nous  avaient  attristés 
si  long-tems  ,  nous  saluâmes  avec  transport  les  belles 
plaines  qui  se  déployaient  à  nos  yeux  ,  et  que  l'Oxus  bai- 
gne de  ses  eaux.  Du  Khouloum  nous  arrivâmes  en  peu 
d'instans  à  Balkh.  Cette  ville  autrefois  si  célèbre  n'otïre 
plus  aucun  vestige  de  son  ancienne  splendeur.  Ce  n'est 
qu'un  village  entouré  de  ruines  immenses.  Le  fleuve  qui 
traversait  la  ville  ancienne  fertilisait  les  campagnes  d'a- 
lentour 5  mais  les  aqueducs  qui  en  répar tissaient  les  eaux 
sont  maintenant  ou  comblés  ,  ou  tombés  en  ruines.  Nous 
ne  nous  y  arrêtâmes  que  le  tenis  nécessaire  pour  faire  ra- 
fraîchir nos  montures. 

Les  plaines  qui  entourent  la  ville  de  Balkh  offrent  au- 
jourd'hui l'aspect  du  désert  ^  rien  n'en  interrompt  la 
monotonie  jusqu'aux  rives  de  l'Oxus.  Ce  fleuve,  à  l'en- 
droit où  nous  le  traversâmes  ,  a  huit  cents  verges  de 
large  et  vingt  brasses  de  profondeur.  Le  passage  s'en  fit 
d'une  manière  bien  digne  des  Turcomans  :  au  moyen  de 
chevaux  qui  tiraient  nos  bateaux  à  la  nage.  Notre  ca- 
ravane continua  ensuite  sa  course  lentement  ,  mais  mal- 
gré notre  impatience,  il  fallut  nous  régler  sur  le  pas  des 


DAKS  l'asie  centrale  .  319 

chameaux.  Enfin,  dans  la  matinée  du  27  juin  ,  nous  ar- 
rivâmes aux  portes  de  Bockara,  et  nous  fûmes  loger  dans 
le  caravansérail  qui  avait  été  retenu  pour  la  caravane. 

Le  soir  même  de  notre  arrivée  ,  le  koush-be.gi  (premier 
ministre)  nous  fil  prier  de  nous  rendre  auprès  de  lui.  Je 
m'empressai  d'obéir  à  cette  espèce  d'ordre,  et  me  fis  accom- 
pagner par  le  docteur  Gérard  et  le  lieutenant  Leckie.  Le  vi- 
sir  nous  reçut  avec  bonté  ;  c'était  un  homme  de  soixante 
ans  environ.  Quoique  ses  cheveux  fussent  blanchis  par 
les  années  ,  ses  yeux  étaient  vifs  encore  ,  sa  figure  por- 
tait l'empreinte  de  la  finesse  qui ,  dit-on ,  forme  le  fond 
de  son  caractère.  Il  montra  beaucoup  de  curiosité  sur  les 
rapports  de  notre  langue  avec  la  sienne.  Il  me  fit  écrire 
en  persan  les  nombres  anglais  depuis  un  jusqu'à  mille  , 
ainsi  que  les  noms  de  toutes  les  choses  utiles  à  la  vie. 
Cette  leçon  dura  une  heure ,  et  il  parut  regretter  de  ne 
pouvoir  la  réitérer.  Il  me  fit  ensuite  écrire  son  nom  en 
anglais ,  et  passant  le  papier  au  docteur  Gérard ,  il  le  pria 
de  le  lire.  Il  s'entretint  avec  ce  dernier  sur  quelques  ob- 
jets relatifs  à  la  médecine ,  et  parut  frappé  d'admiration 
à  la  vue  d'un  clavier  de  dentiste  dont  on  lui  expliqua 
l'usage.  Il  s'en  servit  pour  arracher  quelques  éclats  du 
bois  d'un  meuble  placé  près  de  lui.  Enfin  il  nous  congé- 
dia après  nous  avoir  adressé  plusieurs  avis  pour  notre 
conduite,  et  entre  autres  celui  de  ne  nous  servir  ni 
d'encre  ni  de  papier  tant  que  nous  serions  dans  les  états 
du  sultan  son  maître. 

Nous  restâmes  un  mois  à  Bockara  ,  et  pendant  ce  tems 
rien  n'échappa  à  nos  investigations.  Cette  ville  peut  avoir 
8  milles  anglais  de  circuit.  Elle  est  de  forme  triangulaire 
et  entourée  d'une  muraille  en  terre  de  vingt  pieds  de  hau- 
teur ,  percée  de  douze  portes.  Ces  portes  ,  suivant  l'usage 


320  MISSION  DU  CAPITAINE  BLRXES 

de  l'Orient  ,  portent  le  nom  des  villes  ou  des  lieux  prin- 
cipaux auxquels  elles  conduisent.  La  ville  renferme  un 
grand  nombre  d'édifices  publics  très-élevés,  la  plupart 
construits  en  briques.  Ce  sont  des  collèges ,  des  mosquées 
surmontées  de  hauts  minarets.  L'édifice  le  plus  remarqua- 
ble est  une  mosquée  qui  a  trois  cents  pieds  de  circonfé- 
rence. Elle  est  surmontée  d'un  dôme  de  cent  pieds  d'élé- 
vation et  recouvert  de  tuiles  émaillées  d'un  beau  bleu 
d'azur  qui  font  le  plus  bel  effet.  Comme  preuve  de  l'an- 
tiquité de  cette  mosquée ,  les  habitans  de  Bockara  pré- 
tendent qu'elle  fut  réparée  par  le  fameux  Timour.  Le 
minaret  qui  l'accompagne  a  été  construit  en  l'an  542  de 
riiégire.  C'est  du  haut  de  ce  minaret  qu'on  précipite  les 
criminels  condamnés  à  mort  :  les  prêtres  seuls  ont  le  droit 
d'y  monter. 

Bockara  possède  un  grand  nombre  de  bâtimens  com- 
posés d'arcades  et  habités  par  des  corps  d'états  particu- 
liers, formant  ainsi  des  espèces  de  bazars.  Chaque  genre 
de  commerce  occupe  un  quartier  différent.  On  y  trouve 
plus  de  vingt  caravansérails  destinés  aux  marchands  étran* 
gers.  La  population  de  cette  ville  est  de  150,000  âmes,  et 
se  trouve  extrêmement  agglomérée,  car  il  n'y  a  point  de 
jardins  dans  l'enceinte  des  murailles.  Le  nombre  des  fon- 
taines publiques  est  très-grand  ;  malgré  cela  la  rareté  de 
l'eau  s'y  fait  souvent  sentir.  Bockara  est  entre-coupée  de 
canaux  ombragés  de  mûriers  et  alimentés  par  la  rivière 
de  Samarcande  ,  mais  d'une  manière  bien  insuffisante  : 
cette  rivière  est  à  six  milles  de  la  ville  et  les  canaux  ne 
sont  ouverts  que  tous  les  quinze  jours.  Indépendamment 
de  la  rareté  des  distributions  ,  l'eau  qu'on  boit  à  Bockara 
est  d'une  très-mauvaise  qualité.  On  lui  attribue  même 
une  maladie  affreuse  à  laquelle  les  habitans  de  la  ville 


DANS  l'asie  centrale.  321 

sont  très-sujets  et  qu'on  nomme  p-er  de  Guinée.  Ce  ver 
est ,  disent-ils  ,  de  la  nature  de  ceux  qui  rongèrent  jadis  le 
patriarche  Job. 

Après  un  mois  de  séjour  dans  la  capitale  de  la  Turco- 
manie  ,  nous  nous  disposâmes  à  partir.  Nous  allâmes 
prendre  congé  du  visir,  qui ,  après  nous  avoir  assuré  de 
nouveau  du  plaisir  qu'il  avait  éprouvé  à  nous  voir  ,  fit 
venir  le  cafila-batiz  de  la  caravane  ,  ainsi  qu'un  chef  des 
Turcomansq\ii  devait  nous  accompagner  pour  nous  servir 
de  sauve-garde  contre  sa  tribu.  Il  prit  note  de  leurs  noms, 
de  leurs  familles  et  de  leurs  habitations ,  puis  il  leur  dit 
en  les  regardant  d'un  œil  sévère  :  «  Je  vous  confie  ces 
Européens  5  s'il  leur  arrive  quelque  accident,  vous  savez 
que  vos  femmes  et  vos  enfans  sont  en  mon  pouvoir  5  je  les 
ferai  disparaître  de  la  face  de  la  terre.  Ne  revenez  jamais  à 
Bockara  si  vous  n'avez  à  me  remettre  une  lettre  écrite 
par  ces  Européens  et  scellée  de  leur  sceau  ,  constatant  que 
TOxis  les  avez  bien  servis.  » 

De  Bockara  nous  nous  dirigeâmes  vers  Karakoul.  Nous 
traversâmes  l'Oxus  à  Charjou,  puis  nous  gagnâmes  le  dé- 
sert. Après  une  route  longue  et  fatigante  ,  notre  caravane 
atteignit  le  14  septembre  au  soirMeshed,  ville  considéra- 
ble de  la  Perse.  Là  le  docteur  Gérard  se  sépara  de  nous 
pour  retourner  dans  l'Inde  par  Herat  et  Candahar.  Quant 
à  nous  ,  nous  continuâmes  notre  route  dans  une  direction 
opposée,  vers  la  mer  Caspienne.  Nous  nous  y  embarquâ- 
mes pour  le  golfe  Persique ,  et  de  là  nous  revînmes  à  Bom- 
bay après  deux  ans  d'absence. 

(  Edinburgh  Review,  ) 


LES  ECRIVAINS 


PRESSE   PÉRIODIQUE  DE  I.ONDRES  (1). 


((  Si  je  retourne  à  Londres,  j'arracherai  le  masque  à 
ces  journalistes  5  je  montrerai  quelle  espèce  d'hommes  sont 
ceux  qui  gouvernent  ainsi  le  monde  sous  l'appellation 
mystérieuse  de  nous.  »  (^Discours  de  D.  O' Connellà  Du- 
blin,  Novembre  1834.) 

Monsieur  O'Connell,  vous  avez  raison.  La  justice,  l'hon- 
neur ,  la  liberté  et  le  caractère  magnanime  de  la  nation 
anglaise  exigent  que  ces  hommes  soient  démasqués.  Lors- 
que la  presse  exerce  une  si  vaste  influence,  c'est  une 

(1)  Note  de  l'Éd.  Les  rapports  qui  existent  aujourd'hui  entre  la 
France  et  l'Angleterre  sont  devenus  trop  intimes  ;  les  opinions  des  jour- 
naux anglais  ont  trop  souvent  prévalu  parmi  nous,  pour  que  de  sim- 
ples indications  sommaires  et  vagues  sur  le  mouvement  de  la  presse  pé- 
riodique de  Londres  pussent  toujours  nous  suffire.  A  mesure  que  l'on 
avance  ,  on  a  besoin  de  mieux  connaître.  Les  lecteurs  de  la  Revue 
Britannique  sont  depuis  long  tems  familiers  avec  le  mécanisme  des 
journaux  de  la  Grande-Bretagne.  Dans  les  deux  premières  séries  , 
nous  avons  eu  soin  de  les  initier  à  tous  les  arcanes  de  la  composition  , 
du  tirage,  du  revient  et  des  bénéfices  ,•  nous  avons  dit  l'origine  du  jour- 
nalisme en  Angleterre,  nous  avons  signalé  ses  progrès,  son  influence; 
nous  avons  tour-à-tour  indiqué  les  phases  si  diverses  de  ces  nombreux 
organes  de  l'opinion  ;  mais  toujours  d'une  manière  générale  ,  sans 


DE  LA  PRESSE  PÉRIODIQUE  DE  LONDRES.  323 

honte  que  ses  sicaires  marchent  visière  baissée  et  puissent 
choisir  leur  terrain  pour  poignarder  par  derrière  les  plus 
honorables  de  nos  hommes  politiques  qui  combattent  à 
face  découverte.  Une  lutte  si  discourtoise  sied  mal  à  des 
champions  qui  se  larguent  sans  cesse  de  leur  loyauté  et 
de  leur  indépendance  ;  cet  état  de  choses  ne  peut  durer  ; 
il  est  tems  enfin  de  soulever  le  voile  qui  couvre  ces  ano- 
nvmes.  Quelques  circonstances  particulières  nous  ont  fait 
connaître  en  détail  le  personnel  de  la  presse  de  Londres  5 
nous  en  profiterons  pour  donner  un  coup  d'épaule  à  la 
bonne  cause,  en  accomplissant  ainsi  pour  vous,  mon- 
sieur O'Connell ,  et  pour  tout  le  monde ,  ce  que  ni  vous 
ni  personne  n  auriez  pu  faire  sans  notre  assistance.  Ob- 
servons d'abord  un  ordre  dans  notre  revue  des  écrivains 
de  la  presse  ;  examinons  leurs  phalanges  telles  qu'elles  se 
déploient  devant  le  peuple. 

Au  premier  rang  sont  les  journaux  quotidiens  du  ma- 
tin; au  second  les  journaux  du  soir;  au  troisième  l'in- 
terminable liste  des  feuilles  hebdomadaires. 

Attention  !  la  toile  se  lève  :  vous  allez  voir  défiler  les 


tracer  de  portraiti  .  sans  esquisser  de  caractères  ,  en  un  mot  sans  nous 
occuper  de  ceux  qui  font  mouvoir  cet  immense  appareil.  L'article 
que  l'on  va  lire  est  destiné  à  remplir  cette  lacune  ;  nous  l'empruntons 
au  MagffliiHecpic  publie  M.  Tait  à  Edinbourg.Ce  recueil,  dont  les  opi- 
nions sont  d'un  radicalisme  modéré ,  et  qui  est  rédigé  eu  dehors  de 
l'iufluence  des  journaux  de  la  capitale  ,  nous  a  paru  se  trouver  dans 
les  meilleures  conditions  pour  juger. Nous  reproduisons  donc  ici  lidèle- 
meût  son  verdict  sans  prendre  sous  notre  responsabilité  les  cpigram- 
mes,  les  petites  méchancetés  qui  peuvent  se  trouver  alliées  à  la  vérité, 
car  il  est  difficile  ,  dans  un  semblable  sujet,  d'être  absolument  vrai. 
Voyez  dans  les  u°*  9 ,  45  ,  47  ,  o/i ,  55  et  60  de  la  1"  série  ;  dans  les 
n"*  9  et  20  de  la  2'  série  ,  et  dans  les  n"'  4  ,  13  ,  22  et  23  de  la  3* 
série  ,  les  divers  articles  que  nous  avons  publiés  sur  la  presse  pério- 
dique de  la  Grande-Bretagne, 


324  LES  ÊCRIVALNS 

ouvriers  de  la  presse  du  matin.  Attention!  voici ,  pour 
commencer,  le  roi  de  la  littérature  périodique  ,  le  Times 
tout-puissant. 

Le  Times  est  une  société  en  commandite  dont  la  pro- 
priété est  divisée  en  vingt-quatre  actions,  qui,  du  vivant 
de  feu  M.  Walters,  le  père  de  M.  Walters  actuel,  l'ho- 
norable élu  du  comté  de  Berks,  furent  vendues  pour  la 
faible  somme  de  cent  liv.  st.  (2,500  fr.  )  chacune.  Grâce 
aux  efforts  de  cet  homme  de  talent,  de  ce  noble  caractère 
si  souvent  persécuté,  grâce  à  l'industrie  et  h.  l'habile  con- 
duite de  son  fils ,  le  Times  s'est  peu  à  peu  élevé  à  la  haute 
prospérité  et  au  crédit  extraordinaire  dont  il  jouit  au- 
jourd'hui dans  le  monde  politique,  et  ses  actions  ne  valent 
pas  moins  de  12,000  liv.  st.  (300,000  fr.)  chacune.  Sur 
ces  vingt-quatre  actions,  seize,  ou  les  deux  tiers,  appar- 
tiennent à  M.  Walters  lui-même  ;  ce  qui  lui  fait  un  re- 
venu annuel  de  plus  de  20,000  liv.  st.  (500,000  fr.  )  , 
revenu  qui  augmente  chaque  jour  au  lieu  de  diminuer. 
Pendant  long-tems,  M.  Walters  fut  rédacteur-propriétaire 
du  Times,  il  recevait  alors  à  titre  d'indemnité  2,000 1.  st. 
(50,000  fr.)  par  an  -,  mais ,  [depuis  l'acquisition  de  son 
énorme  fortune,  il  s'est  retiré  dePrinling-House-Square, 
et  s'est  établi  à  la  campagne  où  il  vit  comme  un  magni- 
fique gentleman.  M.  Walters  est  aujourd'hui  complète- 
ment étranger  à  la  rédaction  et  à  la  direction  du  Ti- 
mes (1). 

La  grosse  pièce  d'artillerie  de  l'établissement  est  main- 
tenant M.  Sterling.  Ce  monsieur  était  capitaine  et  servait 
en  celte  qualité  dans  l'armée  anglaise  pendant  la  guerre 
de  la  Péninsule.  Il  est  bien  connu  du  duc  de  Wellington  , 
et  quoique  désormais  étranger  au  service,  il  continue  de 

(1)  M.  Walters  Jiabite  une  belle  propriété  au-delà  deWiudsor. 


DE  LA  PRESSE  rÉRIODIQl'Ë  DE  LONDRES.  325 

résider  à  Knightsbridge,  vis-à-vis  la  caserne  de  cavalerie, 
et  vit  toujours  dans  la  société  des  officiers.  C'est  M.  Sterling 
qui  écrit  les  principaux  articles  du  Times  ;  voilà  déjà  plu- 
sieurs années  que  tout  ce  qui  a  fait  du  bruit  dans  le  jour- 
nal provient  de  sa  plume.  M.  Sterling  se  fit  primitive- 
ment connaître  du  rédacteur  en  chef  par  l'envoi  d'une 
série  de  lettres  signées  Vêtus ,  dont  les  pensées  brillantes 
lui  procurèrent  un^.r^  qui  n'a  fait  que  s'accroître  jus- 
qu'à 1,500  liv.  st.  (37,500  fr.  )  par  an,  chiffre  énorme 
de  son  traitement  actuel.  M.  Sterlingn'a  cependant  aucun 
rapport  avec  l'administration  générale  du  journal  ;  les 
1,500  livres  qu'il  perçoit  ne  sont  que  le  prix  de  l'article 
principal  de  chaque  jour  qu'il  envoie  du  coin  de  son  feu. 
Cet  écrivain  possède  le  talent  de  composition  le  plus  facile 
et  le  plus  extraordinaire  ;  parfois,  en  moins  d'une  heure, 
il  produit  une  pleine  colonne  de  rédaction.  Certainement 
on  n'a  rien  vu  de  comparable  à  ses  articles  dans  notre  lit- 
térature politique  depuis  les  jours  de  Swift.  C'est  par  le 
slvle  surtout  que  se  distingue  M  .Sterling;  car,  dans  l'im- 
pétuosité et  la  chaleur  de  son  ame ,  il  déserte  ses  principes, 
il  y  revient ,  les  déserte  encore ,  avec  une  rapidité  qui 
donne  un  caractère  si  marqué  d'inconséquence  à  la  poli- 
tique du  Times.  Les  propriétaires  s'en  sont  souvent  aper- 
çus; mais  il  y  a  quelque  chose  de  si  militaire  dans  les 
habitudes  ,  les  manières  et  la  politique  de  M.  Sterling-, 
c'est  un  homme  si  fier,  si  peu  maniable ,  qu'ils  sont  bien 
forcés  de  lui  passer  beaucoup  de  choses  en  considération 
de  l'autorité  de  ses  articles,  de  la  verve  et  de  l'éclat  de 
son  style.  C'est  ainsi  que  M.  Sterling  emporte  avec  lui  le 
Times  dans  le  camp  qui  lui  plaît.  Si  le  journal  soutient 
aujourd'hui  le  ministère  du  duc  de  Wellington ,  il  faut 
l'attribuer  à  M.  Sterling.  Ce  n'est  pas  qu'on  puisse  l'ac- 
cuser de  motifs  intéressés.  Non  ,  M.  Sterling  ne  pourrait 
XIII.  ai 


326  LES  ÉCRIVAINS 

ni  supporter  la  domination  ni  toucher  l'or  mercenaire  du 
plus  puissant  monarque  de  l'univers.  Le  public  peut  m'en 
croire ,  il  n'est  pas  homme  à  se  livrer  en  esclave  à  aucun 
parti ,  ni  à  se  dépouiller  du  droit  de  briser  en  mille  pièces 
tous  ceux  qui  oseraient  se  montrer  rebelles  à  sa  volonté 
despotique.  C'est  ainsi  que,  dans  sa  rage  de  n'avoir  pu, 
malgré  tous  ses  efforts ,  faire  passer  le  bill  sur  le  pau- 
périsme (  pooj'  law  bill  ) ,  il  a  sans  pitié  écrasé  de  sa 
massue  la  léte  du  bateleur  du  Vauxhall. 

C'est  de  la  plume  de  cet  homme  au  masque  de  fer  que 
sont  venues  les  brutales  attaques  contre  M.  O'Connell, 
relativement  à  son  cens  d'éligibilité  ;  affaire  toute  pri- 
vée entre  M.  O'Connell  et  ceux  qui  veulent  le  conserver 
au  service  du  pays  ;  c'est  la  même  plume  qui  a  tracé  les 
expressions  de  mépris  contre  ce  précieux  patriote  ,  qu'il 
désigne  comme  un  M.  Joseph  Hume  ,•  c'est  la  même  plume 
qui  outrage  sans  cesse  cet  autre  politique  accompli ,  l'ap- 
prenti Roebuck  ,  qui  osa  contrarier  la  volonté  de  M.  Ster- 
ling en  empêchant  un  méprisable  petit  tory  de  devenir 
le  représentant  de  Bath  ;  c'est  la  même  plume  qui  pro- 
digue les  mots  :  sales  radicaux,  boucher  de  Kensijigton, 
et  Hampden  de  Brummagen.  Tel  est  son  pouvoir  pour 
le  mal  et  pour  le  bien ,  tel  est  l'abus  féroce  qu'il  a  fait 
dernièrement  de  son  talent ,  qu'il  est  tems  enfin  que  le 
peuple  d'Angleterre  apprenne  à  connaître  la  profession 
et  le  caractère  d'un  homme  qui  peut  ainsi,  de  sa  maison 
deKnightsbridge,  renverser,  à  ce  qu'il  prétend,  les  minis- 
tres, et  gouverner  ou  troubler  l'état.  Espérons  qu'il  se 
modérera  maintenant  qu'il  est  connu  ,  et  que  ces  lignes 
seront  comme  un  harpon  salutaire  jeté  sur  le  museau  de 
ce  léviathan  des  eaux  du  monde  politique. 

Après  M.  Sterling  ,  le  plus  important  des  rédacteurs 
du  Times  est  M.  Barnes,  qui  est  ce  qu'on  appelle  Védi" 


DE  LA  PRESSE  PÉRIODIQUE  DE  LONDRES.  827 

ieur  responsable .  On  lui  a  souvent  attribué  à  tort  les 
foudroyans  articles  de  M.  Sterling  ,  tandis  qu'il  n'écrit 
en  général  que  sur  des  sujets  lilléraires  et  les  beaux-arts. 
C'est  un  excellent  linguiste,  un  savant  et  un  bomme  d'é- 
tude ,  un  travailleur  infatigable  d'ailleurs ,  toujours  à  la 
roue,  la  nuit  comme  le  jour.  Son  traitement  est  de  1,000 
liv.  st.  (25,000  fr.)  par  an,  et  il  est  aujourd'bui  proprié- 
taire d'une  demi-action  dans  l'entreprise.  Administrateur 
d'une  intelligence  prompte  et  active  ,  M.  Barnes  conduit 
très-habilement  toute  la  vaste  machine  de  Printing-Jïouse- 
Sguare.  Son  discernement  éclate  dans  chaque  numéro  du 
Times  ,•  c'est  lui  qui  choisit  les  correspondans  étrangers 
et  les  jeporters  (sténographes)  des  chambres,  corps  utile 
et  nombreux ,  qui  trouve  dans  M.  l'éditeur  responsable  un 
administrateur  libéral  et  entendu.  Du  reste  ,  il  veut  être 
servi  comme  il  paie  ;  il  exige  la  soumission  la  plus  irapli- 
licile ,  et ,  excepté  M.  Sterling,  tout  le  monde  plie  sous 
M.  Barnes.  En  politique,  il  incline  aux  principes  de  li- 
berté; il  comprend  la  dignité  de  son  poste,  méprise  toute 
tentative  qui  pourrait  le  détourner  de  son  but,  n'a  au- 
cune velléité  d'abuser  de  son  pouvoir,  et  se  montre  en 
tout  et  toujours  un  homme  franc  et  honorable.  Nous  lui 
conseillons  donc  de  vivre  plus  loin  de  Printing-House-!- 
Square.  Forcé  par-là  de  prendre  plus  d'exercice  à  pied, 
iji  ne  courra  pas  le  danger  de  mourir  à  la  peine  ;  car  son 
obésité  croissante  et  l'excès  de  son  application  d'esprit  le 
menacent  de  cette  fin  cruelle. 

Le  département  du  Times  appelé  V article  de  la  Cité 
(City  article)  est  dirigé  par  M.  Alsager,  qui  demeure 
dans  Birchin-Lane.  M.  Alsager  reçoit  pour  cela  600  livres 
sterling  (15,000  fr.  )  par  an  ;  mais ,  il  faut  le  dire,  son 
travail  mérite  bien  cette  forte  rémunération.  M.  Alsager 
connaît  à  fond  le  commerce  et  la  finance;  ce  qui  l'a  mis  à 


3*28  LES  ÉcnivAixs. 

même  de  rendre  d'imporlans  services  à  son  pays  dans  les 
colonnes  du  Times ,  et  en  même  tems  de  se  créer  une 
fortune  considérable  par  d'habiles  spéculations.  Ses  opi- 
nions ont  beaucoup  de  poids  dans  les  réunions  mercantiles 
de  la  Cité.  Ses  bons  avis  ont  épargné  mainte  grosse  bévue 
aux  gens  qui ,  assis  dans  leur  comptoir  de  Threadneedle- 
Street ,  ont  le  maniement  des  millions  du  plus  grand  em- 
pire de  la  terre.  Si  les  choses  étaient  bien  ordonnées  dans 
ce  monde  commercial ,  les  hommes  tels  que  M.  Alsager 
deviendraient  chancelier  de  l'échiquier,  car  des  lords 
ou  des  nourrisseurs  de  bestiaux  font  de  tristes  financiers. 

M.  Bacon  est  le  sous-éditeur  du  Times  ,  il  a  pour  aide 
M.  Murray  5  M.  Bacon  et  M.  Murray  écrivent  bien  et 
d'un  style  coulant.  M.  AValters  n'était  pas  de  force  pour 
le  Times ,  aussi  a-t-il  choisi  le  moment  favorable  pour 
se  retirer  de  la  rédaction.  Les  articles  de  M.  Ster- 
ling ont  été  fréquemment  attribués  à  lord  Brougham  , 
car  toutes  les  précautions  sont  prises  pour  cacher  ce 
M.  Sterling.  Un  rédacteur  qui  désire  rester  attaché  au 
Times  doit  bien  se  tenir  sur  ses  gardes  avec  un  tiers ,  et 
ne  jamais  mentionner  même  le  nom  de  M.  Sterling  :  pro- 
noncer ce  nom,  c'est  la  mort  sans  appel.  Dans  son  en- 
semble ,  il  n'y  a  pas  de  journal  qui  puisse  entrer  en  com- 
paraison avec  le  Times  ,  et  malgré  les  innombrables 
ennemis  que  lui  suscitent  les  incartades  de  M.  Sterling, 
on  ne  peut  douter  que  le  Times  ne  reste  long-tems  encore 
à  la  tête  des  puissances  de  la  presse  (1). 

Le  second  journal  en  date,  et  jusqu'à  ces  derniers  tems 
le  second  en  réputation  ,  est  le  mémorable  Moining- 
Chronicle.  Qui  ne  se  souvient  de  ce  qu'était  cette  feuille 

(1)  Depuis  c{ue  cet  ai-ticle  a  été  écrit ,  le  Timei  a  perdu  M.  Murray, 
mort  il  y  a  six  semaines. 


DK  I,A  PRESSE  PLUlODIOtE  DE  LONDHES.  329 

politique  sous  la  direction  triomphante  du  défunt  l'illustre 
M.  Perry  ?  A  sa  mort,  le  Moniing-CJironicle  fut  vendu 
à  M.  Cléments  du  Strand  pour  la  somme  de  30,000  liv. 
sterl.,  prix  qui  n'avait  rien  de  trop  élevé  si  l'acheteur 
eût  possédé  assez  de  capitaux  et  de  talent  pour  faire  mar- 
cher la  spéculation.  Malheureusement  le  nouveau  pro- 
priétaire ne  remplit  aucune  des  conditions  nécessaires  au 
succès  d'une  si  périlleuse  entreprise,  et  son  marchand  de 
papier  obtint  bientôt  une  hypothèque  considérable  sur 
le  privilé{5e  du  journal.  Restreint  dans  ses  ressources, 
M.  Cléments  ne  put  guère  suffire  à  la  grande  dépense 
qu'exigent  la  correspondance  étrangère  ,  les  rédacteurs 
des  chambres ,  les  nouvelles  de  police  et  des  tribunaux. 
Ce  fut  ainsi  que  le  Chronicle,  comme  on  l'appelle  abrévia- 
tivement ,  resta  bientôt  en  arrière  des  autres  journaux. 
Non  seulement  la  correspondance  étrangère  fut  invaria- 
blement copiée  du  Times  et  de  V Herald  de  la  veille,  mais 
on  rogna  économiquement  sur  les  frais  de  la  boutique  en 
se  servant  de  caractères  d'imprimerie  deux  fois  plus  gros 
que  ceux  ordinairement  employés,  on  prodigua  les  bla?ics, 
on  sema  \esjîlets,  le  tout  pour  épargner  quelques  shel- 
lings  II  y  avait  de  quoi  frapper  de  mort  cette  feuille  jadis 
fameuse  5  aussi  dernièrement  sa  circulation  n'allait  pas 
au-delà  de  deux  mille  exemplaires  par  jour.  Dans  ces 
circonstances,  M.  Cléments,  en  janvier  dernier,  vendit 
sa  part  du  Morning- Chronicle  pour  la  somme  de  17,000 
liv.  sterl.  ,  à  MM.  Grote  le  banquier,  Easthope  l'agent 
de  change ,  et  à  Josuah  Parkes ,  le  grand  whig  de  Bir- 
mingham. Mais  ces  messieurs  ne  peuvent  guère  se  vanter 
de  connaître  à  fond  les  secrets  difficiles  du  métier  de  jour- 
naliste. La  correspondance  étrangère  du  Morning- Chrc 
nicle  a  certainement  gagné;  ce  journal  reçoit  maintenant 
les  plus  fraîches  nouvelles  de  Paris  et  de  Madrid  5  mais 


330  LES  ECRIVAINS 

les  blancs  restent  toujours  ouverts  dans  la  justification  ,  et 
le  Chronicle  contient  un  tiers  de  matière  de  moins  que  le 
Times.  Il  y  a  d'ailleurs  quelque  chose  de  pire  dans  ses 
colonnes ,  c'est  l'interpolation  des  articles  de  quelques- 
uns  des  propriétaires.  Fatale  méprise  !  se  croire  journa- 
liste parce  qu'on  a  acheté  un  journal  politique  !  Combien 
de  fortunes  ont  été  englouties  par  suite  de  celte  vanité, 
la  plus  coûteuse  de  toutes  !  Quand  M.  Parkes  se  pousserait 
par  ses  articles  dans  le  cabinet  des  whigs,  y  trouverai l-il  la 
compensation  de  tous  les  milliers  de  livres  sterling  qu'il 
lui  aurait  fallu  jeter  sur  le  chemin  de  l'ambition?  Les 
hommes  ne  suivent  plus  aujourd'hui  de  ces  chefs  qui ,  au 
lieu  de  combattre  pour  les  libertés  du  monde ,  ne  songent 
qu'à  s'ouvrir  la  voie  des  honneurs  et  des  places.  M.  Black, 
esprit  philosophique  et  de  haute  capacité ,  devrait  seul 
avoir  le  droit  d'exposer  dans  le  Chronicle  ses  théories  pro- 
fondes sur  la  politique.  M.  Black  est  le  Socrate  du  siècle  , 
et  il  n'est  pas  juste  que  des  bavards  lui  ôtent  la  parole  au 
nom  de  l'intérêt  public.  Nous  prenons  la  liberté  de  dire 
ces  choses  parce  que  c'est  l'absence  de  toute  rivalité  qui 
permet  au  Times  de  suivre  sa  marche  rétrograde ,  de  mé- 
priser et  de  braver  l'esprit  progressif  du  siècle.  Il  n'y  eut 
jamais  de  plus  belle  occasion  que  l'apostasie  du  Times 
pour  le  Chronicle^  s'il  eût  voulu  marcher  en  avant  et 
prendre  position  à  la  tète  de  la  presse. 

Le  Morning-Herald,  n'ayant  aucune  influence  politi- 
que, peut  être  jugé  en  peu  de  mots.  Il  eut  une  sorte  de 
popularité,  un  grand  débit  du  moins,  sous  la  généreuse 
administration  de  feu  M.  Thwaites,  à  l'époque  où  les  af- 
faires du  Morning- Chronicle  commencèrent  à  décliner. 
M.  Thwaites  était  un  boutiquier  de  Manchester  établi  à 
Londres  ,  qui  transporta  son  capital  dans  une  spéculation 
de  presse ,  dans  le  seul  but  d'y  trouver  un  beau  bénéfice. 


DE  LA  PRESSE  PÉRIODIQUE  DE  LONDRES.  331 

En  conséquence,  on  mit  plus  de  varié^  dans  les  mélanges 
de  V Herald ,  on  auf^menta  considérablement  son  format, 
et  l'esprit  de  M.  ODwyer,  le  rédacteur  des  nouvelles 
de  police,  contribua  beaucoup  à  faire  une  réputation  à 
cette  feuille.  C'est  un  agréable  journal  de  famille,  mais 
sans  importance  dans  le  monde  politique ,  soutenant  le 
principe  de  la  réforme  en  général ,  et  défendant  le  parti 
orangisle  d'Irlande  avec  toute  Tinviolabilité  de  l'église 
irlandaise  ;  soutenant  la  cause  des  institutions  libérales 
au  dehors,  et  cependant  payant  un  correspondant  en  Es- 
pagne qui  peint  don  Carlos  comme  un  roi  à  la  tête 
de  légions  victorieuses  ,  tandis  que  les  chrislinos  sont  une 
poignée  de  misérables  bons  à  jeter  aux  chiens.  Ces  con- 
tradictions et  mille  autres  qu'on  voudrait  décorer  du  beau 
nom  d'indépendance  ont  enlevé  au  Morniji g- Herald  tout 
crédit  politique,  le  privent  de  toute  considération  et  di- 
minuent chaque  jour  le  nombre  de  ses  lecteurs.  La  pro- 
priété en  appartient  presque  tout  entière  à  M'^  Tarrant, 
la  fille  de  M.  Thwaites ,  qui  écrit  elle-même  une  grande 
partie  des  articles  politiques.  De  là  le  nom  de  journal  de 
ma  grand' maman  donné  à  X Herald  par  ce  méchant 
M.  Bar  nés. 

Le  Moniing-News  s'est  fondé  sur  les  ruines  du  Guar- 
dian and  Public  Ledger,  qu'il  suit  de  près  sur  le  chemin 
de  la  tombe.  Le  Morming-Post  est  l'organe  avoué  du 
parti  conservateur.  C'était  la  propriété  des  MM.  Byrne  , 
dont  l'un  est  mort  du  choléra  en  1832.  Cette  mort  amena 
la  vente  du  journal  pour  la  somme  de  24,000  liv.  sterl. 
à  X éléphant  appiivoisé  eX.  autres  gens  du  même  parti.  La 
circulation  du  Post  n'est  pas  considérable ,  mais  comme 
il  a  accès  dans  les  cercles  aristocratiques  ,  les  annonces  y 
sont  payées  très-cher,  ce  qui  procure  un  certain  bénéfice. 
M.  Wallon  est  le  rédacteur  de  ces  articles  politiques  qui 


;J32  LES  tcniVAiNS 

sentent  la  rage  et  qui  perdent  par  là  beaucoup  de  leur 

eflfet. 

Mais  le  matin  est  déjà  passé  ,  voyons  les  journaux  qui 
précèdent  ou  suivent  le  coucher  du  soleil. 

De  tous  les  journaux  qui  paraissent  dans  l'après-midi , 
le  Globe  est  le  plus  remarquable  depuis  l'accession  des 
whigs  au  pouvoir.  Le  Globe  est  rédigé  par  M.  Gœrton  , 
compilateur  d'un  dictionnaire  biographique,  et  de  quel- 
ques autres  ouvrages.  Ce  M.  Gœrton  n'a  cependant  été 
que  le  zéro  du  Globe  depuis  quatre  ans  ,  car  les  articles 
politiques  venaient  régulièrement  au  journal  des  bureaux 
des  lords  Palmerston  et  Melbourne.  On  l'appelle  V^lbiim 
de  Cupidon  ,  parce  qu'il  est  rédigé  en  quelque  sorte  par 
lord  Palmerston  ,  surnommé  lui-même  Cupidon.  Si  le 
dieu  Cupidon  ne  remonte  pas  sur  son  trône,  le  Globe...  5 
mais  n'anticipons  pas  sur  l'avenir. 

Le  Counierna.  pas  de  principe  politique,  et  de  toutes 
les  filles  qui  courent  dans  les  rues,  c'est  assurément  la  pire. 
Entre  tous  ceux  qui  écrivent  dans  ses  colonnes ,  on  cite  un 
des  rois  de  l'Europe.  Si  le  lecteur  veut  bien  parcourir  le 
Courrier  à  la  date  du  29  mars  1833  ,  il  y  verra  ,  sous  la 
forme  d'un  article  de  rédaction  ,  la  défense  d'un  roi  par 
lui-même,  défense  certainement  satifaisanteet  concluante. 
Depuis  un  an,  le  Courrier  a  été  rédigé  par  M.  James 
Stuart ,  écrivain  écossais  de  talent,  et  auteur  d'un  Voyage 
pittoresque  aux  États-Unis.  Ce  M.  James  Stuart  fit  par- 
ler de  lui,  il  y  a  quelques  années,  par  son  duel  avec  sir 
Alexander  Boswell.  Si  nous  faisons  allusion  aux  affaires 
privées  de  M.  James  Stuart,  c'est  pour  détromper  le  public 
sur  ce  qui  a  été  dit  récemment  encore  du  degré  d'influence 
qu'exerce  aujourd'hui  sur  le  journal  son  nouveau  rédac- 
teur j  car  on  a  répandu  le  bruit ,  et  Ton  croit  encore  , 
excepté  en  Ecosse,  que  M.  James  Stuart  n'a  accepté  la 


DE  l.\  PUESSE  ri:niuDIQlE  DE  LONDRES.  333 

rédaction  du  Courrier  que  pour  y  chercher  une  occupa- 
tion d'esprit  propre  à  le  distraire  du  duel  dont  nous  venons 
de  parler.  Un  homme  si  honorable ,  si  riche  ^  si  digne , 
vous  dit-on,  n'aurait  jamais  accepté  la  rédaction  d'un  jour- 
nal sans  la  plus  parfaite  liherlé  d'action,  d'où  l'on  conclut 
que  la  complète  indépendance  du  Courrier  est  garantie 
par  l'indépendance  de  son  principal  rédacteur.  Ces  asser- 
tions peuvent  être  vraies  en  thèse  générale  5  mais  nous  ne 
croyons  pas  pouvoir  nous  dispenser  d'informer  nos  lec- 
teurs que  M.  James  Stuart  ne  possède  plus  la  moindre 
propriété  5  tous  ses  domaines  d'Ecosse  et  toute  sa  fortune 
ayant  été  absorbés  dans  d'imprudentes  spéculations  à  l'é- 
poque'de  la  panique  commerciale.  Le  Coiurier  s'est  jeté 
dernièrement  aux  pieds  du  duc  de  Wellington.  Sa  Grâce 
n'a  pas  daigné  le  ramasser. 

Le  Sun  est  un  journal  de  médiocre  réputation.  31. 
Murdo  Yuong  est  le  propriétaire  de  cet  astre  du  soir.  Il  a 
aussi  trouvé  faveur  auprès  des  vhigs  et  combat  vigou- 
reusement pour  eux.  Le  Standard  appartient  à  M.  Bald- 
win.  Il  est  rédigé  par  M.  Gifford  et  le  célèbre  Maginn. 
Ce  journal  est  un  autre  exemple  de  ce  que  peut  la  seule 
vertu  du  style;  car  il  est  parvenu  à  se  créer  un  débit 
assez  considérable  ,  malgré  tous  les  désavantages  d'une 
cause  mourante. 

Enfin  nous  devons  donner  un  coup-d'œil  à  celte  im- 
portante division  de  la  presse  métropolitaine  :  les  jour- 
naux du  dimanche.  Les  journaux  quotidiens  observant 
religieusement  le  repos  du  sabbat  ont  abandonné  ce  jour- 
là  aux  spéculations  de  la  presse  hebdomadaire. 

Voici  d'abord  le  colosse  de  cette  famille  ,  le  Dispatch. 
C'est  la  propriété  de  M.  Haimer  d'Hatton-Garden  qui  a 
acquis  plusieurs  milliers  de  livres  sterling  par  son  succès, 
et  qui  en  avait  besoin.  Le  principal  rédacteur  est  un 


;i34  LES  ËCRIVAlJJS 

M.  Williams ,  qui  écrit  les  premiers  articles  et  la  lettre 
signée  :  Publicola.  Ce  M.  Williams  était  autrefois  lieute- 
nant de  vaisseau.  C'est  dans  la  marine  qu'il  a  puisé  ses 
idées  sur  l'horrible  régime  qui  y  dominait  naguère  et  dont 
le  souvenir  a  donné  à  son  style  une  si  terrible  énergie. 
Son  père  était  un  royaliste  américain ,  parent  du  général 
Hayne,  gouverneur  distingué  de  l'élat  de  la  Caroline  du 
Sud.  M-  Williams  a  été  aussi  l'éditeur  d'une  édition  des 
Saisons  de  Thomson  et  du  Paradis  Perdu  de  Milton , 
ainsi  que  l'auteur  d'un  ouvrage  original,  intitulé:  les 
Contes  du  vieux  M.  Jeffersoji]  livre  que  le  public  doit 
acheter  en  l'honneur  de  l'un  des  plus  nobles  champions 
qui  aient  jamais  combattu  pour  la  cause  des  libertés  hu- 
maines. 

Supérieur  par  l'éclat  du  style,  et  peu  inférieur  par  la 
fermeté  de  ses  principes  au  Dispatch  ,  le  Spectator  a 
perdu  et  très-honorablement  perdu  de  grosses  sommes 
d'argent.  M.  Day,  jadis  célèbre  marchand  de  cirage  d'Hol- 
born-Street,  a  eu  beaucoup  de  rapports  avec  le  Spectator, 
dépensant  avec  libéralité  et  sans  espoir  de  bénéfice  une 
partie  de  sa  fortune  pour  soutenir  cette  brillante  feuille. 
Le  prix  du  Spectator  est  le  seul  obstacle  à  son  triomphe 
sur  ses  rivaux.  Nous  lui  conseillerons  donc  de  diminuer 
la  largeur  de  son  format  et  de  laisser  de  côté  ses  articles 
de  littérature,  d'histoire  et  de  beaux-arts.  Avec  ces  chan- 
gemens,  le  Spectator  pourrait  être  vendu  au  prix  ordi- 
naire, et  sa  distribution  s'élèverait  bientôt  à  six  mille 
exemplaires  par  mois.  Son  rédacteur  est  un  Écossais  qu'on 
appelle  Rlntoul. 

Il  y  a  aussi  le  Times  des  Dimanches,  agréable  et  inof- 
fensif journal,  très-recherché  surtout  des  fermiers  et  des 
commerçans  de  province  ,  et  qui  par  consét|uent  n'a  au- 
cune prétention  politique  décidée.  Ce  journal  fut  fondé 


DE  LA  PHÊSSE  PÉRIODIQUE  DE  LONDHES.  335 

par  M.  Harvey  dont  les  articles  énergiques  lui  valurent 
un  succès  de  deux  mille  exemplaires  par  semaine.  M.  Har- 
vev  le  céda  pour  7,000  liv.   st.  et  une  rente  annuelle 
de  400  liv.   st.  dont  il  jouit  aujourd'hui.  Son  débit  est 
cependant  un  peu  tombé.  M.  Gaspy  est  le  rédacteur  et 
en  grande   partie   le  propriétaire  du   Sunday   Times  , 
journal  absurde,  sans  but  et  sans  portée:  Le  John  Bull., 
ultra-lorv  et  anglican  exagéré,  attaque  ses  ennemis  avec 
une  violence  très-peu  chrétienne.  Tantôt  ironique  avec 
esprit,   tantôt  préférant  une  bouffonnerie  grossière,   il 
n'a  pas  cessé  un  moment  d'être  fidèle  à  son  exagération. 
Il    a   pourtant  pour  rédacteur  principal  un   romancier 
spirituel,  qui  se  pique  de  savoir  peindre  les  mœurs  aris- 
tocratiques ,  quoiqu'il  préfère  introduire  ses  héros  dans 
les  tavernes  plutôt  que  de  les  aller  chercher   dans  les 
salons.  Ce  rédacteur  est  M.   Théodore  Hook.  Le  John 
Bull  fut  fondé  dans  l'origine  par  le  gouvernement  -,   le 
trésor   du   moins   en  fit  les   frais  pendant  les  six   pre- 
mières semaines  ;  mais  sa  rédaction ,  à  laquelle  coopé- 
rèrent  plusieurs  écrivains  distingués  du  Quarteiiy  Re- 
view,  entre  autres  M.  Croker  et  M.  Lockhart,  rendirent 
bientôt  ce  secours  superflu.   Il  est  sans  exemple  qu'un 
journal  réussisse  en  si  peu  de  tems  :  le  soutien  dès  hautes 
classes  vaut  toutes  les  subventions.  Le  John  Bull  est  au- 
jourd'hui une  propriété  qui  a  du  prix  ;  il  triompha  même 
d'une  concurrence  redoutable,  leBeacon,  autre  journal 
hebdomadaire  très-satirique  et  très-personnel,  dont  on  ac- 
cusa Walter- Scott  d'être  un  des  rédacteurs,  mais  qui 
mourut  bien  avant  le  célèbre  romancier.  Malgré  le  suc- 
cès continu  du  John  Bull,  la  mauvaise  santé  de  M.  Théo- 
dore Hook  lui  a  ôté  quelque  chose  de  sa  verve  et  partant 
de  sa  popularité.  M.  Théodore  Hook  eut,  il  y  a  trois  ou 
quatre  ans  ,  une  attaque  d'apoplexie  à  sa  maison  de  Pul- 


336  Les  kcp.ivaixs 

teney,  ce  qui  le  laissa  dans  un  élat  de  faiblesse  et  d'âllan- 
guissement  pendant  un  tems  considérable.  La  littérature 
et  la  politique  du  John  Bull  s'en  ressentirent.  Cet  auteur 
a  recouvré  la  santé ,  mais  dans  l'intervalle  il  a  eu  besoin 
de  réaliser  quelques  valeurs,  et  il  a  vendu  une  partie  de 
ses  actions  du  journal  pour  4,000  livres  sterling. 

La  presse  nous  invite  maintenant  à  descendre  dans  ses 
basses  régions  ,  dans  les  étuves  où  vivent  le  ^ge  et  les 
autres  en  fans  du  John-Bull.  Nous  réservons  aussi  pour 
lin  second  article  le  True  Su7i,  le  Morning  Adv^ertiser, 
et  l'antagoniste  radical  du  John  Bull,  l'Examiner,  hon- 
nêtes artisans  de  la  bonne  cause ,  sans  oublier  le  seul 
qui  ose  marcher  visière  haute  avec  son  nom  sur  sa  ban- 
nière, le  Gril  de  Cobbett,  autrement  dit  le  Cobbett-Re- 
gistcr. 

Nos  lecteurs  possèdent  maintenant  quelques  renseigne- 
mens  sur  les  principaux  journalistes  qui  se  tenaient  cachés 
derrière  leur  feuille  comme  Thersite  derrière  le  bouclier 
d'Ajax.  Les  hommes  honorables  dont  nous  avons  révélé 
le  nom  et  le  caractère  ne  pourront  qu'applaudir  à  notre 
entreprise.  Ce  n'est  ni  l'instinct  du  scandale,  ni  la  passion 
de  la  haine  qui  nous  ont  portés  à  pénétrer  dans  la  vie  in- 
térieure des  écrivains  de  la  presse  périodique  :  notre  pa- 
triotisme, notre  amour  pour  la  justice  et  la  vérité  ont 
été  nos  seuls  mobiles.  Si  une  main  invisible  peut  lan- 
cer impunément  des  nuées  de  javelines  ,  quel  patriote 
osera  monter  à  la  brèche  ?  Qu'ils  viennent  en  plaine 
et  combattre  au  soleil  5  il  y  a  parmi  nos  Gobbet  et  nos 
O'Connell  des  hommes  qui  suffiront  pour  mettre  en  dé- 
route une  armée  entière  de  ces  champions  anonymes. 
Si  le  public  voulait  seulement  réclamer  l'observation  des 
lois  les  plus  simples  de  la  science  politique ,  et  faire  res- 
pecter ses  principes  en  les  respectant  lui-même,  toutes 


DE  LA  PHESSE  PÉniOPIQUE  t>E  LONDRES.  337 

les  indëcentes  personnalités  dont  nos  journaux  sont  si 
prodigues  ne  saliraient  plus  les  bassins  de  la  balance  où 
l'opinion  pèse  les  hoemms  et  les  choses.  Les  reptiles  de 
la  presse  disparaîtraient  enfin  dans  la  boue  dont  ils  vou- 
draient souiller  leurs  adversaires. 

Disons-le  tout  haut  (parce  que  c'est  vrai ,  à  très-peu 
d'exceptions  près)  :  pour  s'occuper  des  intérêts  populaires, 
il  faut  courir  le  risque  d'être  poignardé  par  les  sicaires  sti- 
pendiés de  la  presse.  Écoulez  les  propriétaires  de  journaux  ; 
ils  vous  diront  :  Nous  spéculons  en  journalisme  pour  ga- 
gner de  l'argent,  nous  ne  pouvons  prendre  une  mauvaise 
position.  Ecoutez  les  rédacteurs  :  Nous  faisons  comme 
les  avocats  ,  disent- ils ^  nous  sommes  payés  pour  écrire 
comme  les  avocats  pour  parler  5  nous  écrivons  pour  vivre. 
Tel  est,  à  l'exception  de  quelques  honorables  écrivains  in- 
dépendans  par  leur  mérite  à  part,  tel  est  en  général  le 
sens  de  tous  leurs  discours.  Et  cependant ,  rien  de  plus 
faux  que  la  comparaison  que  les  journalistes  voudraient 
établir  entre  eux  et  les  avocats.  «  L'avocat ,  dit  Paley, 
n'est  pas  coupable  de  mensonge  parce  qu'on  n  attend 
pas  de  lui  qu'il  dise  la  vérité.  Il  est  l'interprète  de  ses 
cliens  ;  mais  les  rédacteurs  de  journaux  parlent  en  leui' 
propre  nom ,  et  se  vantent  de  ne  jamais  céder  à  aucune 
influence  pécuniaire.  Or,  est-il  plus  excusable  de  mentir 
avec  la  plume  qu'avec  la  langue.''  Que  dis-je  ?  Le  journa- 
liste qui  écrit  une  imposture  esquive  le  démenti  direct 
par  lequel  on  arrête  au  moins  le  menteur  ordinaire. 
Qu'ils  aient  au  moins  le  courage  de  leur  métier.  Qu'ils 
ne  gagnent  pas  sans  aucun  risque  le  prix  de  leurs  ca- 
lomnies. Il  est  vrai  que  peu  de  ces  messieurs  iraient, 
moyennant  un  salaire,  s'adresser  en  face  à  M.  O'Connell 
et  lui  dire  :  Tu  nés  qiiun  gueux  l  surtout  en  présence 
de  ses  cinq  fils. 


338    LES  ÉCRIVAINS  DE  LA  PRESSE  PÉRIODIQUE  DE  LONDRES. 

Pour  nous ,  quel  a  été  notre  but  en  démasquant  ces  in- 
visibles satellites  du  journalisme?  faire  apprécier  ce  que 
vaut  la  virulence  de  la  presse.  Nous  voulons,  selon  l'ex- 
pression de  Burke,  «  qu'au  milieu  d'une  troupe  de  pour- 
ceaux ,  on  ne  voie  plus  fouler  aux  pieds  le  patriotisme  et 
le  talent.   » 

(  Tait' s  Edinhurgh  Magazine.) 


LES   RESURRECTEURS. 


En  Angleterre  règne  un  préjugé  très-honorable  dans 
sa  cause,  et  très-nuisible  aux  intérêts  de  la  science  ;  le 
respect  pour  la  mort  y  est  extrême ,  et  rien  de  plus  diffi- 
cile que  de  s'y  procurer  un  sujet.  Un  crime  atroce,  nou- 
veau, d'invention  toute  scientifique  et  toute  anglaise,  a  dii 
sa  naissance  à  cette  vénération  pour  les  tombeaux ,  si  gé- 
néralement répandue,  que  le  peuple  a  pour  les  anatomistes 
une  horreur  superstitieuse.  A  peine  a-t-on  su  que  le  cadavre 
d'un  homme  était  bonne  marchandise,  dont  on  pouvait 
aisément  se  défaire  et  tirer  un  très-haut  prix  :  quelques 
personnages  audacieux  ont  établi  leur  manufacture  de 
cadavres.  Au  lieu  d'aller  les  chercher  dans  les  cimetières, 
vieux,  débiles,  usés  par  les  maladies,  ils  les  ont  faits  de 
leurs  propres  mains.  Ces  messieurs  ont  choisi  avec  soin 
le  sujet  vivant  sur  lequel  ils  voulaient  opérer  ;  et  après 
Tavoir  étranglé  de  manière  à  ne  pas  diminuer  sa  valeur  , 
ils  l'ont  jeté  dans  le  commerce.  On  sait  de  quelle  terreur 
ces  assassins  par  spéculation  frappèrent  l'Angleterre  ,  il  y 
a  peu  d'années.  Ils  enrichirent  la  langue  d'un  mot,  et  la 
liste  des  forfaits  humains  d'une  variété.  L'un  d'eux  se 
nommait  Burh  \  leur  métier,  leur  art,  se  nommèrent 
burking. 

Cette  difficulté  de  se  procurer  des  cadavres  a  donné 
lieu  à  plus  d'une  scène  bizarre  à  plus  d'une  escapade  chi- 


340  LES    RÉSURRECTEUnS. 

rurgicale  ;  souvent  le  sujet  a  été  volé  dans  le  cimetière  \ 
et  quelquefois  le  peuple  ou  les  paysans  ont  arrêté  le  vo- 
leur pris  pour  un  Buike?'.  On  ne  lira  peut-être  pas  sans 
intérêt  le  récit  suivant  qui  donnera  quelque  idée  des 
dangers  que  courent  en  Angleterre  le  chirurgien  et  l'ana- 
tomiste  trop  enthousiastes  de  leur  état.  Dans  au^ne 
circonstance  de  ma  vie ,  le  burlesque  et  le  lugubre  n'ont 
été  plus  étrangement  alliés. 

Deux  ans  après  ma  sortie  de  Cambridge ,  j'étais  élève 
interne  dans  l'un  des  hôpitaux  de  Londres,  lorsqu'une 
jeune  personne  appartenant  à  une  classe  inférieure  de  la 
société  fut  admise  au  nombre  de  nos  malades.  Il  fut  im- 
possible de  la  sauver  -,  sa  maladie ,  dont  les  symptômes 
étaient  mobiles  et  contradictoires,  déjoua  tous  les  efforts 
des  plus  célèbres  médecins  ;  on  lui  fit  subir  plusieurs  trai- 
lemens  qui  ne  diminuèrent  pas  ses  souffrances  :  ceux-ci 
la  regardaient  comme  atteinte  d'un  afflux  de  sang  au  cœur; 
d'autres  attribuaient  ses  souffrances  à  un  abcès  interne. 
Pendant  quelque  tems  on  crut  que  les  poumons  étaient 
attaqués;  puis  on  crut  reconnaître  de  nouveaux  symp- 
tômes :  c'étaient,  tantôt  un  désordre  organique,  un  dé- 
rangement des  fonctions  internes,  tantôt  un  mal  hérédi- 
taire. Au  milieu  des  tortures  qu'on  lui  fit  subir,  des 
potions ,  des  drogues  de  toute  espèce  qu'on  lui  admi- 
nistra, la  vie  dépérissait,  l'ame  s'enfuyait  peu  à  peu,  la 
jeune  fille  mourait.  C'était  une  énigme  d'un  intérêt  puis- 
sant pour  les  maîtres  et  pour  les  élèves  ;  le  médecin  en 
chef  soutenait  toujours  que  c'était  une  affection  secrète 
du  cœur  :  on  dissertait  beaucoup,  on  consultait Boërhaave 
et  Corvisart;  on  appelait  les  docteurs  les  plus  instruits, 
et  cependant  la  jeune  fille  s'éteignait. 

Lorsque  les  parens  apprirent  qu'on  désespérait  de  la 
sauver,  ils  soupçonnèrent  que  les  médecins  tenteraient 


LES   RÉSURRECTEURS.  341 

l'autopsie  du  cadavre.  Pour  prévenir  cet  attentat,  ses 
deux  frères  exigèrent  la  translation  de  leur  sœur  ,  quel- 
que malade  qu'elle  fût,  dans  la  maison  de  leur  père; 
en  vain  leur  fit-on  observer  que  la  fatigue  du  transport 
hâterait  les  progrès  de  la  maladie  5  on  exagéra  même  la 
faiblesse  de  la  malade  et  le  danger  qu'elle  pourrait  cou- 
rir :  les  frères  furent  inflexibles.  L'an  d'eux  se  fâcha;  et 
toute  l'éloquence  que  j'employai  pour  l'apaiser  fut  inu- 
tile-, enfin  s'emportant  contre  nous  ,  il  parla  de  l'hôpital 
comme  d'une  boucherie  humaine,  des  médecins  et  des 
élèves  comme  d'assassins  exécrables. 

«  Croyez-vous ,  s'écria  un  interne ,  que  ses  invectives 
irritaient ,  que  si  nous  avions  envie  d'en  faire  ce  que  vous 
supposez  ,  nous  ne  saurions  pas  la  retrouver  ? 

—  C'est  ce  que  nous  verrons,  »  répondit  l'Hercule  au 
poing  noueux  en  agitant  son  bras  d'une  manière  signifi- 
cative ! 

La  jeune  fille  fut  tirée  de  sou  lit ,  placée  dans  une  voi- 
ture ,  et  transportée  chez  son  père  à  cinq  lieues  de  Lon- 
dres. Dix  minules  après  elle  avait  cessé  d'exister. 

«Vraiment,  dit  le  médecin  en  chef  quand  nous  re- 
çûmes cette  nouvelle  ,  je  donnerais  cinquante  livres  ster- 
ling pour  savoir  si  je  me  suis  trompé  sur  la  maladie  de 
cette  pauvre  fille. 

Un  groupe  d'élèves  et  de  jeunes  médecins  qui  venaient 
d'entendre  ces  paroles  se  forma  aussitôt  dans  un  coin  de 
la  salle.  Nous  avions  pris  le  plus  grand  intérêt  à  cette 
maladie,  et  notre  curiosité  n'était  pas  moins  vive  que 
celle  du  médecin  en  chef.  A  nos  risques  et  périls ,  et 
malgré  l'air  menaçant  et  les  adieux  peu  encourageans  des 
deux  frères  ,  notre  complot  fut  aussitôt  formé  :  nous  ju- 
râmes de  déterrer  le  cadavre  de  la  jeune  fille  et  de  satis- 
faire le  désir  témoigné  par  notre  chef.  Sans  nous  encou- 

XIII.  22 


342  LES    RÉSURRECTEURS. 

rager  dans  une  entreprise  que  les  tribunaux  auraient  pu 
châtier ,  il  se  contenta  de  me  dire ,  en  me  frappant  sur 
l'épaule  : 

<(  Diable!  c'est  dangereux,  je  ne  vous  le  conseille  pas.» 
C'était  absolument  comme  s'il  nous  eût  dit  :  Allez ,  mes 
amis,  et  tachez  de  réussir. 

Nous  voilà  donc  réunis  en  conciliabule  secret ,  dans  la 
chambre  de  l'un  de  nos  camarades  où  se  trouvaient  deux 
autres  élèves  internes,  deux  garçons  d'amphithéâtre  et  un 
de  ces  hommes  que  l'on  appelle  grahs  ,  et  dont  la  profes- 
sion spéciale  est  de  vendre  des  sujets.  Un  affidé  nous 
avait  donné  des  renseignemens  certains  sur  la  place 
qu'occupait  la  tombe  de  la  jeune  fille.  Trois  jours  après 
l'enterrement  nous  paj  times  dans  une  voiture  de  remise, 
dans  laquelle  nous  avions  déposé  tous  les  ustensiles  néces- 
saires à  notre  expédition  j  malheureusement  le  grab  sur 
lequel  nous  comptions  avait  passé  la  journée  à  boire  avec 
ses  amis  :  sa  tète  n'était  plus  saine  j  il  pouvait  à  peine  se 
traîner,  et  nous  dûmes  renoncer  à  son  secours.  Tous  ses 
confrères  étaient  ce  qu'on  appelle  en  tournée.  Je  me  sou- 
vins d'un  pauvre  Irlandais  nommé  Bob ,  qui  faisait  quel- 
quefois des  commissions  pour  les  élèves  de  l'hôpital  et 
qui  se  distinguait  par  deux  qualités  prononcées  :  l'amour 
de  la  paresse  et  celui  de  l'eau-de-vie.  On  appela  Bob, 
on  lui  promit  une  demi-guinée,  deux  bouteilles  de  sa 
liqueur  favorite,  on  flatta  sa  vanité  irlandaise  5  nous  par- 
vînmes ainsi  à  triompher  de  sa  répugnance  pour  l'œuvre 
funéraire  qui  lui  était  proposée.  Il  connaissait  le  mar- 
chand de  sujets  ,  qu'une  indisposition  bachique  re- 
tenait au  lit;  il  lui  emprunta  quelques-uns  des  instru- 
mens  de  son  métier  :  un  grand  sac  destiné  à  renfermer 
notre  conquête ,  et  un  levier  de  fer ,  en  cas  de  besoin. 
Une  fois  entassés  dans  le  carrosse  et  sur  le  siège  du  co- 


LES    RÉSURRECTEURS.  343 

cher,  nous  partimes.  Les  idées  de  Bob  étaient  sombres: 
superstitieux  comme  tous  ses  compatriotes,  il  était  déjà 
prêt  à  renoncer  à  l'expédition  et  aux  bénéfices  qu'elle  lui 
promettait;  son  courage  ne  se  retrouva  qu'au  fond  d'une 
bouteille  recouverte  d'osier  et  remplie  d'eau-de-vie,  dont 
les  doses  réitérées  dissipèrent  ses  vapeurs  noires.  Bob 
devint  le  plus  courageux  d'entre  nous-,  il  ne  parla  plus 
que  de  son  audace  ,  il  insulta  les  morts,  il  se  joua  des 
squelettes,  il  s'amusa  comme  un  damné  du  sacrilège  qu'il 
allait  commettre. 

Il  était  neuf  heures  du  soir  quand  nous  partîmes;  le 
tems  avait  été  capricieux  pendant  toute  la  soirée  ;  tour 
à  tour  la  lune  brillait ,  la  pluie  tombait,  le  vent  sifflait,  les 
éclairs  apparaissaient  au  loin.  Le  disque  de  l'astre  se  mon- 
trait-il au  milieu  du  nuage  qui  l'avait  voilé  quelque  tems  • 
nous  tremblions  que  les  ténèbres  protectrices  ne  se  dis- 
sipassent pour  nous  livrer  à  la  merci  des  adversaires  dont 
la  vigilance  nous  effrayait.  Il  me  semble  que  l'amour  de 
la  médecine  ne  fut  pas  le  seul  motif  qui  nous  détermina- 
l'entreprise  était  singulière,  bizarre,  funèbre;  elle  pou- 
vait ne  pas  se  représenter  deux  fois.  Nous  nous  étions 
vantés  de  rapporter  ce  sujet  en  dépit  des  menaces  des 
parens ,  nous  tenions  à  honneur  de  tenir  notre  parole  : 
il  y  avait  un  peu  d'étourdissement  et  de  bizarre  folie 
dans  toute  cette  affaire;  quand  j'y  pense,  aujourd'hui, 
j'avoue  que  j'ai  quelque  regret  de  l'avoir  achevée.  Le 
médecin  en  chef,  en  nous  parlant  de  danger  ,  avait  peut- 
être  aussi  stimulé  notre  courage  ,  nous  tenions  à  répondre 
à  son  appel. 

Le  bavard  irlandais  (et  personne  n'est  plus  bavard 
qu'un  homme  de  ce  pays),  à  chaque  nouvelle  gorgée 
d'eau-de-vie ,  devenait  plus  fanfaron  ;  nous  nous  étions 
accoutumés  au  feu  roulant  de  son  patois,  comme  au 


344  LES    RÉSURRECTEURS. 

roulis  de  la  voiture;  mais  quand  nous  atteignîmes  celte 
partie  de  la  route  où  notre  voiture  devait  s'arrêter  ,  lors- 
que nous  aperçûmes  la  petite  église  verdâtre  et  moussue 
de  Wimbledon  ,  la  loquacité  de  Bob  devint  moins  bril- 
lante ;  son  audace  s'amortit,  son  beau  feu  vint  à  s'éteindre , 
il  s'enfonça  dans  la  voiture  d'un  air  sombre  qui  ne  nous 
promit  pas  une  coopération  bien  active.  Ce  petit  clocher 
grisâtre  ,  qui  se  dessinait  vaguement  sous  la  clarté  de  la 
lune ,  semblait  une  sentinelle  attentive ,  placée  là  pour 
suWeiller  les  tombeaux  dont  nous  allions  violer  la  sain- 
teté. J'ajouterai  même,  pour  être  véridique,  que  la  pol- 
tronnerie de  Bob  était  devenue  contagieuse  j  nous  avions 
déjà  perdu  une  partie  de  notre  audace ,  nous  commencions 
à  comprendre  qu'il  y  avait  dans  notre  expédition  quelque 
chose  de  périlleux ,  et  que  nous  n'avions  pas  calculé  avec 
soin  les  hasards  auxquels  elle  pouvait  nous  exposer.  Si 
les  deux  frères ,  gaillards  qui  ne  plaisantaient  pas ,  s'étaient 
avisés  de  veiller  eux-mêmes  sur  la  conservation  du  ca- 
davre!... Comment  s'y  prendre.'^  personne  d'entre  nous, 
excepté  Ernest ,  mon  confrère ,  n'avait  assisté  à  une  exhu- 
mation 5  nous  devions  être,  en  ce  genre,  d'assez  mauvais 
ouvriers. 

Un  profond  silence  régnait  dans  la  voiture,  silence 
significatif.  Le  confortatif  dont  l'Irlandais  avait  fait  usage 
ne  nous  fut  pas  inutile;  et  lorsque  nous  descendîmes, 
une  demi-ivresse  nous  avait  rendus  un  peu  plus  insou- 
cians  sur  l'avenir.  Nous  ordonnâmes  au  cocher  d'entrer 
dans  une  avenue  étroite,  à  peu  de  distance  du  cimetière. 
Il  vint  nous  ouvrir.  La  cloche  de  l'église  tintait  lentement 
minuit. 

<(  Allons,  Bob,  il  faut  descendre. 

■ —  Descendre,  monsieur ,  descendre ,  certainement,  je 
vous  entends  bien. 


tES   r.ÉSLP.P.LCTF.URS.  345 

—  Allons ,  dépèchez-vous. 

—  11  fait  froid ,  mes  petits  sei(jneurs ,  dit  Bob  dans  son 
patois  d'Irlande 5  c'est  une  triste  nuit,  une  désagréable 
nuit.  »  Nos  yeux  parcouraient  l'avenue  obscure  où  nous 
cherchions  à  reconnaître  si  quelqu'un  ne  nous  observait 
pas. 

«  Je  suis  glacé,  reprit  Bob. 

—  Vieux  poltron!  déjà  effrayé?  Allons,  emportez-le 
sur  vos  épaules  ,  et  marchez  devant  nous. 

—  Oh!  mes  petits  seigneurs,  en  vérité,  lorsque  j'y 
pense 5  c'est  chose  cruelle,  ajouta-t-il  d'un  ton  dolent, 
d'aller  tourmenter  la  pauvre  créature  dans  son  grand  som- 
meil. )) 

Il  prononça  ces  mots  d'un  air  pathétique. 

«  Encore  un  peu  d'eau-de-vie ,  Bob  -,  qu'en  dites-vous  ? 

—  Non,  non  ,  votre  honneur!...  » 

Son  refus  acheva  de  nous  décourager.  Peu  s'en  fallut 
que  nous  ne  reprissions  place  dans  la  voiture,  et  que 
nous  n'abandonnassions  notre  projet  ^  mais  tous  nos 
camarades  en  avaient  été  instruits,  et,  à  notre  retour, 
quelles  railleries  nous  auraient  accueillis  !  La  crainte  du 
ridicule  balançait  ainsi  la  terreur  funèbre  qui  s'était  em- 
parée de  nous,  et  nous  nous  arrêtâmes  au  coin  de  la 
grande  route  à  laquelle  l'avenue  aboutissait  5  Mérival  sif- 
flait ;  Ernest  faisait  quelques  observations  assez  déplacées 
sur  la  tristesse  des  cimetières,  surtout  à  l'heure  de  mi- 
nuit. J'essayai  cependant  de  ranimer  un  peu  le  courage 
de  mes  camarades. 

«  Notre  affaire  sera  bientôt  faite,  leur  dis-je:  la  fosse 
ne  doit  pas  être  profonde  ;  nous  en  serons  quittes  en  moins 
d'une  demi-heure,  dépéchons-nous. 

—  Mais  diable,  interrompit  Mérival  en  croisant  les 
bras  ^  si  ces  deux  coquins  de  frères  sont  là  ? 


346  LES    RÉSURRJïCTtaîRS. 

—  Ils  sont  taillés  en  force ,  comme  vous  savez ,  mur- 
mura Ernest.  » 

Nous  nous  mimes  en  route  •,  Bob ,  qui  nous  servait  d'a- 
vant-garde, titre  qu'il  méritait  parce  qu'il  nous  devançait 
de  trois  pouces  environ ,  devint  immobile ,  laissa  retomber 
le  sac ,  éleva  ses  deux  mains ,  et  tendit  le  cou  comme  pour 
prêter  l'oreille. 

«  Silence,  silence,  sur  mon  salut,  il  y  a  quelque  chose 
par  ici  !  » 

Nous  nous  arrêtâmes,  et  nos  figures  pâles  se  contem- 
plaient mutuellement;  nous  n'entendions  que  le  bruit 
sourd  des  chauve-souris  qui  fuyaient  au-dessus  de  nos 
têtes. 

«  Sur  mon  ame ,  sur  mon  ame,  répétait  Bob,  on  a 
parlé  du  côté  de  la  haie  5  chut  ! 

—  Imbécille,  taisez-vous  :  mes  amis,  il  faut  en  finir, 
au  lieu  d'écouter  cet  idiot ,  et  nous  dépêcher  ;  minuit  vient 
de  sonner,  le  jour  nait  à  quatre  heures,  et  je  crois  qu'il 
va  pleuvoir.  » 

Quelques  lourdes  gouttes  de  pluie  frappèrent  le  feuil- 
lage; la  chaleur  de  l'atmosphère  annonçait  un  orage.  Nous 
atteignîmes  la  muraille  du  cimetière  qu'il  nous  fallut  es- 
calader ;  heureusement  elle  n'était  pas  très-haute.  Ici  notre 
compagnon  irlandais  recommença  à  nous  tourmenter.  Je 
lui  avais  dit  de  déposer  son  sac ,  de  grimper  sur  le  mur  et 
de  voir  si  le  cimetière  était  tranquille  ,  s'il  n'y  avait  per- 
sonne pour  nous  observer,  s'il  pouvait  découvrir  enfin 
une  fosse  nouvellement  creusée.  Il  fit  bien  des  difficultés  5 
je  le  menaçai  de  mon  bâton  et  je  le  vis  enfin  à  cheval  sur 
le  mur.  Il  s'y  trouvait  à  peine ,  lorsqu'un  éclair  suivi  de 
deux  violens  éclats  de  tonnerre  vint  jeter  le  trouble  dans 
l'esprit  de  notre  Irlandais.  Il  multiplie  ses  signes  de  croix, 
ses  Pater  et  ses  Aye^  il  chancelle  et  tombe  à  nos  pieds. 


LES    RÊSUnRECTEURS.  347 

«  Ah  !  messieurs,  messieurs,  disait-il  étendu  par  terre , 
est-ce  que  tous  laisserez  la  pauvre  créature  hors  de  sa 
fosse ,  ou  la  remettrez-vous  en  terre  chrétienne  lorsque 
tout  sera  fini?  Sur  mon  honneur  et  saint  Patrick,  je  ne 
consentirai  jamais  ,  moi 

—  Teriez,  Bob,  vous  nousennuvez,  ajoulai-je  en  tirant 
de  ma  redingote  deux  pistolets  dont  je  m'étais  muni  5 
nous  avons  fait  prix  avec  vous ,  faute  d'avoir  pu  trouver 
sous  notre  main  un  homme  moins  niais.  Maintenant,  co- 
quin ,  laissez-nous  tranquille ,  si  vous  ne  voulez  pas  rece- 
voir une  balle  dans  la  cervelle  ;  entendez-vous  ,  Bob  ? 

—  Un  peu  de  patience,  mes  gentilshommes,  ne  me 
tuez  pas ,  bons  messieurs.  Je  suis  Araiment  malheureux 
d'èlre  venu  avec  vous. 

«  Allons,  pas  d'explication  ;  remontez,  déposez  le  sac 
dans  le  cimetière  et  attendez-nous.  » 

Tout  cela  fut  exécuté,  et  bientôt  nous  nous  trouvâmes 
dans  le  cimetière.  Rien  ne  bougeait  ;  mais  les  éclairs  bril- 
laient ,  jetant  par  intervalles  une  flamme  rouge  et  passa- 
gère qui  nous  révélait  les  tombes  blanches  ,  la  verdure 
noire  du  lierre  qui  tapissait  la  vieille  église,  et  notre  pro- 
pre armée ,  tremblante  de  froid  et  de  peur ,  venue  pour 
accomplir  le  sacrilège.  Les  sentimens  de  malaise ,  j'allais 
dire  de  remords ,  qui  nous  pénétraient  tous,  me  sont  en- 
core présens.  Il  n'v  avait  pas  de  tems  à  perdre  ;  je  laissai 
mes  compagnons  cachés  dans  l'ombre  que  projetait  la  mu- 
raille, et  j'allai  à  la  découverte.  Les  instructions  que  j'avais 
reçues  étaient  précises,  et  je  reconnus  sans  peine  le  tom- 
beau que  nous  cherchions  -,  je  rejoignis  ensuite  mes  com- 
pagnons qui  m'attendaient.  La  pluie  tombait  par  torrens, 
un  froid  glacial  nous  avait  pénétrés  5  nous  vidâmes  pres- 
que entièrement  nos  bouteilles ,  et  comme  le  courage  de 
Bob  avait  cruellement  fléchi,  nous  parvmmes,  en  le  gri- 


SÀS  Î.ES    nÊSUtllVECTECnS. 

sant,  à  lui  ôter  tout  souvenir  du  lieu  où  il  se  trouvait, 
et  de  l'opération  dont  il  allait  partager  les  périls.  En  un 
clin-d'œil  il  dénoua  le  sac ,  en  tira  les  instrumens  et  se 
mit  à  travailler  avec  une  énergie  incroyable.  Nous  l'ai- 
dâmes de  notre  mieux  ,  mais  nous  faisions  beaucoup  moins 
d'ouvrage  que  lui.  La  pluie  cessa,  les  éclairs  ne  brillè- 
rent plus;  seulement  le  tonnerre  grondait  en  s' éloignant, 
comme  si  la  colère  céleste  eût,  de  la  profondeur  des 
nuages,  jeté  son  anathème  sur  nous.  L'obscurité  était 
complète.  A  force  de  creuser,  nous  avions  cependant  en- 
levé trois  pieds  de  terre  :  ce  n'était  encore  que  la  moitié 
de  notre  tâche  ;  ce  qui  nous  découragea  un  peu. 

«  Ah  !  par  les  os  de  saint  Patrick  ,  s'écria  Bob  :  il  sera 
huit  heures  du  matin  que  nous  n'aurons  pas  fini.  » 

Nous  étions  de  fort  mauvaise  humeur,  et  nous  com- 
mencions à  maudire  le  Don-Quicholisme  scientifique  qui 
nous  avait  amenés  au  cimetière  de  AVimbledon ,  lorsqu'un 
bruit  subit,  et  qui  semblait  partir  de  très-près,  se  fit  en- 
tendre. Chacun  de  nous  laissa  tomber  ses  armes ,  et  pen- 
dant une  ou  deux  minutes ,  nous  restâmes  muets  ,  immo- 
biles, dans  une  attente  pleine  de  crainte.  Notre  rayon 
visuel  ne  s'étendait  qu'à  une  circonférence  de  deux  ou 
trois  pouces  ,  mais  nous  entendions  un  bruit  de  pas  qui 
marchaient  sur  le  gazon  et  qui  s'approchaient. 

Le  promeneur  solitaire  était  tout  simplement  un  âne 
que  quelque  paysan  économe  avait  renfermé  dans  le  ci- 
metière, et  qui ,  tout  en  se  régalant  de  chardons,  arrivait 
jusqu'à  nous.  Noire  occupation  était  trop  sérieuse,  et 
nous  étions  trop  pressés  pour  éprouver  la  moindre  envie 
de  rire.  Dieu  sait  de  quelles  épithètes  Bob  chargea  ce 
pauvre  animal ,  et  combien  de  tems  il  nous  fallut  pour 
lui  faire  reprendre  son  ouvrage-,  il  s'y  remit  cependant. 
En  moins  d'une  demi-heure  ,  nos  pieds  touchèrent  le  cou- 


I 


Les  TiÉsunftF.ctËrftS.  340 

verrle  du  cercueil  :  des  cordes  furent  disposées  de  ma- 
nière à  \e  soulever  et  à  l'attirer  vers  nous. 

Nouvel  effroi  !  Un  homme  marche,  une  voix  humaine 
se  fait  entendre,  ce  double  son  était  distinct  ;  terrifiés  , 
nous  nous  couchâmes  à  terre,  et  dans  une  anxiété  qu'il 
est  facile  de  comprendre,  nous  attendîmes.  Cinq  ou  six 
minutes  s'écoulèrent  :  tout  rentra  dans  le  calme ^  nous 
respirâmes  plus  librement.  La  portion  la  plus  redoutable 
de  notre  entreprise  sacrilège  n'était  pas  accomplie  ;  nous 
y  travaillâmes  courageusement.  Après  avoir  bien  regardé 
autour  de  nous,  nou»  fîmes  jouer  les  instrumens  de  fer 
que  nous  avions  apportés  pour  détacher  le  couvercle  du 
cercueil  :  bientôt  la  lune  blanche  vint  tomber  sur  la  pau- 
vre habitante  de  cette  dernière  demeure;  nous  la  soule- 
vions déjà  quand  Ernest  s'écria  en  la  laissant  retomber  : 

«  Ah  !  les  voilà  !  » 

Sa  main,  qu'il  posa  sur  mon  épaule  ,  tremblait  violem- 
ment j  je  regardai  du  côté  vers  lequel  son  œil  se  dirigeait, 
et  je  n'aperçus  que  trop  distinctement  un  homme  ,  si 
ce  n'étaient  deux  hommes,  s' avançant  à  pas  de  loup  le 
long  du  mur. 

«  Nous  sommes  découverts ,  m'écriai-je  avec  tout  le 
calme  dont  je  fus  capable. 

—  Ils  vont  nous  assassiner ,  reprit  Ernest. 
-    —  Prétez-moi  un  pistolet ,  dit  Mérival ,  que  j'aie  une 
balle  poiu'  me  défendre.  » 

Bob  avait  entendu  notre  effrayant  colloque  :  une  hor- 
reur stupide  respirait  sur  sa  figure.  Je  crois  que  j'aurais 
ri  volontiers  même  dans  cet  instant,  à  l'aspect  de  ses  pe- 
tits yeux  noirs  et  brillans,  de  son  nez  rouge  et  retroussé 
que  la  lune  argentait,  et  de  sa  bouche  entr'ouverte  qui 
laissait  voir  une  double  rangée  de  dents  blanches  cla- 
quant les  unes  contre  les  autres. 


350  LES   RÉSÎiRRËCÎEURS. 

((  Chut  !  chut  !  m'écriai-je  en  armant  mon  pistolet.  » 

Mérival  m'imita 5  pour  nous  achever,  la  lune  sembla 
prendre  parti  contre  nous  et  nous  dérober  le  faible  reste 
de  clarté  qu'elle  nous  avait  distribué  avec  tant  d'avarice  j 
avant  de  se  retirer  sous  son  alcôve  de  nuages ,  elle  nous 
laissa  voir  deux  autres  hommes  qui  s'avançaient  dans  une 
direction  opposée. 

«  Nous  sommes  cernés ,  »  s'écrièrent  deux  d'entre  nous. 

Nous  nous  levâmes,  environnés  d'une  obscurité  si  pro- 
fonde, que  nous  ne  pouvions  pas  voir  nos  camarades. 

«  Où  sont-ils,  cria  une  grosse  voix,  je  suis  bien  sûr  de 
les  avoir  vus  ?  Oh!  les  voilà ,  les  voilà  !  répondez  donc.  » 

C'en  était  assez  :  nous  prîmes  tous  la  fuite ,  et  nous 
partîmes  dans  des  directions  différentes ,  comme  le  petit 
plomb  s'écarte  en  sortant  de  la  bouche  du  pistolet.  J'en- 
tendis une  explosion,  et  sans  savoir  où  j'allais,  me  voilà 
courant  à  travers  les  tombeaux,  tantôt  glissant  et  roulant 
sur  le  gazon  humide,  tantôt  me  heurtant  sur  une  pierre 
sculptée  ,  toujours  poursuivi  par  les  pas  d'un  homme  et 
sentant  son  haleine  sur  mon  épaule  ,  mais  sans  savoir  si 
c'était  un  ami  ou  un  ennemi.  A  la  fin  ,  je  rencontrai  une 
grille  qui  m'arrêta,  je  tournai  autour  d'elle,  et  voyant 
qu'elle  était  ouverte  des  deux  côtés,  je  me  pliai  en  deux 
et  me  cachai  sous  l'abri  d'une  vaste  pierre  monumentale 
qui  se  trouvait  dans  l'intérieur  de  la  grille.  Alors  je  cessai 
d'entendre  les  pas  de  la  personne  qui  m'avait  suivi  :  uiï 
cri  étouffé ,  un  sourd  murmure  ,  le  bruit  que  fait  un 
corps  en  tombant  dans  l'eau,  celui  d'un  homme  qui  se 
débat  sourdement  attirèrent  mon  attention  5  sans  doute  un 
de  mes  camarades  avait  été  blessé.  Mais  que  faire?  je  ne 
savais  môme  pas  de  quel  côté  il  se  trouvait  :  les  gémisse- 
mens  continuaient,  la  nuit  était  noire.  C'est  une  heure 
qu'il  me  sera  impossible  d'oublier  j  je  me  traînai  lente- 


LES   UËSURRECTEUftS.  361 

ment  à  travers  les  gazons  mouillés  ,  la  mousse  et  les  bran- 
ches d'arbres ,  n'osant  pas  même  respirer,  rampant  sur 
mes  pieds  et  sur  mes  mains,  et  ne  sachant  si  un  second 
coup  de  pistolet  ne  m'attendait  pas  au  moment  où  je  re- 
lèverais la  tète.  Belle  position,  en  vérité!  Qu'étaient  de- 
venus mes  camarades?  serais-je  obligé  d'attendre  ainsi  le 
lever  du  jour  ?  Que  devenir  enfin  ?  Ces  idées  roulaient 
dans  mon  esprit ,  et  je  m'étonnais  du  repos  et  du  dlence 
profond  qui  semblaient  régner  autour  de  moi ,  lorsque  le 
même  barbotage  attira  encore  mon  attention.  Ce  bruit 
avait  l'air  de  partir  d'assez  près,  et  les  sons  étouffés  d'une 
voix  humaine  s'y  mêlaient. 

«  Mon  doux  Jésus!  c'est  un  meurtre,  c'est  un  vrai 
meurtre,  je  suis  tué  ;  sur  mon  ame,  je  suis  achevé.  »  C'é- 
tait Bob  ;  je  reconnaissais  sa  voix.  Mais  je  ne  savais  dans 
quelle  direction  marcher  pour  le  retrouver  5  son  mono- 
logue recommença. 

«  Qu'as-tu  fait  là,  misérable.^  comment  t'es-tu  con- 
duit? mérites-tu  que  le  bon  Dieu  s'intéresse  à  toi?  Va, 
tu  n'es  qu'un  pécheur,  et  tu  brûleras  plus  tard!  N'en 
avais-tu  pas  assez  fait  dans  ta  vie?  Et  tu  viens  encore 
voler  des  cadavres  ?  Oui ,  Dieu  te  revaudra  cela ,  et  quand 
lu  seras  mort,  tu  seras  traité  comme  cette  pauvre  créa- 
ture, infâme  !...  Ah!  mon  Dieu,  mon  Dieu,  suis-je  tué  ou 
noyé  ?  )) 

Il  me  sembla  encore  que  l'on  se  débattait  dans  l'eau, 
et  que  l'éloquent  orateur  faisait  une  pause. 

«  n  fait  un  froid  ici  !  Doux  Jésus ,  vous  n'étiez  pas  plus 

mal  à  votre  aise  sur  la  croix!  Quel  bain! ah!  mon 

Dieu,  quel  bain  !... 

—  Bob ,  Bob  ,  »  murmurai-je  assez  doucement. 

Profond  silence. 

«  Bob  ,  répondez ,  qu'avez  -vous  ?  où  étes-vous  ?. . .  » 


S52  LES    RÉSURRECTEURS* 

Ce  ne  fui  pas  à  moi  qu'il  répondit,  mais  à  lui-même. 
«  Oui ,  je  suis  tué ,  mort ,  assassiné  ,  noyé  5  voilà  tout  ! 

—  Bob,  vous  dis-je  ,  écoutez,  répondez! 

—  Oh  !  Bob ,  Bob  !  vous  pouvez  crier  tant  que  vous 
voudrez,  allez  au  diable  j  je  veux  être  pendu  si  je  vous 
parle,  à  vous. 

■ —  Bob  ,  imbécille,  c'est  moi. 

—  -Ah!  mon  doux  monsieur ,  c'est  vous?  en  vérité, 
c'est  vous  ?  Eh  bien  !  êtes-vous  tué  ?  qu'éles-vous  devenu  ? 
où  sont  les  autres?  en  prison? 

—  Mais  vous ,  qu'est-ce  que  vous  faites  là?  Bob  ,  et  de 
quel  côté  étes-vous  ? 

—  Un  bain ,  un  petit  bain  ,  votre  honneur  !  » 

A  quelques  toises  de  nous,  le  bruit  d'une  lutte  d'hom- 
mes frappa  nos  oreilles  5  je  distinguai  la  voix  d'Ernest  qui 
criait  :  A  moi  !  au  secours  ! 

Le  bruit  croissait,  je  m'avançai  à  tâtons-,  la  main  de 
Bob ,  qui  était  tombé  dans  une  fosse  ouverte ,  me  saisit 
par  le  pied  ;  je  l'aidai  à  sortir  de  son  bain,  et  nous  mar- 
châmes du  côté  où  la  voix  s'était  fait  entendre.  Sous  la 
clarté  vague  de  la  lune  qui  venait  de  reparaitre  ,  nous 
découvrîmes  deux  hommes  qui  luttaient  corps  à  corps  ,  se 
roulaient  l'un  sur  l'autre  et  sans  mot  dire,  et  semblaient 
prêts  à  s'étrangler.  Quand  le  dernier  nuage  qui  avait  ob- 
scurci l'astre  vint  à  se  déchirer  ,  qui  croyez-vous  que  je 
reconnus  ?  notre  cocher  de  fiacre ,  dont  la  figure  grasse  et 
mafflée  était  pâle  de  terreur,  et  qui  se  battait  avec  Ernest. 
Ce  pauvre  homme ,  étonné  de  ne  pas  nous  revoir ,  avait 
rompu  son  ban  ,  désobéià  nos  ordres  formels,  et ,  enten- 
dant du  bruit  dans  le  cimetière ,  il  avait  escaladé  le  mur  et 
s'était  dirigé  de  notre  côté.  C'était  lui  que  nous  avions  vu 
se  glisser  le  long  de  la  muraille,  c'était  son  ombre  qui  avait 
doublé  à  nos  yeux  sa  présence  et  le  péril  -,  au  moment  même 


LES    RÉSURRECTEURS.  353 

OÙ  il  allait  prononcer  mon  nom  ,  carille  connaissait,  nous 
nous  mîmes  tous  à  courir  comme  des  fous,  et  croyant 
qu'il  était  tombé  dans  une  embuscade  de  voleurs,  il  prit 
lui-même  la  fuite  et  se  réfuj^ia  derrière  une  tombe  :  mal- 
heureusement l'asile  qu'il  avait  choisi  était  déjà  occupé 
par  Ernest 5  ils  se  rencontrèrent ,  et,  sans  se  connaître, 
sans  savoir  pourquoi,  ils  se  mirent  à  se  distribuer  de 
violens  coups  de  poing  ,  dont  l'un  et  l'autre  portaient  la 
trace. 

Quant  au  pauvre  Bob,  son  roman  n'était  pas  moins 
douloureux.  Il  m'avait  suivi  en  courant  de  toute  sa  force , 
et  il  était  tombé,  comme  je  l'ai  dit,  dans  une  fosse  rem- 
plie d'eau.  Le  pauvre  garçon  resta  là,  les  pieds  enfoncés 
dans  l'argile  épaisse  ,  n'osant  élever  la  voix  ,  de  peur  de 
se  faire  découvrir ,  et  plongeant  ses  deux  mains  dans  les 
parois  humides  de  la  fosse  pour  se  ménager  deux  points 
d'appui  :  telle  était  son  intéressante  position  lorsque  j'en- 
tendis ses  gémissemens. 

Ce  dénoûment  nous  permit  de  nous  remettre  à  l'œuvre  ^ 
le  cercueil  vide  fut  redescendu  et  recouvert  de  terre.  Bob , 
que  n'abandonnait  jamais  sa  nature  irlandaise,  crut  faire 
un  acte  de  dévotion  bien  méritoire  en  répandant  sur  le 
couvercle  de  la  boîte  veuve  de  son  habitante  une  poignée 
de  terre  qu'il  accompagna  de  ces  paroles  : 

«  Pauvre  créature  !  Que  Dieu  ne  nous  rende  pas  ce  que 
nous  t'avons  fait!  » 

Après  tant  de  misères  et  d'obstacles  vaincus ,  nous  n'é- 
tions pas  quittes  encore  de  tous  nos  embarras.  Ce  ne  fut 
pas  chose  facile  de  faire  passer  le  sujet  par-dessus  la  mu- 
raille, et  quand  nous  atteignîmes  le  lieu  où  nous  avions 
laissé  la  voiture,  nous  la  trouvâmes  renversée,  l'un  des 
chevaux  étendu  dans  le  fossé  ,  et  son  compagnon  ruant  à 
merveille,  Il  parait  que  les  animaux ,  abandonnés  à  eux- 


354  LES    RÊSURRECTEURS. 

mêmes,  s'étaient  approchés  du  fossé-,  et  que  tentés  par  le 
gazon  qui  bordait  l'avenue,  ils  avaient  fini  par  renverser 
la  voiture.  II  fallut  donc  déposer  le  cadavre ,  relever  le 
fiacre ,  nous  rendre  maitres  des  chevaux  -,  tout  cela  dura 
si  long-tems ,  que  le  matin  était  arrivé  quand  nous  re- 
vîmes les  faubourgs  de  Londres.  Notre  cortège ,  le  cocher, 
dont  la  grosse  i^edingote  était  toute  flétrie  et  le  chapeau 
perdu  ^  Ernest  et  Mérival,  qui  ne  se  trouvaient  guère  dans 
un  meilleur  état  j  Bob,  qui  dormait  profondément  auprès 
du  sac  funèbre,  tout  cela  composait  une  assez  triste  as- 
semblée, et  je  jurai  bien  comme  Bob,  «  que  sur  mon  ame 
et  sur  la  sainte  croix  du  Seigneur  Jésus ,  on  ne  me  re- 
prendrait jamais  à  voler  des  cadavres.  » 

(Literarj  Chronicle.  ) 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA  LITTÉRATURE,    DES  BEAUX-ARTS  ,    DU  COMMERCE,    DES  ARTS 
INDUSTRIELS,   DE   l' AGRICULTURE  ,  ETC. 


^^rt(^ir4|ÇÎ(î. 


Monuniens  littéraires  et  bibliothèques  de  l'Espagne. 
—  Les  rois  maures,  qui,  pendant  deux  cent  soixante-dix- 
neuf  ans,  se  transmirent  en  Espa^o^ne  l'empire  des  Om- 
niades  ,  s'appliquèrent  constamment  à  encourager  la  lit- 
térature et  les  beaux-arts,  Ashim  P"^  et  son  AÙsir  Al-Man- 
sour  s'en  montrèrent   surtout   les  protecteurs  éclairés. 
L'an  366  de  l'hégyre,  Al-Hakem,  roi  de  Cordoue ,  fonda 
la  Bibliothèque  de  Merwan,  appelée  ainsi ,  parce  qu'elle 
se  trouvait  dans  le  palais  de  ce  nom,  à  Cordoue;  elle 
renfermait  plus  de  60,000  volumes.  Les  livres  y  étaient 
classés  par  ordre  de  matières  ,  et  les  tablettes  étaient  or- 
nées   d'inscriptions  appropriées  à    chaque  genre  d'ou- 
vrage. Le  catalogue,  composé  de  44  vol.  in-fol.,  conte- 
nait les  titres  des  ouvrages ,   le  nom  des  auteurs  ,  leur 
demeure,  la  date  de  leur  naissance  et  celle  de  leur  mort. 
Ce  fut  la  première  bibliothèque  ouverte  au  public  ;  c'est 
donc  à  cette  époque  qu'on  peut  faire  remonter    l'éta- 
blissement des  bibliothèques  publiques  en  Espagne.  A 
l'exemple  de  la  capitale,  Malaga,  Grenade,  Séville,  Cadix, 
Almeira  et  plusieurs  autres  villes  cherchèrent  à  se  sur- 
passer par  le  nombre  et  la  somptuosité  de  leurs  biblio- 
thèques, de  leurs  collèges  et  de  leurs  académies.  Bientôt 


356  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

plus  de  soixante-dix  bibliothèques  furent  ouvertes  au 
public  dans  la  Péninsule.  On  en  trouve  la  nomenclature 
et  la  description  détaillée  dans  un  ouvrage  écrit  en  l'an 
712  de  l'hégyre,  sous  le  titre  ôi! Index  Littéraire. 

Les  princes  chrétiens  n'accordèrent  point  aux  lettres 
la  même  protection  dont  les  rois  maures  les  avaient 
constamment  honorées.  Les  guerres  et  les  intrigues  poli- 
tiques absorbaient  alors  tous  les  soins  de  la  royauté.  Cepen- 
dant on  voit  de  teras  en  tems  apparaître  dans  l'histoire 
d'Espagne  un  règne  illustré  par  quelques  rayons  de  gloire 
littéraire.  Alphonse  X  appelle  à  sa  cour  les  savans  de 
toutes  les  nations  et  de  toutes  les  croyances  5  non  content 
de  les  consulter  et  de  les  combler  d'honneurs  ,  il  se  livre 
lui-même  avec  succès  à  l'étude  des  lettres  ,  et  laisse  plu- 
sieurs ouvrages  remarquables  ,  mais  non  sans  défauts. 
Un  siècle  après,  l'Espagne  produisit  un  nouveau  phéno- 
mène dans  la  personne  de  l'infant  don  Manuel ,  petit-fds 
de  Saint-Ferdinand,  et  auteur  d'un  ouvrage  moral  et  po- 
litique, intitulé  :  El  coude  Lucanor.  Cette  composition 
est  le  fruit  d'une  longue  expérience  ^  et ,  en  la  lisant  ,  on 
est  surpris  de  trouver  dans  un  livre  espagnol  du  quator- 
zième siècle  des  senlimens  philosophiques  si  élevés  et  ex- 
primés dans  un  style  aussi  simple  et  aussi  pur. 

Quelques-uns  des  comtes  de  Barcelone  et  des  rois  de 
Navarre,  se  trouvant  en  rapport  presque  continuel  avec 
ritalie  et  la  Provence,  ces  deux  berceaux  de  la  science  et 
de  la  littérature  ,  contribuèrent  à  répandre  dans  leurs 
états  les  lumières  qui  devaient  bientôt  éclairer  le  reste 
de  l'Europe.  C'est  à  ces  princes  que  l'Espagne  doit  ses 
plus  anciennes  universités  ,  celles  de  Lérida  ,  de  Tarra- 
gone  ,  etc.  Pierre  lY  d'Aragon  appela  à  sa  cour  les  poètes 
et  les  troubadours  les  plus  célèbres.  Lui-même  composa 
eu  didlecle  limousin  plusieurs  poème»  qui  sont  venus 


DU  COMMERCE,  DK  l'iNDUSïRIE  ,  ETC.  357 

jusqu'à  nous.  Jacques  le  conquérant ,  aussi  redouté  des 
Maures  qu'aimé  et  respecté  de  ses  sujets ,  sacrifiait  éga- 
lement aux  Muses.  On  vit  sous  son  règne  fleurir  quelques 
poètes  célèbres,  tels  que  :  Mosen  Tordi  ,  Mosen  Jayme, 
Febrer ,  Raymondo  de  Montanes  ,  etc.  La  découverte  de 
l'imprimerie  et  la  réunion  de  toutes  les  provinces  espa- 
gnoles sous   le  sceptre  de  Ferdinand  et  d'Isabelle  vint 
donner  une  nouvelle  impulsion  à  cet  élan.  Isabelle  fonda 
des  écoles,  mit  les  sciences  en  honneur  à  sa  cour,  proté- 
gea lessavans,  les  éleva  aux  premières  dignités  de  l'état , 
et  les  combla  de  richesses.  Elle  offrit  des  privilèges  de 
toute  espèce  aux  imprimeurs  qui  venaient  s'établir  dans 
la  Castille  ;  elle  encouragea  les  entreprises  littéraires,  en 
acceptant  et  récompensant  les  dédicaces.  En  un  mot,  la 
littérature  et  les  sciences  qui  jusque-là  avaient  été  confi- 
nées dans  quelques  cloîtres  inlolérans  et  superstitieux,  se 
répandirent  dans  toutes  les  classes  de  la  société ,  et  prin- 
cipalement dans  la  noblesse.  En  jetant  un  coup-d'œil  sur 
la  liste  des  poètes  placée  en  télé  de  la  première  édition 
du  Romancero  gênerai,  imprimé  à  Séville  au  commen- 
cement du  règne  de  Charles-Quint,  on  y  voit  figurer,  au 
milieu  d'une  foule  de  noms  illustres,  l'amiral  de  Gastille, 
cousin  du  roi  Ferdinand,  les  ducs  d'Albe,  d'Albukerque, 
de  Medina-Sidonia  5  les  marquis  de  Villena,  de  Vêlez,  de 
Villa-Franca  -,  les  comtes  de  Benavente ,  de  Coruna,  de  Cas- 
tro, de  Feria,  de  Huro,  de  Pavidez  et  de  Rivadeo.  Les  ar- 
chives et  les  bibliothèques  publiques  furent  l'objet  spé- 
cial des  soins  de  l'illustre  souveraine  5  elle  fonda  à  Sala- 
manque   une   bibliothèque  publique  destinée  aux  étu- 
dians  qui  suivaient  les  cours  de  l'université,   et  exigea 
que  tous  les  couvens  et  toutes  les  cathédrales  ouvrissent 
leurs  bibliothèques  aux  investigations  du  public. 

Cependant ,  au  milieu  de  cette  sollicitude  royale  pour 

XIII  23 


358  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

la  littérature  ,  rien  n'était  tenté  ,  soit  pour  arracher  aux 
outrages  du  tems  et  aux  ravagés  de  la  guerre  les  restes  pré- 
cieux des  traditions  nationales,  soit  pour  les  placer  dans 
un  ordre  qui  facilitât  les  recherches  des  érudils.  C'est  la 
bibliothèque  de  l'Escurial  qui  fut  le  premier  établisse- 
ment fondé  dans  ce  but.  Philippe  II ,  en  construisant  ce 
vaste  édifice  ,  y  fit  réunh-  une  bibliothèque  destinée  à 
l'usape  des  moines  qui  devaient  Thahiter.  Dans  l'espace 
de  deux  ans,  cette  bibliothèque  offrit  une  collection  des 
plus  précieuses.  Philippe  III ,  à  son  avènement  au  trône , 
ne  négligea  rien  pour  réunir  dans  les  salles  de  l'EscUrial 
les  richesses  littéraires  éparses  dans  le  reste  de  l'Espagne. 
En  1611  ,  des  vaisseaux  espagnols  qui  croisaient  sur  les 
cotes  de  Barbarie  s'emparèrent  près  de  Salé  de  deux  na- 
vires appartenant  au  roi  de  Maroc  ,  Muley-Zeidan.  Par- 
mi les  objets  qui  composaient  la  cargaison  de  ces  deux 
navires  se  trouvaient  plusieurs  caisses  contenant  trois 
mille  volumes  que  ce  prince,  ami  et  prolecteur  des  let- 
tres, avait  fait  acheter  dans  l'Orient.  Muley-Zeidan  fut 
très-sensible  à  cette  perte ,  et  offrit  de  racheter  les  vo- 
lumes capturés  pour  une  somme  de  70,000  ducats  d'or. 
Le  roi  d'Espagne  demandait  en  outre  la  mise  en  liberté 
de  tous  les  chrétiens  qui  se  trouvaient  alors  en  esclavage 
dans  l'empire  de  Maroc.  Le  prince  maure  y  consentit,  et 
sans  la  guerre  civile  qu'excita  à  cette  époque  la  révolte  de 
Muley-Seikh,  neveu  de  l'empereur,  l'Espagne  eût  perdu 
pour  toujours  ce  trésor  littéraire.  Malheureusement,  plus 
de  la  moitié  des  volumes  qui  le  composaient  fut  consumée 
dans  l'incendie  qui ,  en  1 671 ,  détruisit  une  partie  de  l'Es- 
curial 5  mais  ce  qui  reste  suffit  encore  pour  former  la 
collection  la  plus  riche  du  monde. 

La  bibliothèque  de  l'Escurial  forme  trois  grandes  di- 
visions :  la  bibliothèque  d'en  bas ,  celle  d'en  haut ,  et  celle 


DU  COMMERCE  ,  DE  l'iNDUSTRIE,  ETC.  359 

des  manuscrits.  La  première,  qui  est  la  plus  considérable, 
se  compose  de  trois  salles  dont  l'une  a  cent  quatre-vin^jt- 
dix  pieds  de  long  sur  trente-deux  de  large.  Les  casiers 
sont  magnifiques  et  faits  en  bois  précieux.  Le  nombre 
des  volumes  qu'elle  renferme  est  de  1 8,000  environ ,  dont 
700  manuscrits  grecs  ,  latins  ou  espagnols.  Quelques-uns 
datent  des  septième  et  huitième  siècles.  On  y  voit  une 
copie  faite  au  commencement  du  quatorzième  siècle  du 
fameux  livre  intitulé  :  la  Histovia  del  Conde  Ferran 
Gonzalez,  l'un  des  plus  anciens  monumens  de  la  litté- 
rature espagnole.  C'est  l'histoire  d'Espagne  depuis  l'in- 
vasion des  Goths  jusqu'en  967.  Il  s'y  trouve  encore  un 
recueil  de  poèmes  et  de  chroniques  composé  par  un 
rabbin  nommé  don  Santos  Carrion.  Il  est  difficile  d'ap- 
précier la  valeur  des  ouvrages  contenus  dans  cette  partie 
de  la  bibliothèque  ,  parce  qu'on  a  négligé  d'en  dresser  le 
catalogue. 

La  bibliothèque  d'en  haut  contient  à  peu  près  le  même 
nombre  de  volumes  que  la  première.  Elle  a  été  destinée 
à  lui  servir  d'annexé  ,  et  se  compose  des  mêmes  élémens. 
Les  livres  que  l'on  montre  en  général  aux  étrangers  sont 
quelques  Bibles  gothiques  richement  enluminées.  Mais 
lorsque  les  moines  reçoivent  des  visiteurs  dont  la  foi 
n'est  point  suspecte,  ils  se  montrent  un  peu  plus  com- 
municatifs  5  c'est  ce  qui  arriva  lors  de  ma  visite  à  l'Es- 
curial.  Le  frère  bibliothécaire,  qui  me  connaissait  pour 
être  catolico  apostolico  y  romnno  ,  me  jeta  un  coup- 
d'œil  d'intelligence,  et  me  faisant  signe  de  le  suivre,  me 
'  conduisit  mystérieusement  dans  une  espèce  de  chapelle. 
Là  ,  ayant  tiré  un  rideau,  il  me  montra  un  livre  écrit , 
dit-il ,  de  la  propre  main  de  saint  Augustin ,  un  autre 
écrit  par  saint  Chrysostôme ,  et  plusieurs  par  santa  Fer- 
rera de  Semo, 


360  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

La  partie  la  plus  importante  de  la  bibliothèque  de  l'Es- 
curial  est  celle  des  manuscrits.  La  salle  qui  les  renferme 
est  spacieuse ,  et  les  casiers  sont  d'une  grande  beauté. 
Les  manuscrits  arabes ,  à  en  juger  par  le  catalogue ,  sont 
loin  de  la  remplir  en  tolalilé.  On  y  a  déposé  aussi  un 
grand  nombre  de  manuscrits  grecs  et  latins  5  mais  l'un 
des  principaux  objets  que  l'on  montre  aux  curieux  dans 
cette  salle,  est  un  koraii  écrit  au  milieu  du  neuvième  siè- 
cle, en  lettres  de  couleur,  pour  l'usage  de  l'un  des  pre- 
miers rois  de  Cordoue.  Le  révérend  père,  chargé  du  dépar- 
lement des  manuscrits ,  souvent  embarassé  de  répondre 
aux  nombreuses  questions  que  je  lui  adressais,  trouva 
plus  simple  de  me  confier  les  clefs  et  de  me  laisser  maître 
d'examiner  à  mon  aise  ce  qui  me  conviendrait.  Profitant 
de  la  permission,  j'examinai  surtout  les  manustrits  ara- 
bes. Le  premier  volume  que  j'ouvris  était  une  copie  ma- 
pnifique  des  Sept  Moallahats ,  avec  un  commentaire  par 
Abou  abd-Allah  Mohammed  al-Ansâri  de  Cordoue.  C'est 
un  in-f°  de  200  pages ,  écrit  très-fin  ,  et  inconnu  en  Eu- 
rope. Ibn  Al-Khalib  et  Al-Kodhâi,  biographes  espagnols, 
en  font  le  plus  grand  éloge.  Je  vis  aussi  un  commentaire 
sur  le  poème  de  Shanfar,  par  Abou'l  Kasim  Moham- 
med ben  Omar  az-Zamaskhari  :  cet  ouvrage  n'existe  dans 
aucune  bibliothèque  publique  d'Europe.  Si  le  savant 
orientaliste  français,  M.  le  baron  Sylvestre  de  Sacy,  avait 
pu  le  consulter  pour  la  traduction  du  poème  de  Shanfar, 
publiée  dans  le  2*  volume  de  sa  Chrestomalhie  arabe,  il  y 
aurait  sans  doute  trouvé  l'explication  de  plusieurs  pas- 
sages obscurs.  Voici  une  note  des  manuscrits  les  plus 
curieux  que  je  parcourus  pendant  mon  excursion  biblio- 
graphique : 

Un  ouvrage  intitulé  :  Plaisirs  de  la  Corn>ersatio7i  ou  Réu-' 
nion  de  Frères ,  par  Omar  ben  Aben-AUah  ar  Razy ,  persan  , 


DU  COMMEUCE,  ht  L'FNnUSTniE,  ETC.  361 

qiil ,  dans  une  suite  de  cent  narrations  ,  contient  une  descrip- 
tion des  usages  de  l'Orient,  ainsi  qu'un  grand  nombre  de 
fables,  de  chansons ,  de  sentences  et  de  proverbes. 

Un  autre  ouvrage  intitulé  :  Fruit  des  Princes.,  ou  Délices 
des  hommes  élégans ,  par  le  docteur  Alniiet  ben  JMohammed 
ben  Arbàslia  ,  de  Damas,  écrit  en  prose  et  en  vers.  L'autcm-  y 
a  introduit  plusieurs  allégories  ,  telles  que  la  Relation  d'une 
hatciille  entre  Aboul  Ahsal  (i)  ci  le  roi  des  Elêphans  ;  les 
Pensées  d'un  lion  solitaire ,  et  les  Maximes  d'un  cïiameau  er- 
rant. Ces  deux  ouvrages,  d'après  la  marque  qu'ils  portent, 
ont  dii  appartenir  à  un  des  rois  de  Grenade. 

Un  livre  extrêmement  rare  ,  qui  n'a  peut-être  pas  son  pa- 
reil dans  la  littérature  arabe  qui  possède  peu  de  compositions 
de  ce  genre.  Il  a  pouj-  titre  Esprit  et  noiu^eautés  en  dialogues 
entre  des  personnes  professant  les  différens  états  de  la  vie.  Il  est 
écrit  ]iar  Mohannned  ben  Mohammed  ben  Ali  Al  Balisy,  en 
l'an  de  l'hégyre  74G  (A.  D.  1345).  Casiri,  dans  sa  Bibliotheca 
Escurialense ,  vol.  H,  sect.  IH,  donne  à  cet  ouvrage  le  nom 
de  Comédie.  Je  ne  me  prononcerai  pas  aussi  positivement  à 
cet  égard  ;  mais  j'avoue  que  le  peu  que  j'en  ai  lu  a  singuliè- 
rement captivé  mon  attention.  L'auteur  met  en  présence  cin- 
quante interlocutem-s  pris  dans  tous  les  corps  d'état  ;  ils  exa- 
minent et  critiquent  mutuellement  leurs  professions.  Si  l'on 
pouvait  vaincre  les  difficultés  produites  par  ime  foule  de  ter- 
mes techniques  qui  ne  se  trouvent  plus  dans  aucun  diction- 
naire, la  traduction  de  cet  ouvrage  jetterait  un  grand  jour 
sur  les  mœurs  et  les  usages  des  Arabes  pendant  leur  domina- 
tion en  Espagne. 

DeiLX  manuscrits  fort  intéressans,  dont  l'un  intitulé:  No- 
tices par  un  noble  auteur ,  écrit  par  Shahàb-ad-Din  Aboul 
Abis  Ahniet  Ben  Fadlil  Allah  Ad-Omarî  ;  et  l'autre ,  Traité 
sur  les  personnes  et  les  qualités  des  habitans  de  V Espagne ,  pat 
Ali  ben  Abd-ar-Rahmân  ben  Hazîl ,  de  Grenade.  Ces  deux 
ouvrages  parlent  de  la  poudre  à  canon ,  de  l'époque  de  sa 

(1)  >i'om  allégorique  qui  signifie  père  des  héros  ou  des  guerriers. 


362  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

découverte ,  des  nations  qui  ont  coiumencé  à  s'en  servir  con- 
tre leurs  ennemis.  Ils  s'accordent  à  ne  pas  la  considérer 
comme  une  invention  européenne.  Ils  prétendent  qu'elle  fut 
apportée  de  la  Chine  par  les  Persans  ;  et  que  les  Arabes  s'en 
servirent  en  l'an  71  de  l'hégire  (A.  D.  691),  lors  du  siège  de 
la  Mecque  par  Hajâz. 

Enfin  un  grand  nombre  d'ouvrages  de  poètes  ,  tels  que 
Al-Motenabbi ,  Al-Bousiri ,  Abou'l  Alâ,  At-Tograi,  Annou'l- 
Kais,  Caâb  ben  Zoheir  ,  Abou  Nawàs  ,  Ibn-Malik,  Abou 
Zeid  Ald-ar-Rahmân  Al-Jayâdenî,  de  Cordoue,  qui  écrivit  un 
poème  sous  le  titre  de  Spectateur  des  tems  ;  Schems-ad-Dîn 
Abou  Abd-Allah  Mohammed  ben  Jâbir,  autem-  d'un  poème 
intitulé  :  Raretés  pour  les  Aveugles  et  pour  ceux  qui  voient; 
Dhiâ-ad-Dhi  Abou  Mohammed  Alid-Allah  al-Kliazàraji  ;  Is- 
maîl  Mohammed  ben  Omar  Al-Cordobî  ;  et  Abou  Moham- 
med Abd-al-]Màjîd  ben  Abdoum ,  poète  célèbre ,  c[ui ,  sous 
le  titre  d'Etoile  polaire  des  tems ,  écrivit  un  poème  dans  le- 
quel sont  racontées  les  aventures  et  les  guerres  d'un  prince 
d'une  dynastie  appelée  Beni'l  Aftâs,'cjui  régna  pendant  quel- 
que tems  dans  la  ville  de  liadajoz ,  etc. 

Je  terminerai  ce  qui  concerne  les  manuscrits  de  l'Es- 
eurial,  en  disant  qu'ils  sont  classés  avec  beaucoup  d'or- 
dre. On  en  a  fait  un  catalogue  bien  raisonné  ;  de  sorte 
qu'il  me  fallut  peu  de  tems  pour  en  parcourir  un  très- 
grand  nombre.  Je  mettrai  cependant  un  correctif  à  mon 
éloge.  Les  manuscrits,  quoique  bien  reliés  et  fort  propres 
extérieurement,  sont  remplis  intérieurement  de  pous- 
sière. Cette  poussière  destructive  n'a  point  été  secouée 
depuis  1807,  époque  à  laquelle  don  Francisco  Antonio 
Conde  les  compulsa  pour  composer  son  ouvrage  sur  la  do- 
mination des  Arabes  en  Espagne.  Outre  les  manuscrits  por- 
tés au  catalogue  et  qui  son  t  au  nombre  de  1 63 1 ,  il  y  en  a  plu- 
sieurs d'incomplets  qu'on  a  arrachés  aux  flammes.  Voilà 
tout  ce  qui  reste  des  travaux  scientifiques  d'une  nation 


DU  COMMERCE,   DE  l' INDUSTRIE,   ETC.  363 

qui,  pendant  huit  siècles  ,  a  tenu  le  premier  rang  dans  la 
civilisation.  Pour  faire  disparaître  ses  traces  brillantes,  la 
main  du  vandalisme  a  seconde  Feliort  du  tems.  Par  ordre 
du  cardinal  Ximénès  de  Cisneros,  on  brûla  quatre-vingt- 
dix  mille  volumes  dans  les  places  de  Gordoue;  cet  auto- 
dafé dura  plusieurs  jours,  et  le  peu  d'ouvrages  qui  restaient 
encore  disparut  avec  les  Maures,  qui  les  emportèrent 
dans  leur  exil.  Cependant,  malgré  tant  de  pertes,  la  bi- 
bliothèque de  TEscurial  renferme  de  riches  mines  à  ex- 
ploiter. Mais  ces  trésors  sont  perdus  pour  la  science;  le 
gouvernement  a  toujours  considéré  cet  établissement 
comme  la  propriété  exclusive  des  moines,  et  ceux-ci  y 
donnent  rarement  accès  aux  savans.  Ainsi,  tandis  que 
la  Société  Asiatique  de  Londres  et  les  Sociétés  litté- 
raires de  France  et  d'Allemagne  mettent  tout  en  œuvre 
pour  faire  revivre  la  littérature  orientale  ,  il  est  bien  rare 
de  trouver  en  Espagne  une  personne  qui  se  livre  à  l'étude 
de  la  langue  arabe ,  et  la  seule  classe  où  on  la  professe  est 
tenue  par  un  jésuite  qui  en  possède  à  peine  les  premiers 
élémens. 

La  bibliothèque  de  Madrid  fut  fondée  en  1712,  par 
Philippe  V,  qui  fit  don  à  cet  établissement  de  sa  biblio- 
thèque particulière.  Le  nombre  de  volumes  qu'elle  ren- 
ferme peut  s'élever  à  200,000.  Il  y  en  a  environ  un  quart 
qu'on  ne  montre  point  au  public  :  ce  sont  les  lihros  pro- 
hibidos ,  les  livres  défendus.^  Celte  catégorie  se  compose 
d'ouviages  traitant  de  matières  politiques  et  religieuses, 
ou  même  d'ouvrages  d'histoire  et  de  littérature  ,  ren- 
fermant quelques  réflexions  peu  favorables  au  gouverne- 
ment ou  au  clergé  espagnol.  On  trouve  dans  cette  biblio- 
thèque une  riche  collection  de  manuscrits  espagnols  , 
ainsi  qu'une  foule  de  documens  originaux  sur  l'histoire, 
la  littérature  et  les  antiquités  du  pays.  Le  nombre  en  a 


â64  KOUVËLLES  DE$  SCÎËXCfeS , 

beaucoup  diminué  pendant  la  (^,iieiTe  de  l'indépendance 
et  les  troubles  qui  l'ont  suivie;  cependant  il  s'élève  en- 
core à  deux  mille  volumes.  Il  Aiut  citer  dans  cette  col- 
lection :  un  recueil  de  poèmes  par  V  Arcipresle  de  Hita  , 
l'un  des  plus  anciens  poètes  espagnols  5  le  fameux  Lwre 
du  Trésor,  écrit  par  Alphonse  X,  et  nommé  aussi  le 
Livre  du  Cadenas  ;  une  traduction  en  vers  de  V Enéide 
de  Virgile  ,  par  le  marquis  de  Villena  -,  c'est,  dit-on,  la 
première  traduction  de  ce  poème  qui  ait  paru  en  Europe; 
El  Riniado  de  Palacio ,  par  Fernan  Ferez  de  Ayala  ;  en- 
fin les  œuvres  d'un  grand  nombre  de  poètes  du  quinzième 
siècle.  Aux  manuscrits  que  je  viens  de  citer  il  faut  ajou- 
ter une  collection  peu  nombreuse  ,  mais  choisie ,  de  ma- 
nuscrits arabes  et  grecs ,  les  premiers  au  nombre  de  trois 
cents  ,  et  les  seconds  au  nombre  de  deux  cent  soixante- 
dix.  Il  faudrait  plusieurs  mois  d'un  travail  assidu  pour  se 
faire  une  idée  exacte  de  la  partie  de  la  bibliothèque  con- 
sacrée aux  manuscrits  :  elle  est  très-peu  connue  et  très- 
peu  fréquentée.  L'établissement  possède  encore  un  riche 
cabinet  de  médailles,  composé  de  150,000  pièces  de 
toutes  dimensions  en  or,  argent,  cuivre  ,  fer,  etc. 

La  Bibliothèque  particulière  du  Roi,  appartenant  au 
palais  royal ,  n'est  pas  moins  riche  que  celle  dont  je 
viens  de  parler  ;  mais  il  faut  jouir  comme  savant  d'une 
grande  réputation  et  être  en  faveur  à  la  cour,  pour  y  être 
admis.  La  Bibliothèque  des  Jésuites  est  placée  dans  l'in- 
térieur de  leur  collège.  Elle  est  très-considérable,  mais  ne 
renferme  rien  de  rare.  Sous  le  règne  de  Charles  III ,  lors- 
que les  jésuites  furent  chassés  d'Espagne,  et  dans  les 
derniers  tems  sous  les  Cortès,  on  l'avait  rc'unie  à  la  Bi- 
bliothèque nationale  ;  mais,  depuis,  elle  leur  a  été  rendue. 
Il  y  a  encore  dans  Madrid  beaucoup  de  bibliothè(jues 
publiques  :  les  unes  appartiennent  à  des  sociétés  savantes, 


t)U  COMMEnClî,  DE  l'l\DUST1\IE  ,  ETC.  365 

iranlres  sont  la  propriélé  de  familles  nobles,  des  ducs 
del  Infanlado  ,  d'Osuna  et  de  Medina-Cœli.  On  oLlienl 
facilement  des  billets  pour  entrer  dans  ces  dernières. 

Madrid  n'est  pas  la  seule  ville  du  royaume  qui  possède 
ces  moyens  d'instruction.  A  Valence,  Burgos  ,  Malajja , 
Tarragone,  Santiago,  et  dans  presque  toutes  les  capi- 
tales de  province,  on  est  admis  librement  dans  la  biblio- 
thèque de  révéché  ,  de  la  cathédrale  ou  de  la  ville.  La 
bibliothèque  de  Tolède,  surtout,  rivalise  pour  sa  part 
avec  les  plus  beaux  clablissemens  de  Madrid,  hes  u^rcJii- 
i^es  des  Indes  de  Séville,  celles  de  la  Conrojuie  d'yi- 
ragon  à  Barcelone,  celles  de  Siniancns ^  de  la  Navarre 
et  plusieurs  autres,  ainsi  que  les  bibliothèques  des  nom- 
breuses sociétés  littéraires  instituées  dans  toute  l'Espagne 
offriraient  un  champ  inépuisable  aux  travaux  des  savans, 
si  le  gouvernement  n'avait  pris  à  tâche,  depuis  plusieurs 
années,  de  paralyser  les  entreprises  littéraires  au  lieu  de 
les  encourager.  Chaque  fois  que  j'ai  visité  les  bibliothè- 
ques de  Madrid ,  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  remarquer 
combien  est  petit  le  nombre  de  personnes  qui  les  fré- 
quentent. A  l'exception  de  quelques  ecclésiastiques  feuil- 
letant d'énormes  in-folio  pour  en  extraire  une  citation  de 
saint  Thomas  ou  de  saint  Augustin ,  on  n'y  voit  que  des 
écoliers  lisant  des  romans  ou  regardant  des  gravures. 
Espérons  cependant  que  l'Espagne ,  échappée  aux  mains 
du  despotisme,  marchera  d'un  pas  rapide  vers  la  place 
qui  lui  est  assignée  parmi  les  nations  libres  de  l'Europe. 

Expériences  pratiquées  sur  le  thermomèlre  dans  la 
mine  la  plus  profonde  de  V Angleterre.  —  Le  puits  que 
l'on  creuse  en  ce  moment  à  la  houillère  de  Monkwean- 


366  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

mouth,  près  de  Sunderland,  a  atteint  une  profondeur 
beaucoup  plus  considérable  que  celle  à  laquelle  on  était 
encore  arrivé  dans  aucune  autre  mine  de  l'Angleterre. 
Le  puits  ,  qui  jusqu'ici  était  regardé  comme  le  plus 
profond  de  l'ile,  est  celui  de  Pearce  qui  a  1,470  pieds 
de  profondeur  en  ligne  perpendiculaire,  et  dont  1,150 
sont  au-dessous  du  niveau  de  la  mer.  Déjà  le  fond  du 
puits  de  Monkweanmoulli  se  trouvait  à  1,500  pieds 
au-dessous  du  niveau  de  la  mer  et  à  1,600  au-des- 
sous de  la  surface  du  sol  •  il  a  été  commencé  au  mois 
de  mai  1826,  et  ce  ne  fut  qu'en  1833  que  l'on  trouva  , 
à  1 44  pieds  au-dessous  de  la  surface  du  sol,  la  première 
couche  de  charbon  qui  n'avait  qu'un  pouce  et  demi  d'é- 
paisseur. Après  plusieurs  accidens,  dont  quelques-uns 
ont  suspendu  pendant  plus  ou  moins  long-tems  les  tra- 
vaux, les  ouvriers  ont  atteint,  en  octobre  dernier,  à  la  pro- 
fondeur de  1,578  pieds,  et  lorsque  les  plus  hardis  d'entre 
eux  étaient  complètement  découragés  et  avaient  perdu 
toute  espérance  de  rencontrer  l'objet  de  leurs  recherches, 
une  riche  couche  de  charbon ,  que  l'on  a  reconnue  être 
celle  cjui  est  appelée  dans  le  pays  couche  de  Bentham,  fut 
découverte.  On  s'attend  même  à  trouver  encore  au-des- 
sous une  couche  plus  riche  j  aussi  les  travaux  de  perce- 
ment continuent-ils  avec  une  grande  activité,  tout  en 
commençant  l'exploitation  de  la  première  couche.  Une 
réunion  d'hommes  instruits  est  descendue  dernièrement 
dans  cette  mine,  et  y  a  fait  plusieurs  observations  bafo- 
métriques  et  thermométriques  dont  les  détails  sont  pleins 
d'intérêt. 

Un  baromètre  placé  au  haut  du  puits  (à  87  pieds  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer)  marquait  30"  518',  et  un 
thermomètre,  donnant  53°  Fah. ,  porté  dans  les  travaux 
nouvellement  ouverts  (à  1,584  pieds  au-dessous  du  sol) 


DU  COMMERCE,   DE  L' INDUSTRIE  ,  ETC.  367 

marqua  32", 2803'.  Quatre  autres  galeries  avalent  été 
creusées  dans  cette  mine^  la  plus  profonde,  qui  avait 
vingt-deux  verges  de  longueur  sur  deux  de  large ,  et  à 
rextrémilé  de  laquelle  arrivait  le  courant  dair  destiné 
à  renouveler  celui  de  l'intéiieur,  fut  choisie  pour  les  ob- 
servations, au  moment  où  les  ouvriers  venaient  de  la 
quitter.  La  température  du  courant  d'air  qui  était  près 
de  l'entrée  du  puits  de  62°  Fah. ,  était  de  65°  près  du 
fond  et  dans  la  galerie,  un  peu  au-dessus  du  courant, 
de  68°.  On  arracha  un  morceau  de  charbon ,  et  l'on  mit 
aussitôt  dans  remplacement  qu'il  occupait  deux  thermo- 
mètres dont  les  bulbes  furent  recouvertes  de  poussier 
avec  soin,  ils  marquèrent  bientôt  65";  à  l'extrémité  de  la 
galerie  il  y  avait  un  petit  amas  d'eau ,  dont  la  tempéra- 
ture était  à  onze  heures  de  70°  5  trois  heures  après  de  69" 
et  demi.  Un  thermomètre  à  registre  fut  enfoui  à  1 S  pouces 
au-dessous  du  sol  et  à  environ  dix  verges  de  l'entrée  de 
la  galerie-,  au  bout  de  quarante  minutes  il  marquait  67°; 
un  autre  thermomètre,  placé  de  la  même  manière  et  sur 
l'extrémité  de  la  galerie,  marquait  après  le  même  inter- 
valle 70°  Fah.  ;  enfin  on  en  plaça  un  troisième  dans  un 
trou  encore  plus  profond.  Examiné  après  un  espace  de 
tems  suffisant ,  il  marquait  71°  et  demi.  Deux  ther- 
momètres d'une  grande  sensibilité,  plongés  dans  l'eau  que 
fournissait  le  courant  des  gaz,  indiquèrent  une  tempé- 
rature qui  varia  constamment  de  71°, 5  à  72°, 6.  En  der- 
nière analyse,  un  thermomètre  placé  au  fond  d'un  trou 
creusé  à  deux  pieds  et  demi  dans  une  autre  galerie  et 
que  l'on  avait  bouché  hermétiquement  avec  de  l'argile 
afin  dempècher  l'accès  de  1  air  atmosphérique  ,  mar- 
quait, au  bout  de  48  heures,  71°, 2  Fahrenheit. 


368  KÔUVÉLLÉS  I>ÉS  SCIENCES, 

Poètes  anglo  -  américains .  —  Nous  n'avons  jamais 
perdu  de  vue  les  progrès  et  le  développement  de  l'intelli- 
gence dans  les  Etats-Unis  de  l'Amérique  septentrionale. 
Nos  lecteurs  se  rappellent  sans  doute  que  plusieurs  arti- 
cles fort  étendus  ont  été  consacrés  par  nous  à  la  littéra- 
ture américaine.  Nous  avons  essayé  surtout  de  faire  com- 
prendre quel  rapport  se  trouve  entre  les  vieilles  traditions 
qui  dominent  en  dépit  d'elle-même  l'Amérique  nouvelle 
et  les  essais  poétiques  qu'elle  a  vus  naitre  ,  preuve  frap- 
pante, témoignage  irrécusable  de  l'immense  influence 
exercée  par  la  pensée.  Ici ,  la  nature  était  vierge ,  tous 
les  spectacles  qu'elle  offrait  étincelaient  d'originalité. 
Quelle  inspiration  sauvage,  nouvelle,  imprévue,  devait 
jaillir  des  aspects  et  des  souvenirs  du  Nouveau-Monde  ! 
eh  bien  !  le  pays  le  plus  extraordinaire  n'a  pas  trouvé  de 
poète  qui  lui  appartînt  en  propre.  Les  hommes  qui  ha- 
bitaient l'Amérique  venaient  de  la  vieille  Europe,  ils  lui 
appartenaient  •  toute  l'éducation  de  leur  esprit  s'était 
faite  en  Angleterre.  Leurs  souvenirs  dominaient  leur  pré- 
sent. Ils  étaient  moins  influencés  par  l'aspect  des  choses 
réelles  que  par  l'héritage  que  leurs  pères  leur  avaient 
transmis,  ce  legs  de  pensées  et  de  traditions  qui  semble 
plus  impérissable  que  les  faits,  plus  puissant  que  les  cir- 
constances matérielles  5  la  nature  était  primitive,  mais  la 
civilisation  était  empruntée  :  la  civilisation  a  triomphé  de 
la  nature. 

Les  travaux  des  nouveaux  poètes  ou  ceux  des  poètes 
anciens,  dont  nous  avons  déjà  parlé  et  qui  ont  voulu 
étayer  ou  continuer  leur  gloire  acquise,  ne  s'éloignent 
pas  du  caractère  que  nous  leur  avons  déjà  assigné. 


DU  COMMERCE  5   DE  L  IXDLSTiUE,   ETC.  369 

A  la  tète  des  poètes  américains  il  faut  placer  Dana, 
Percival  et  Bryant.  Il  y  a  surtout  chez  Dana  du  goût, 
de  la  grâce,  de  l'élôgance  et  une  grande  aptitude  à  éclai- 
rer, pour  ainsi  dire,  les  sujets  qu'il  traite  par  des  compa- 
raisons agréables  ou  mélancoliques.  C'est  un  homme  de 
quarante  ans,  qui  a  commencé  par  être  avocat,  puis 
journaliste.  Ces  deux  métiers,  tout  en  l'ennuyant,  n'ont 
pas  flétri  son  imagination ,  et  il  est  aujourd'hui  en  Italie , 
pays  chéri  des  poètes  ,  où  il  retrempe  sa  pensée  aux 
sources  pures  de  la  classique  antiquité. 

Il  est  très-rare  en  Amérique  d'avoir  un  grand'père  :  en 
général ,  l'Américain  ne  remonte  guère  plus  haut  que  son 
propre  père,  la  généalogie  n'est  pas  longue  comme  on  le 
voit.  Percival  a  mené  une  vie  triste  et  pauvre  ;  on  le  desti- 
nait à  l'état  de  médecin,  mais  son  instinct  poétique  l'en- 
traina  :  il  se  livra  tout  entier  à  la  muse  qui,  dans  l'état 
de  la  société  américaine,  n'accorde  à  ses  favoris  qu'une 
bien  faible  récompense  et  une  existence  bien  mesquine. 
Après  avoir  été   chirurgien   militaire   et  professeur   de 
chimie,  Percival,  que  ce  genre  d'occupation  ennuvait , 
consacra  son  tems  à  la  correction  des  épreuves  du  grand 
Dictionnaire  de  Webster  :  à  peine  y  gagna-t-il  de  quoi 
vivre.  Modeste  et  pauvre ,  c'est  de   tous   les  écrivains 
d'Amérique  celui  dont  la  verve  poétique  est  la  plus  na- 
turelle et  la  plus  ardente.  Il  corrige  peu-,  son  talent  res- 
semble à  de  l'improvisation  :  c'est  là  son  malheur.  Les 
incorrections ,  les  longueurs  déparent  presque  toutes  les 
poésies  de  Perci\al^  mais  on  y  sent  quelque  chose  d'éner- 
gique et  d'éloquent,  une  sève  naturelle  et  puissante  qui, 
si  les  circonstances  avaient  favorisé  le  poète  ,  et  si  tout  ce 
qui  l'entourait  n'eût  refroidi  sa  pensée ,   se  serait  élevé 
jusqu  aux  plus  hautes  inspirations. 

Fitz-Green-Halleck  mérite  d'être  cité  après  Percival. 


370  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

C'est  un  banquier  qui  est  né  dans  le  Connecticut.  Il  a 
fait  fortune,  et  l'industrieuse  persévérance,  la  sagacité 
commerciale  qu'il  a  su  joindre  aux  habitudes  sévères  et 
économiques  de  sa  province,  ne  l'ont  pas  empêché  de 
publier  un  assez  grand  nombre  de  poésies,  entre  autres 
Fauny ,  roman  comique  en  vers,  plusieurs  satires  et  le 
Château  d'^lnwick.  On  retrouve  dans  ces  productions 
une  veine  humoristique ,  une  finesse  caustique  dont  le 
bon  sens  est  la  base,  mais  qui  se  pare  souvent  des  cou- 
leurs de  la  poésie.  Le' docteur  Drake  (Rodman)  mérite 
aussi  quelques  critiques  et  une  mention  brillante  dans  ce 
catalogue.  En  effet,  il  y  a  de  la  grâce  et  de  la  légèreté 
dans  les  fragmens  que  plusieurs  journaux  ont  extraits  de 
son  poème  manuscrit  intitulé  la  Fée  Coupable.  Ce  genre 
de  mérite  nous  semble  digne  de  remarque  au  milieu  des 
intérêts  positifs  par  lesquels  l'Amérique  septentrionale 
est  envahie. 

Chez  tous  les  poètes,  et  même  chez  Percival ,  la  pas- 
sion se  montre  moins  intense  et  moins  vive  que  chez  les 
grands  poètes  anglais.  Dana  lui-même ,  que  plusieurs 
critiques  regardent  comme  le  premier  des  poètes  améri- 
cains, est  plutôt  une  imagination  rêveuse  ,  un  philosophe 
méditatif  qu'une  ame  très -passionnée.  Son  principal 
poème  a  pour  titre  le  Boucanier  ;  l'essor  du  poète  pour 
peindre  des  scènes  de  piraterie,  de  brigandage  et  de 
meurtre  ne  satisfait  pas  toujours  le  lecteur.  Homme  stu- 
dieux ,  ami  de  la  retraite ,  paisible  et  modeste  dans  ses 
goûts,  comment  aurait-il  sympathisé  avec  les  sanglans 
orap-es  qu'il  voulait  reproduire?  Nous  trouvons  son  talent 
beaucoup  plus  naturel  et  plus  vrai ,  lorsqu'il  marche  sur 
les  traces  de  Wordsworth ,  lorsque  son  essor  est  triste, 
mélancolique  et  doux  comme  le  vol  de  la  colombe  dans  le 
nuage*,  comme  son  prototype,  il  a  su  inté  lesser  le  lecteur 


DU  COMMERCE,  DE  l'iNDUSTRIE,  ETC.  371 

à  des  sujets  simples  et  vulgaires.  Le  Vieux  Corbeau 
mouvant  est  un  chef-d'œuvre  dans  son  genre. 

Mistress  Lydia ,  Henriette  Sigourney ,  connue  aupara- 
vant sous  le  nom  de  miss  Huntley,  est  la  seule  femme 
qui  ait  embrassé  le  difficile  métier  de  poète  en  Amérique. 
Un  mariage  riche  a  été  la  récompense  de  ses  efforts  j  il 
est  vrai  qu'elle  doit  moins  ce  résultat  à  la  force  de  son 
génie  qu'à  la  parfaite  moralité  de  ses  compositions.  Nom- 
mons encore  M.  Pierpont,  prosateur  habile,  fidèle  comme 
poète  à  la  vieille  école  de  Pope  et  de  Rogers.  C'est  un 
homme  dont  la  versification  est  pure  et  l'invention  assez 
stérile.  Sprague ,  né  à  Boston ,  passe  auprès  de  beaucoup 
de  ses  compatriotes  pour  avoir  un  génie  plus  élevé  ;  il 
occupe  l'emploi  de  caissier  dans  une  maison  de  banque 
de  Boston.  La  perfection  singulière  de  sa  poésie  le  place 
parmi  les  imitateurs,  peut-être  parmi  les  rivaux  de 
Camj)bell  ,  son  compatriote. 

N.-P.  Willis,  aujourd'hui  attaché  à  la  légation  amé- 
ricaine à  Paris ,  a  commencé  par  publier  des  poésies  sa- 
crées dont  la  vogue  a  été  grande.  Il  s'est  ensuite  chargé 
de  la  direction  d'une  Revue  qui  a  eu  du  succès.  Son 
poème  intitulé  l  yllchvnis,te  mourant  est  un  chef-d'œu- 
vre. Il  ne  faut  pas  oublier  W.  Longfellow,  auteur  d'une 
très-belle  pièce,  intitulée  V Esprit  de  la  poésie  ;  ni  Georges 
Washington  Doane,  qui  a  écrit  les  Chants  du  Ctiennn, 
poésies  d'une  simplicité  presque  enfantine,  et  cependant 
touchante.  Brainard ,  qui ,  avec  une  sensibilité  assez 
vive  et  une  heureuse  facilité  de  versification,  n'a  guère 
écrit  que  pour  remplir  les  colonnes  de  son  journal ,  aurait 
pu  s'élever  beaucoup  plus  haut  sans  celte  malheureuse 
nécessité.  Les  noms  d'Edouard  Pinckney,  officier  de  ma- 
rine ,  de  P. -M.  Wetmore ,  négociant  de  New- York  , 
poète  et  Mécène  de  ses  confrères  5  de  Samuel  Woodworth, 


372  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

dont  les  chansons  populaires  sont  répétées  dans  toute 
l'Amérique;  de  John  Neal,  auteur  de  la  Naissance  du 
Poète ,  ne  doivent  pas  manquer  à  ce  catalogue,  que  nous 
terminerons  par  celui  de  James  Nack  ,  sourd-muet  de 
naissance ,  et  qui ,  à  peine  adolescent ,  a  publié  la  Lé- 
gende des  Rocs ,  poème. 

Nous  sommes  loin  d'avoir  signalé  tous  les  poètes  amé- 
ricains :  on  en  compte  juscju'à  deux  cents  dans  le  Spéci- 
men de  Ketlell.  En  général,  la  moralité  de  ces  poésies  est 
digne  d'admiration ,  mais  les  deux  mots  ^oe'^ie  et  moralité 
ne  sont  malheureusement  pas  synonymes.  Il  n'est  que  trop 
vrai  que  l'excitation  violente  des  passions  est  un  stimu- 
lant pour  le  génie.  Les  Américains  ont,  d'une  part,  des 
modèles  désespérans  à  imiter  ;  de  l'autre ,  de  sévères  en- 
traves imposées  par  le  rigorisme  de  leur  pays.  Un  Byron 
américain  est  impossible  ;  il  faudra  peut-être  bien  du 
tenis ,  bien  des  fautes,  bien  des  douleurs,  pour  que  la 
grande  fédération  républicaine  arrive  à  ce  point  de  per- 
fection corrompue  et  de  civilisation  dépravée  qui  donne 
de  la  poésie. 


^IjtfosOjî^K. 


Du  mouvement  actuel  de  la  pensée.  —  Avec  quelle 
rapidité  circulent  et  s'échangent  aujourd'hui  les  idées  : 
ce  n'est  pas  seulement  de  peuple  à  peuple  que  ce  com- 
merce intellectuel  s'établit,  mais  des  deux  pôles  à  l'équa- 
teur ,  d'un  bout  du  monde  à  l'autre.  L'Amérique  em- 
prunte à  l'Europe;  l'Europe  puise  des  inspirations  nou- 
velles dans  la  littérature  de  Brahma  ou  de  Confucius,  et 
les  chefs-d'œuvre  de  la  pensée  applaudis  sur  les  rives  de 
la  Seine  ou  de  la  Tamise ,  reçoivent  bientôt  après  la  même 
ovation  à  New-York,  à  Rio-Jaueiro  ,  à  Hobart-Xown  ou 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDUSTRIE  ,  ETC.  373 

à  Calcutta.  Cette  circulation  est  si  active,  si  rapide,  si 
continue,  qu'elle  passe  pour  ainsi  dire  inaperçue,  et  pas 
une  seule  feuille  destinée  à  enregistrer  ces  mouvemens  si 
curieux  ,  comme  s'ils  avaient  moins  d'importance  pour 
la  civilisation  que  la  hausse  ou  la  baisse  des  fonds  publics, 
que  la  cote  des  marchandises.  Aujourd'hui,  tous  ces  faits 
restent  épars,  personne  ne  les  recueille;  de  tems  à  autre 
seulement  les  journaux  politiques  les  intercalent  négli- 
gemment dans  leurs  colonnes  au  milieu  des  événemens  de 
la  place  publique  et  des  petites  anecdotes  du  coin  du  feu, 
Le  Lanceston  Indépendant  (journal  de  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud) ,  en  nous  envoyant  le  prix  courant  des 
laines  australiennes  ,  nous  annonçait  que  les  dames  Re- 
mans  et  RhudelofF,  artistes  de  je  ne  s^is  quel  théâtre 
d'Europe,  venaient  d'être  engagées  au  théâtre  d'Hobart- 
Town ,  et  que  leurs  débuts  avaient  été  très-brillans  ;  il 
ajoutait  que  plusieurs  pièces  nouvelles  d'origine  austra- 
lienne étaient  en  répétition ,  et  que  l'on  fondait  un  grand 
succès  sur  le  Bandit  du  Rldn.  Personne  n'a  fait  remar- 
quer les  fruits  précoces  de  celte  société  de  conuicts  l  Les 
Chinois  vont  avoir  une  traduclion  et  une  reproduction 
du  Pennj-3fagazijie,  avec  ses  planches  et  ses  vignettes  ; 
les  Indiens  Cherokees  inventent  des  signes  graphiques  et 
reproduisent  dans  leur  langue  primitive  nos  œuvres  de 
littérature  classique  5  la  Chronique  de  Singapour ,  au  mi- 
lieu des  prix  courans  de  ses  indigos  et  de  ses  colons  lon- 
gue soie,  nous  mandait  naguère  qu'un  brahme  s'occupait 
de  la  traduction  des  poèmes  du  Dante ,  tandis  que  les 
journaux  de  Paris ,  tout  retentissans  de  fêtes  et  de  plaisirs, 
annonçaient  avec  autant  de  laisser-aller  les  travaux  de 
M.  Pautlhier  sur  Confucius.  A  peu  près  à  la  même  époque 
la  Gazette  d' Augsbourg ,  parmi  ses  articles  de  politique 
nuageuse  ,  nous  apprenait  que  le  corps  des  Ulémas  à 
XIII.  a4 


374  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

Constantinople  faisait  reproduire  en  langue  turque  quel- 
ques-uns des  livres  scientifiques  de  l'Europe  occidentale, 
tandis  que  le  Journal  de  Francfort  annonçait  la  traduc- 
tion par  von  Hammer  de  l'un  des  chefs-d'œuvre  de  Fazli 
(  poète  turk  ),  la  Rose  et  le  Rossignol.  Voici  M.  Semelet 
qui  reproduit  en  fiançais  le  Gulista?ide  Sadi,  et  M.  Tassy, 
les  chefs-d'œuvre  du  poète  hindou  Vali,  tandis  que  l'het- 
man  des  cosaques  ,  le  prince  Protojon,  traduit  en  langue 
kalmouque  les  poèmes  de  Parny. 

Eh  bien  !  tous  ces  jalons  précieux,  et  mille  autres  en- 
core qui  tracent  d'une  manière  si  positive  la  marche  de 
la  pensée,  qui  indiquent  comment  les  idées  d'un  peuple 
pénètrent  chez  un  autre  peuple  ,  sont  négligés,  et,  après 
quelques  années  d'indifférence  ,  on  se  demande  comment 
s'opèrent  toutes  ces  transfusions ,  comment  la  civilisation 
européenne,  après  s'être  emparée  de  toutes  les  idées  élran- 
pères,  après  les  avoir  fécondées,  réagit  à  son  tour  sur  la  ci- 
vilisation des  peuples  les  plus  éloignés,  les  plus  étrangers  à 
ses  mœurs  et  à  ses  habitudes.  Vous  négligez  les  détails, 
comment  voulez-vous  saisir  et  comprendre  l'ensemble  ? 

Fêtes  de  Hurdwar  et  de  Juggurnaut ,  dans  l'Inde. 
Comme  toutes  les  autres  religions  du  monde ,  la  reli- 
gion hindoue  place  les  pèlerinages  au  nombre  de  ses  pra- 
tiques les  plus  méritoires.  Il  est  surtout  deux  endroits 
consacrés  qu'un  adorateur  de  Brama  ne  peut  se  dispen- 
ser de  visiter  une  fois  dans  sa  vie  :  la  ville  d'Hurdwar  et 
le  temple  de  Juggurnaut.  Hurdwar  est  placée  au  pied  des 
montagnes  qui  servent  de  contreforts  aux  pics  du  Thibet, 
à  l'endroit  où  le  fleuve  sacré  pénètre  dans  les  plaines  de 
l'Hindoustan,  Les  beautés  pittoresques  de  ce  lieu  célèbre 


DU  COMMERCK,  DE  l' INDUSTRIE  ,  ETC.  37& 

Y  attirent  chaque  année  une  foule  de  voyageurs  euro- 
péens. La  ville  ,  qui  consiste  en  une  longue  file  de  mai- 
sons d'assez  belle  apparence  ,  occupe  une  vaste  esplanade 
sur  les  bords  du  Gange.  Une  sombre  foret  l'environne  et 
la  domine.  A  chaque  extrémité  des  faubourgs,  des  arbres 
séculaires  projettent  leur  ombre  sur  les  eaux  du  fleuve,  et 
leurs  dômes  verdoyans  se  marient  aux  colonnades  de  l'ar- 
chitecture orientale.  Le  fond  du  tableau  est  formé  par 
des  montagnes  couvertes  de  neiges  éternelles. 

Prenons  Hurdwar  dans  l'un  de  ces  inslans  où  la  cré- 
dulité y  attire  les  dévots  de  toutes  les  parties  de  l'Hin- 
doustan.  L'eau  du  Gange  reçoit  tous  les  douze  ans  ,  dit- 
on,  une  vertu  nouvelle;  c'est  alors  que  chacun  s'empresse 
de  venir  s'y  purifier.  Toutes  les  routes  sont  couvertes  de 
pèlerins  :  hommes,  femmes,  enfans,  vieillards,  riches  et 
pauvres,  tous  s'acheminent  pêle-mêle  vers  le  lieu  ré- 
véré. L'air  retentit  de  leurs  cris  de  joie,  lorsque  arrivés 
sur  les  collines  d'où  l'on  découvre  Hurdwar ,  ils  aper- 
çoivent le  fleuve  sacré  sortant  de  son  berceau  des  monta- 
gnes. La  ville  d'Hurdwar  n'est  pas  assez  grande  pour  loger 
la  dixième  partie  de  la  population  qui  s'y  rend  à  cette  épo- 
que j  mais,  pour  les  Asiatiques ,  un  logement  est  la  chose 
du  monde  la  moins  importante.  La  plupart  portent  leurs 
tentes,  et  les  pauvres  s'abritent  à  l'ombre  des  arbres. 
Tous  les  alentours  ne  forment  plus  qu'un  vaste  camp  où 
Arabes,  Cingalais ,  Persans ,  Tàtares  se  mêlent  aux  Seiks , 
aux  habitans  de  Cutch ,  de  Guzurate ,  du  Népaul  et  des 
différentes  provinces  de  l'Inde.  A  une  certaine  distance  de 
cette  nouvelle  Babel  on  voit  les  tentes  des  voyageurs  eu- 
ropéens :  là  reposent  des  femmes  délicates  qui ,  pour 
contempler  ces  scènes  animées ,  n'ont  pas  craint  de  bra- 
ver des  nuages  de  poussière  et  des  myriades  d'insectes. 

Ce  sont  les  astrologues  qui  règlent  le  moment  précis  où 


376  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

l'immersion  doit  avoir  lieu  pour  produire  toute  son  effica- 
cité. Celte  ablution  est  la  seule  cérémonie  observée  par  les 
baigneurs.  Elle  consiste  en  une  simple  immersion  dans 
le  Gange ,  et  dans  le  paiement  d'un  tribut  que  les  bra- 
mines  ont  soin  de  recueillir.  Ces  religieux  forment  un  des 
traits  principaux  du  tableau.  Us  se  rendent  en  grand 
nombre  à  Hurdwar  5  on  les  voit  sur  les  verandahs ,  sur 
les  galeries  ou  sur  les  toits  des  principaux  édifices.  Us  se 
font  même  construire  dans  le  fleuve  des  tbéàtres  du  haut 
desquels  ils  président  aux  ablutions  des  baigneurs.  Il  est 
inutile  d'ajouter  que,  pendant  toute  la  cérémonie,  on 
entend  ce  brouhaha  continu  qui  accompagne  toujours 
les  cérémonies  indiennes.  Jadis  dans  ces  réunions  tumul- 
tueuses le  danger  d'être  assourdi  n'était  pas  le  seul  qu'on 
courût ,  la  sûreté  des  baigneurs  était  compromise  par 
une  foule  d'accidens.  Au  moment  de  l'immersion  tout  le 
monde  se  précipitait  à  la  fois.  Il  se  formait  alors  une 
espèce  de  mêlée  dans  laquelle  beaucoup  de  personnes 
perdaient  la  vie.  Le  gouvernement  anglais  a  remédié  à 
cet  inconvénient  en  rendant  les  abords  du  fleuve  plus  fa- 
ciles. Le  nouveau  port  n'a  pas  moins  de  cent  pieds  de 
largeur ,  et  se  compose  d'une  soixantaine  de  degrés.  A 
toute  heure  du  jour  il  est  couvert  d'une  multitude  de 
pèlerins  qui  montent  ou  qui  descendent.  Aussi,  pour 
prix  de  tant  de  sollicitude,  les  baigneurs  ne  manquent 
pas  d'exprimer  leur  reconnaissance  par  les  cris  mille  fois 
répétés  de  wah  1  wah  l 

La  réunion  de  tant  de  peuples  divers  sur  un  seul  point 
a  donné  naissance  à  des  transactions  commerciales  que 
l'usage  a  consacrées.  La  foire  d'Hurdwar  est  célèbre  dans 
tout  l'Orient  ,  et  attire  autant  de  spéculateurs  intéressés 
que  la  sainteté  des  eaux  du  fleuve  attire  de  dévots  de 
bonne  foi.  Ainsi  que  toutes  les  autres  foires  de  l'Inde , 


DU  coMmetice,  m  l'industrie,  etc.  377 

elle  diffère  des  foires  européennes  ^  on  y  voit  bien  des 
jongleurs  et  des  saltimbanques  ,  mais  elle  n'offre  aucun 
de  ces  spectacles  qui  chez  nous  attirent  la  curiosité  pu- 
blique. L'attention  s'y  porte  surtout  sur  le  marclxé  aux 
animaux  ,  l'un  des  plus  considérables  de  l'Inde.  Les 
bords  de  la  mer  Rouge  y  envoient  une  race  de  cour- 
siers à  belle  encolure  et  légers  comme  le  vent.  Ces  nobles 
animaux  contrastent  par  leur  élégance  avec  une  autre  race 
plus  modeste,  mais  non  moins  utile,  celle  des  petits  che- 
vaux de  Cachemire  et  du  Caboul.  L'éléphant  déploie  ses 
formes  gigantesques  dans  un  lieu  reculé  de  la  place;  mais 
il  cède  la  prééminence  au  chameau ,  surtout  à  cette  race 
connue  sous  le  nom  de  Jdrcarrah ,  qui  maintient  son  pas 
pendant  une  centaine  de  milles ,  sans  prendre  un  instant 
de  repos.  A  côté  de  ces  géans  actuels  de  la  création,  on 
voit  des  bœufs ,  des  vaches  ,  des  moutons ,  ainsi  que  des 
chiens  et  des  chats  5  ces  derniers  appartiennent  à  la  belle 
race  de  Perse.  Plus  loin  ,  dans  des  cages ,  mugissent  les 
lions,  les  léopards  et  d'autres  animaux  féroces. 

Les  principaux  articles  de  commerce  mis  en  vente  à 
la  foire  d'Hurdwar  consistent  en  pierres  précieuses  que 
les  lapidaires  y  apportent  de  toutes  les  parties  de  l'Asie. 
Les  tissus  de  Cachemire  y  brillent  en  profusion  à  côté  des  , 
étoffes  de  fabrique  anglaise  ;  il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  par- 
fumerie et  à  la  bijouterie  de  Paris  qui  ne  trouvent  un  dé- 
bouché dans  cç  coin  reculé  de  l'Asie.  Les  marchands  in- 
diens ne  connaissent  ni  l'usage  de  ces  objets,  ni  leur 
valeur  réelle ,  et  la  plupart  des  personnes  qui  les  achètent 
sont  dans  la  même  ignorance.  Hurdwar  n'offre  de  la  reli- 
gion hindoue  que  ses  symboles  les  plus  doux  et  les  plus 
naturels  j  Juggurnaut  en  rappelle  les  superstitions  et  les 
cruautés.  C'est  à  Juggurnaut  que  s'élève  le  temple  de 
cette  divinité  sanguinaire  qui  jadis  broyait  sous  les  roues 


378  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

de  son  char  les  corps  de  ses  fanatiques  adorateurs. 
Ce  temple  fameux  s'élève  sur  la  côte  d'Orissa ,  la  pre- 
mière terre  de  l'Inde  qu'on  aperçoive  en  arrivant  d'Eu- 
rope. Il  serait  difficile  de  donner  une  idée  exacte  de  ce 
monument.  Sa  forme  est  celle  d'une  pyramide  de  deux 
cents  pieds  de  hauteur,  les  ornemens  de  l'architecture 
hindoue  y  sont  prodigués.  On  arrive  à  la  porte  princi- 
pale du  temple  par  de  larges  degrés  j  quant  à  l'intérieur, 
nul  Européen  ne  peut  se  vanter  d'y  avoir  porté  ses  regards. 
Le  grand  temple  de  Juggurnaut  a  été  construit  dans 
le  douzième  siècle ,  sous  les  auspices  du  premier  ministre 
du  rajah  de  ce  district.  Les  idoles  n'ont ,  dit-on ,  de  re- 
marquable que  leur  élévation  et  leur  difformité.  Les  trois 
principales  sont  celles  de  la  Trinité  indienne  ;  mais  toutes 
les  divinités  inférieures  révérées  sur  les  bords  du  Gange 
ont  leur  autel  dans  le  temple  de  Juggurnaut ,  qui  possède 
ainsi  le  privilège  de  réunir  à  ses  fêtes  les  Indiens  de  toutes 
les  croyances  et  de  toutes  les  castes. 

La  principale  de  ces  fêtes  se  nomme  Rath-Jatra  ,  et  a 
lieu  tous  les  ans.  Le  concours  des  pèlerins  y  est  immense. 
Ceux  qui  ont  de  grands  péchés  à  expier  y  viennent  en 
mesurant  le  chemin  avec  leur  corps  ,  et  mettent  quel- 
quefois cinq  ans  à  accomplir  cette  pénitence.  Le  jour  du 
Rath-Jatra  arrivé ,  on  tire  l'idole  principale  de  l'inté- 
rieur du  temple  pour  la  montrer  sur  un  char  gigantes- 
que. La  procession  commence  alors.  Pour  mettre  en  mou- 
vement les  roues  énormes  du  char,  il  faut  les  efforts 
réunis  de  quinze  cents  hommes.  La  monstrueuse  ma- 
chine fait  le  tour  de  l'enceinte  consacrée,  au  milieu  des 
cris  frénétiques  de  la  multitude,  excitée  par  le  zèle  des 
jogies  j  des  gosseins  et  autres  religieux  mendians  qui , 
dans  l'accès  de  leur  joie  fanatique,  ressemblent  à  des  dé- 
mons incarnés. 


DU  COMMERCE  ,  DE  l' INDUSTRIE,  ETC.  379 

On  n'a  plus  comme  autrefois  à  déplorer  la  mort  d'une 
foule  de  malheureux  qui  se  précipitaient  sous  les  roues 
du  char.  Les  cfForls  du  gouvernement  ont  réussi  à  faire 
disparaître  presque  entièrement  cet  affreux  usage;  mais 
le  pèlerinage  de  Juggurnaut  est  encore  accompagné  de 
circonslances  déplorahles.  Une  grande  partie  des  pèle- 
rins qui  y  affluent,  ne  revoient  pas  toujours  le  lieu  de 
leur  naissance.  La  fatigue ,  le  manque  de  nourriture  ,  l'o- 
bligation où  ils  sont  de  rester  exposés  à  l'action  pestilen- 
tielle des  pluies ,  font  un  ravage  effroyable  dans  leurs 
rangs  j  et  souvent ,  à  la  fin  des  fêtes  ,  le  terrain  sacré  est 
couvert  des  cadavres  de  milliers  de  victimes  que  les  oi- 
seaux de  proie  viennent  se  disputer  en  poussant  des  cris 
funèbres. 

Commwncation  de  VInde  a\^ec  V Angleterre  par  le 
golfe  Persique  et  l Euphrate.  —  Nous  avons  eu  plus 
d'une  fois  l'occasion  d'entretenir  nos  lecteurs  des  efforts 
qui  ont  été  faits,  à  peu  près  sans  succès  jusqu'à  présent, 
pour  établir  entre  l'Inde  anglaise  et  la  métropole  une 
correspondance  plus  rapide  que  celle  employée  jusqu'ici 
en  doublant  le  cap  de  Bonne-Espérance.  Nous  avons  fait 
connaitre  les  différentes  expéditions  du  navire  à  vapeur 
le  Hugh  Lmdsaj  ,  destiné  à  porter  de  Bombay  à  Suez  les 
dépêches  de  l'Inde.  Les  dépenses  énormes  de  chaque 
voyage,  et  surtout  les  difficultés  de  la  navigation  de  la 
Mer-Rouge  pendant  un  tiers  au  moins  de  l'année,  fai- 
saient désirer  que  l'on  pût  trouver  une  autre  route  qui 
fût  à  la  fois  aussi  courte,  moins  coûteuse  et  praticable 
dans  toutes  les  saisons.  La  seule  qui  réunit  ces  avan- 
tages est  celle  qui ,  de  Bombey,  va  chercher  par  mer  le 


380  àlOUVELLES  DES  SCIENCES^ 

golfe  Persique  et  l'embouchure  de  l'Euphrale,  navigable 
dans  toute  son  étendue  jusqu'à  Bir.  L'idée  de  tenter  cette 
nouvelle  voie  ayant  été  émise  lors  d'une  enquête  faite , 
l'année  dernière ,  sur  les  meilleurs  moyens  d'établir  une 
communication  plus  prompte  entre  l'Angleterre  et  ses 
possessions  de  l'Inde,  a  bientôt  été  adoptée,  et  des  prépa- 
ratifs ont  été  faits  pour  la  réaliser.  Déjà  un  vaisseau ,  le 
George  Canning,  ayant  à  bord  un  certain  nombre  d'in- 
génieurs et  d'officiers,  ainsi  que  deux  bateaux  à  vapeur 
en  fer,  parfaitement  organisés,  et  du  port  de  300  ton- 
neaux ,  sont  partis  de  Liverpool  pour  se  rendre  de  la 
Méditerranée  à  la  cote  de  Syrie,  où  les  attend  l'officier 
qui  doit  commander  en  second  cette  expédition.  Le  co- 
lonel Cbaunpy  a  la  direction  de  l'entreprise. 

Il  s'agit  maintenant  de  savoir  si  FEupbrate  est  navi- 
gable dans  tout  son  cours  pour  des  bateaux  à  vapeur  d'un 
fort  tonnage.  C'est  un  fait  qui  ne  peut  être  raisonnable- 
ment contesté.  Hérodote  rapporte  que  le  port  des  bateaux 
chargés  pour  Alexandrie  des  produits  de  l'Arménie  était 
équivalent  au  poids  de  5,000  talens,  ce  qui  répond  à  128 
tonneaux.  Ces  bateaux,  aussi  grands  que  les  barques  qui 
font  le  service  de  la  Tamise ,  étaient  vendus  après  qu'on 
en  avait  retiré  le  chargement,  et  dépecés,  parce  qu'on 
ne  pouvait  les  remonter^  la  force  du  courant  étant  trop 
grande  pour  être  surmontée. 

Pline  décrit  le  cours  du  fleuve  au-dessus  de  Babylone, 
et  parle  vaguement  de  ce  qu'il  devient  plus  bas.  Enfin , 
Strabon  assure  qu'il  est  navigable  depuis  le  golfe  Persique 
jusqu'à  Babvlone,  et  nous  ne  douions  pas  qu'on  n'y  na- 
vipuât  de  son  tems,  et  qu'on  ne  le  fasse  encore  aujour- 
d'hui, quoique  nous  sachions  qu'il  y  a  des  personnes  qui 
soutiennent  qu'il  se  perd  dans  des  marais  impraticables, 
parce  que  Pline  a  avancé  vaguement  que  son  cours  se 


I)U  COMMERCE,    DE  L'li\DUSTt\tË ,   ETC.  381 

terminait  de  celte  manière,  et  cela,  malgré  le  témoignage 
unanime  des  personnes  qui,  après  avoir  résidé  dans  le  pays, 
s'accordent  à  dire  que  la  navigation  de  ce  fleuve  a  cons- 
tamment lieu  et  n'est  nulle  part  interrompue.  A  ceux  (pii 
conserveraient  des  doutes  à  cet  égard ,  nous  nous  conten- 
terons de  citer  l'exploration  faite,  en  1830,  avec  le  plus 
grand  soin ,  par  le  capitaine  Chesney,  au  moment  des 
basses  eaux ,  dans  une  étendue  de  900  milles ,  depuis  la 
tour  d'El  Kaim  jusqu'à  Bassora.  La  commission  d'enquête 
basant  son  opinion  sur  les  réponses  faites  devant  elle 
par  cet  oflficier,  établit  dans  son  rapport  que  «  la  navi- 
gation à  la  vapeur  n'a  jamais  été  tentée  sur  l'Euphrale-, 
mais  que ,  depuis  le  golfe  Persique  jusqu'à  Bir ,  elle  ne 
rencontrerait  aucun  obstacle  pendant  buit  mois  de  l'an- 
née au  moins,  et  que  ,  quant  aux  quatre  autres  mois  ,  de 
novembre  à  février  inclusivement,  elle  pourrait  peut-être 
aussi  avoir  lieu  ;  mais ,  que  pour  asseoir  à  cet  égard  un 
jugement,  il  faudrait  pouvoir  le  fonder  sur  des  expé- 
riences qui  n'ont  pas  encore  été  pratiquées.  » 

Le  commerce  qui  se  fait  entre  l'Inde  et  le  golfe  Per- 
sique est  plus  important  que  celui  qui  a  lieu  avec  la  mer 
Rouge.  Les  marcbandises  que  l'Inde  y  porte  ont  une  va- 
leur de  plus  de  600,000  liv.  st.  ,  et  celles  qu'elle  en  tire 
en  ont  une  de  plus  de  400,000  liv.  (15,000,000  et 
10,000,000  fr.).  Cecommerceest  susceptible  de  beaucoup 
d'extension,  car  il  s'en  faut  que  les  ressources  des  pays 
qui  bordent  TEuphrate  aient  reçu  le  développement  dont 
elles  sont  susceptibles.  Les  gouvernemens  dont  ils  dépen- 
dent sont  trop  peu  avancés  pour  cela  5  mais  il  est  plus  que 
probable  qu'une  navigation  régulière ,  établie  par  nous 
sur  ce  fleuve,  contribuerait  à  introduire  de  nouvelles 
habitudes  parmi  ces  populations  qui  ne  larderaient  pas  à 
sentir  combien  elles  trouveraient  d'avantages  dans  leurs 


382  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

relations  avec  nous ,  et  à  concevoir  que  pour  les  conser- 
ver elles  auraient  le  plus  grand  intérêt  à  ne  rien  faire  qui 
pût  les  troubler. 

De  toutes  les  routes  projetées  entre  Bombay  et  l'Eu- 
rope ,  celle  par  le  golfe  Persique  est  la  seule  qui  ne  pré- 
sente pas  de  difficultés  graves  à  surmonter.  «  Mais  avant 
de  songer  à  convertir  nos  roupies  en  vapeur,  songeons  à 
convertir  la  vapeur  en  roupies ,  »  disait  un  négociant  an- 
glais de  Calcutta.  Il  serait  en  eflet  extravagant  de  vouloir 
recourir  à  de  nouveaux  moyens  de  communication ,  si 
l'on  ne  devait  pas  en  tirer  un  profit  capable  de  compen- 
ser les  dépenses  qu'on  aurait  faites. 

Origine  et  progrès  du  commerce  et  des  manufactures 
de  coton  en  Angleterre.  —  Depuis  que  le  coton  est  de- 
venu la  base  de  nos  principales  fabrications  d'étoffes,  plu- 
sieurs économistes  se  sont  occupés  à  esquisser  l'histoire 
de  cette  branche  importante  de  notre  industrie.  Voici 
MM.  Aikin  et  Baines  qui ,  à  ce  que  nous  connaissions 
déjà  ,  viennent  ajouter  le  résultat  de  leurs  laborieuses  re- 
cherches. Nous  allons  extraire  de  leurs  ouviages  les  pas- 
sages qui  nous  ont  paru  les  plus  intéressans. 

D'après  M.  Aikin,  ce  furent  les  Vénitiens  et  les  Génois 
qui  dans  le  commencement  du  quatorzième  siècle  impor- 
tèrent les  premières  balles  de  colon  en  Angleterre.  Mais 
à  cette  époque  le  coton  ne  servait  exclusivement  qu'à 
faire  des  mèches  de  chandelle.  En  nSO  ,  quelques  tisse- 
rands des  comtés  de  Chester  et  de  Lancaslre  s'avisèrent 
de  le  faire  servir  à  la  fabrication  d'étoffes  grossières,  à 
l'instar  des  futaines  flamandes.  Ce  coup  d'essai ,  qui  réussit 


DU  COMMERCE,  DÉ  l'iNDUSTRIE  ,  ETC.  383 

à  merveille ,  décida  quelques  armateurs  de  Bristol  et  de 
Londres  à  diri.;',er  leurs  navires  versle  Levant  pour  y  pren- 
dre des  chargemens  de  coton.  Henri  VIII  et  Edouard  VI 
favorisèrent  cette  branche  d'industrie;  etdéjcà,  en  1652, 
les  métiers  à  tisser  et  à  fder  le  coton  étaient  très-répandus 
dans  les  petites  paroisses  et  occupaient  un  grand  nombre 
d'agriculteurs,  pendant  que  les  travaux  de  la  campagne 
étaient  interrompus.  Sous  le  règne  de  Georges  III,  celte 
industrie  occupait  40,000  personnes  environ  ,  et  la  valeur 
de  ses  produits  s'élevait  à  600,000  1.  st.  (15,000,000  fr.) 
En  1739,  nos  manufactures  de  coton  fournissaient  non 
seulement  à  notre  consommation  intérieure,  mais  encore 
à  celle  de  toutes  nos  colonies  et  de  la  plupart  des  peuples 
de  l'Europe.  Cependant  ce  n'est  que  vers  le  milieu  du  dix- 
huilième  siècle  que  la  fabrication  des  étoffes  de  coton  a 
pris  en  Angleterre  un  développement  remarquable.  Ce 
sont  les  travaux  et  les  découvertes  de  Hargreaves,  de  Peel, 
d'Arkwright,  de  Wyatt,  de  Crompton  ,  etc.,  qui  de 
progrès  en  progrès  nous  ont  placés  si  fort  au-dessus  de 
toutes  les  nations  industrielles  de  l'Europe. 

Esquissons  en  peu  de  mots  les  résultats  de  cette  marche 
progressive. 

En  1701  ,  l'Angleterre  n'importa  que  1,986,000  liv. 
decx)ton  en  rame;  en  1764,  ce  chiffre  s'éleva  à  3,870,000, 
et  en  1833,  d  s'est  élevé  à  303,726,000  livres.  En  1701, 
la  valeur  des  marchandises  de  coton  qu'exporta  la  Grande- 
Bretagne  était  de  23,350  liv.  sterl.  (583,750  f.)  En  1764, 
ce  chiffre  s'éleva  à  200,350  liv.  st.  (5,008,750  fr.),  et 
en  1833,  la  valeur  des  exportations  de  cet  article  s'est 
élevée  à  18,486,400  liv.  sterl.  (462,160,000  fr.)  Ce  pro- 
digieux accroissement  des  manufactures  de  coton  parait 
encore  bien  plus  considérable  lorsqu'on  le  compare  avec 
celui  des  manufactures  de  laine.  La  valeur  des  produits 


âS4  NOUVELLES  t)ES  SCIENCES  , 

exportés  de  cette  branche  d'industrie  s'élevait  dans  là 
première  période  du  dix-huitième  siècle  à  2,000,000  de 
liv.  sterl.  (50,000,000  fr.),  et  en  1833  ,  elle  ne  s'est  éle- 
vée cju'à  6,500,000  liv.  sterl.  (162,500,000  fr.  );  ainsi, 
tandis  que  les  exportations  des  produits  des  manufactures 
de  laine  n'ont  fait  que  tripler,  celles  des  manufactures  de 
coton  centuplaient  5  aujourd'hui,  les  manufactures  an- 
glaises consomment,  à  elles  seules,  plus  de  la  moitié  du 
coton  qui  se  produit  dans  le  monde  entier. 

Tableau  de  la  production  et  de  la  consommation  du  coton  dans 
les  différentes  contrées  du  globe. 


LIEUX   DE  PRODUCTION. 

Kilog. 

États-Unis 175,000,000 

Inde 30,000,000 

Brésil 12.000,000 

Antilles  et  Bourbon  3,000,000 

Egypte  et  Levant. .  10,000,000 


Total 230,000,000 


LIEUX  DE   CONSOMMATION. 

Kilog. 

Grande-Bretagne. .    150,000,000 

France iO, 000, 000 

États-Unis 18,000,000 

Chine 15,000,000 

Suisse,  Saxe,  Prusse 

et  Belgique 17,000,000 

Total 240,000,000 


En  1832,  la  Grande-Bretagne  a  filé  247,000,000  de 
livres  de  coton,  dont  72,000,000  ont  été  exportées  en 
bobines  et  en  écheveaux,et  61,000,000  en  tissus.  Le 
reste  a  été  absorbé  par  la  consommation  locale  ou  s'est 
transformé  en  étoffes  diverses.  On  a  calculé  que  le  coton 
filé  annuellement  en  Angleterre  ferait  203,775  fois  le  tour 
du  globe.  Aujourd'hui ,  d'après  les  supputations  de  Mac- 
Culloch ,  la  valeur  totale  des  produits  des  diverses  manu- 
factures decotonestde  34,000,0001.  st.  (850,000,000  f.), 
desquelles,  si  l'on  déduit  7,000,000  liv.  st.  pour  l'achat 
des  cotons  bruts  et  21,000,000  liv.  st.  pour  les  salaires 


DU  COMMERCE,  DE  l'iNDUSTRIE,  ETC.  385 

des  900,000  personnes  qu'emploie  cette  industrie ,  il  reste 
pour  les  fi'ais  d'administration  ,  d'entretien  des  machi- 
nes, de  réparation  des  bàtimens  et  pour  les  profits  des 
entrepreneurs,  0,000,000  de  liv.  st.  (150,000,000  fr.  ). 
Plusieurs  personnes  ont  pensé  que  le  travail  des  manu- 
factures de  coton  était  nuisible  à  la  santé  des  ouvriers. 
Voici  les  résultats  d'une  enquête  récente  qui  a  été  faite  à 
Stockport  et  à  Manchester  :  837  fdateurs  qui  étaient  em- 
ployés à  ce  genre  de  travail,  depuis  vingt-deux  ans  et  demi, 
en  moyenne,  furent  examinés  et  interrogés  j  74  sur  100 
furent  reconnus  bien  portans,  20  et  demi  dans  une  assez 
bonne  santé ,  et  5  et  demi  légèrement  indisposés. 


Manière  de  faire  le  fromage  en  Ecosse.  •—  Les  fro- 
mages de  Dunlap  jouissent  depuis  long-tems  d'une  grande 
réputation.  Ils  ont  pris  le  nom  de  leur  inventeur ,  mo- 
deste marchand  de  fromages  dans  la  paroisse  de  Stewar- 
tors.  Voici  de  quelle  manière  on  les  confectionne  dans  les 
comtés  d'Ayr,  de  Renfrew,  de  Lanark  et  de  Galloway. 

On  passe  d'abord  le  lait  pour  en  ôter  toutes  les  impu- 
retés; on  le  verse  dans  un  vase  bien  propre.  On  y  mêle 
la  présure  ,  puis  on  couvre  le  vase  jusqu'à  ce  que  le  lait 
se  coagule,  ce  qui  a  lieu  en  dix  ou  douze  minutes,  pourvu 
qu'on  ait  soin  d'y  jeter  de  l'eau  chaude  en  quantité  suf- 
fisante. Cette  précaution  est  bonne  surtout  dans  les  tems 
froids. 

Lorsque  le  lait  est  coagulé,  on  exprime  doucement  le 
petit-lait.  Dès  que  le  caillé  a  acquis  à  peu  près  la  consis- 
tance du  beurre ,  on  le  place  dans  un  égouttoir ,  et  on  le 
coupe  en  morceaux  carrés  de  deux  pouces.  On  place  sur 


386  KOUVELLES  DES  SCIENCES  ,  ETC. 

ces  morceaux  une  planche  chargée  d'un  poids  de  40  ou 
50  livres,  pour  en  exprimer  le  res le  du  petit-lait.  Comme 
le  caillé  s'est  consolidé  par  cette  pression  ,  on  le  retourne 
et  on  le  coupe  de  nouveau  jusqu'à  ce  qu'il  soit  bien 
égoutté.  On  le  réduit  alors  en  tout  petits  morceaux  et  on 
le  sale.  Ainsi  préparé  ,  on  le  met  dans  des  paniers  desti- 
nés à  cet  usage ,  après  l'avoir  enveloppé  dans  un  linge 
fin  ,  et  on  le  presse  de  nouveau.  Le  caillé  est  alors  devenu 
du  fromage.  Lorsqu'il  a  été  soumis  à  la  pression  pendant 
trois  heures,  on  le  retourne,  on  l'enveloppe  d'un  mor- 
ceau de  drap,  et  on  le  remet  sous  presse.  On  renouvelle 
cette  opération  de  douze  en  douze  heures,  jusqu'à  ce  que 
le  fromage  soit  complètement  formé.  En  général  qua- 
rante-huit heures  suffisent  pour  cela. 

Le  fromage  de  Dunlap  n'a  pas  l'àcreté  des  fromages  an- 
glais ,  ni  la  dureté  et  la  sécheresse  des  fromages  hollan- 
dais. Sa  forme  en  diffère  aussi.  Il  est  plat  et  arrondi  sur 
les  bords.  On  le  fait  ordinairement  du  poids  de  15  à 
5o  livres. 


FIN    DU    TREIZIÈME    VOLUME. 


TABLE 


DES    MATIÈRES    DU    TREIZIÈME    VOLUME. 


Pag. 

Histoire.  —  Les  femmes  des  Césars.  (^Necv  Monthiy  Ma- 
gazine. ) 219 

Archéologie.  — Pompéi  vu  à  la  lueur  des  torches.  (  iVetv 
Montly  Magazine.  ) 

Histoire  Coa'temporaine.  —  Les  Étals-Unis  et  le  prési- 
dent Jackson  en  i854-  (  Foreign  Revhw.  ) 5 

LiTTÉRATDRE.  —  Poésie  Domestique  de  la  Grande-Bre- 
tagne. (  Bepos/tory  of  Knowledge.  ) 253 

Economie  sociale.  —  Condition  de  l'armée  en  France  et 
en  Angleterre.  (  Naoal  and Military  Magazine.  ) .  .  . 

Commerce-Navigation.  —  De  la  fréquence  des  naufrages 

et  des  causes  qui  les  produisent.  (^Edinburgh  Reciecv.  )  284 

Industrie.  —  Exploitation  des  Mines  de  cuivre  en  Angle- 
terre et  dans  les  principales  contrées  de  l'Europe 
(  Geological  Transactions.  ) ig'j 

VovAGES. —  I .  Expédition  du  capitaine  Burnes  dans  l'Asie 

centrale.  (  Edinburgh  Reviecv.  ) 3o2 

2.  Les  îles  Madères  et  l'archipel  des  Açores.  ÇMonthly 
Reoiew.   ) n5 

Statistique.  —  Foires  et  Marchés  de  la  Grande-Breta- 

(  Former  s  Magazine.  ) i^i 


ane, 


& 


Biographie.  —  Les  Écrivains  de  la  presse  péaiodique  de 

Londres  en  i835.  (  Tait's  Edinburgh  Magazine.  ). .   822 


388  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Pag. 
Puissances  intellectuelles  de  notre  âge.   —   Charles  ». 

Lamb.  (  Literary  Miscellany.  ) nn 

Moeurs  politiques.  — Mémoires  et  Confessions  d'un  Ra- 
dical anglais.  (  The  Literary  Observer.  ) io8 

MiscELLANÉEs.  —  I.  Des  Spécialités  nationales.  (Mc/ro/jo//- 

tan.) i55 

2.  Les  Résurrecteurs.  (  Literary  Chronicle,  ) 33q 

Nouvelles  des  Sciences ,  de  la  Lillérature ,  des   Beaux- 

Ârls  ,  du  Commerce  ,  de  l'Industrie i^S  et  SijS 

Du  Système  clecloral  de  l'Angleterre  avant  et  depuis  la  Réforme,  171» 
—  Cas  remarquable  de  monstruosité  vivante  ,  176.  —  Progrès  de 
la  presse  périodique  aux  Ltats-Unis  ,  177.  —  Projet  d'une  Nécro- 
pole gigantesque,  180.  — ^  Tableau  comparé  de  la  dui'ée  moyenne 
de  la  Vie  en  France  et  aux  États-Unis  ,  184.  —  Tapisseries  de 
Westminster,  186.  — Nouveau  Pont  de  Fribourg  en  Suisse,  192. 
Manière  de  faire  le  beurre  en  Ecosse,  194.  —  Monumens  litté- 
raires et  Bibliothèques  de  lEspagne,  35/j.  ■ —  Expériences  prati- 
quées sur  le  thermomètre  dans  la  mine  la  plus  profonde  de  1  An- 
gleterre ,  365.  —  Poètes  anglo-américains ,  368.  —  Du  mouvement 
actuel  de  la  pensée  .  372.  —  Fêtes  d'Hurdwar  et  du  Juggurnaut , 
dans  l'Inde,  374.  ■ — Communication  de  l'Inde  avec  l'Angleterre  par 
le  golfe  Persique  et  l'Euphrate,  379.  — Origine  et  Progrès  du 
commerce  et  des  manufactures  de  coton  en  Angleterre,  382.  — 
Manière  de  faire  le  fromage  en  Ecosse  ,385. 


FIN    DE    LA    TABLE.